Jeff Mills contre Serguei Eisenstein à la Cinémathèque Française. Serguei a l’expérience et plusieurs titres, Jeff arrive fort d’un beau parcours musical et cinéphile. Le choc était attendu, la salle pleine de jeunes fans d’éléctro et de cinéphiles chenus.
Le cinéma muet l’est plus ou moins. Accompagnés par des musiciens, par des scores divers, les films muets gardent tous une relation plutôt lâche au son. Du coup l’image y prend souvent en compte cette dimension sonore absente, les montages sont plus rythmés que dans le parlant. Mills arrive donc sur un terrain difficile, d’autant que Eisenstein n’est pas particulièrement tendre sur la question, pas du genre à balancer de grands plans séquences à la Ackerman, plutôt du choc, de la dialectique des valeurs de plans, un combat difficile pour le challenger de Detroit.
Sur l’ensemble, Mills s’en sort honorablement avec un set très composé, précis, qui arrive à exister à l’intérieur du film. Mais, à se tenir dans une posture respectueuse, Mills reste trop poli, il passe d’un morceau à un autre, travaillant à une autre forme de collage, sans la violence du montage russe. Mills néglige, derrière la question politique, derrière la démonstration technique, le fait qu’Octobre est aussi un trip, un trip radical et surpuissant. Eisenstein morcelle, mais pour mieux confronter (voir la levée du pont où un collage halluciné rapproche la mécanique du pont, la mort d’un cheval et la chevelure d’une révolutionnaire). Il montre la révolution comme la mise en œuvre de forces invisibles, comme la poussée souterraine du peuple et la « discipline de fer du parti ».
On aperçoit Lénine comme une rock-star, Trotski et quelques autres, mais il ne sont pas les moteurs du films.
Les personnages sont souvent des symboles ou des caricatures, et l’action-même n’est pas décisive. Jeff compose son score comme une sorte d’attente retenue, mais si l’attente est tellement présente dans le film c’est que ses personnages ne perçoivent pas l’histoire déjà en marche, l’action qui est, en quelque sorte, déjà accomplie. Malaparte raconte, dans Techniques du coup d’état, comment, dans les jours précédant la révolution, Trotski fait procéder à des manœuvres invisibles, répétition générale de la prise des points névralgique de la capitale, sans armes, juste pour prendre ses repères. On peut regretter que Mills n’ait pas plongé dans le courant souterrain de ces manœuvres invisibles, et livré un seul morceau qui aurait révélé l’unité profonde d’Octobre, l’action qui s’y déroule inexorablement. Mills, en interview, trace un parallèle entre les journées d’Octobre et la lutte pour les droits civils durant son enfance à Detroit. Il livre là peut-être la clé de son interprétation, le point de vue intime et distancié d’un spectateur non pas du film, mais de l’histoire elle-même.