Hubert Félix n’a pas vraiment de chance, la faute aux origines. Avec un tel prénom, pas facile de se laisser prendre dans les phares de la modernité ; avec une telle nationalité, encore moins évident de paraître crédible quand vos idoles se prénomment Bob, Leonard ou Johnny. D’un naturel plutôt cash, du genre à éviter les flaques de lumière surmontées d’un projecteur, l’animal sort du bois avec un disque dépecé qui laisse enfin apparaître les veines et le circuit sanguin. Mieux : son label parle du « grand album ». Traduction : Bashung à l’horizontal, Thiéfaine peut enfin grandir, à soixante ans passés, autrement qu’à l’ombre des vieux troncs desséchés. Et après tout, si le mensonge était vrai ? Juste le temps de laisser sécher le maquillage, que le bonimenteur est déjà prêt à livrer ses quatre vérités.

Inutile ici de déverser tout le bien – c’est une façon de parler – ressenti à l’écoute du seizième disque de HFT. Trois initiales et un disque coronaire qui suffisent à plomber l’ambiance sur un lit de violons et d’aphorismes, beau à justement ne pas en chialer. Jusqu’ici, Thiéfaine faisait pourtant penser à une version cabossée toutes options des berlines de la chanson française, ce genre de vieille carcasse qui roulent encore mais dont le moteur peine à faire vrombir les pistons. Et puis citer Dylan ou Cohen comme maîtres étalons, la génération des gamins bercés – là encore c’est une façon de parler – par Fréquenstar avait bien compris que ça ne suffisait pas à transformer les chansonniers en songwriters.

Et puis il y a eu ce disque, Suppléments de mensonge. Un disque de rédemption, pas tant pour le public que pour l’auteur. Un an d’hôpital, merci la fracture et le nervous breakdown, puis la convalescence pour un corbeau blessé qui laissait tomber douze chansons pour purger la colère en lettres d’or. Mangeur de morts, boxeur de mots, rescapé du grand vide ; bon, on pourrait ici aligner les poncifs sur Thiéfaine que ça n’en changerait que peu l’image ringarde du bonhomme auprès du plus grand nombre. Pourtant, et par la grâce d’un miracle inexpliqué, tous les médias semblent avoir accordé leurs violons sur Suppléments de mensonge, ce disque de vieux marlou qui en a vu d’autres, ce cantique noir et blanc qui peine à différencier le vrai des faux. Un recueil de chansons noires, des médias élogieux, comme un inattendu perchoir pour le corbeau : étrange.

Perdu dans ces considérations sur l’œuvre d’un auteur dont le prénom est quand même un étage en-dessous des idoles, je demande si l’on peut fumer dans la chambre d’hotel. Bête endormie dans ses rêves au formol, Hubert Félix lève les yeux. Et l’animal, pour ainsi dire, se réveille : « Y a aucun intérêt à fumer, moi j’étais un gros fumeur, mais je me suis rendu compte que c’était juste nerveux, un truc de gestuelle. Pour arrêter, j’ai fini par ne fumer qu’un paquet par semaine, le truc c’est que je les fumais toutes en une nuit, les unes après les autres ». On en arrive à la conclusion sommaire que fumer ça encombre les mains, puis les langues enfin se délient.

Vous avez beau avoir arrêté la cigarette, ce nouveau disque est pourtant noir tabagique.

Et pourtant ça fait 21 ans et trois jours que j’ai arrêté. Mais c’est vrai qu’il y a eu une chanson nommée 113ème cigarette sans dormir, donc à un moment c’était des repères pour moi, les cigarettes ; les nuits blanches on les enchaînait sans pause, grâce à ça.

Hier soir vous étiez l’invité du Grand Journal, et j’avoue avoir été assez surpris. Vous avez la réputation d’être un musicien plutôt sauvage, pas à l’aise avec la petite lucarne. Ca se passe bien, ce genre de mascarade, pour Thiéfaine ?

La télé, disons que c’est pas mon truc. Je ne suis pas un enfant de la télé, je viens d’un milieu très modeste où les parents n’en avaient pas. Mon premier poste, j’ai du l’acheter très tard, donc ça veut dire que quand j’étais gosse et que je rêvais d’être chanteur, je ne rêvais pas de passer à la télévision. Encore aujourd’hui, y apparaître c’est dur, mais pour répondre à la question : j’ai toujours accepté. Par rapport aux médias je n’ai jamais eu de problème, j’ai toujours répondu aux invitations, toujours. A l’inverse, on m’a déjà décommandé sur des plateaux.
Moi je fais mon job, et il est évident qu’à partir du moment où on produit un album, qu’on investit dans un « produit », faut aussi que ça se vende. Sinon je sais que je n’aurais pas la possibilité de faire un autre album derrière ; j’ai intérêt à ce que le petit commerce derrière fonctionne. Ca m’a permis de faire des albums à Hollywood, d’autres à New-York, Abbey Road, Bruxelles… Aujourd’hui les gens ne se rendent pas compte comme la crise du disque est épouvantable, y a qu’à voir que le disque d’or est passé de 100.000 à 50.000 copies en l’espace de… j’sais même pas, moi mon dernier disque d’or je l’ai vendu à 130.000, c’était le dernier disque.

Mais pour revenir à la petite lucarne : quel message a-t-on le temps de faire passer lorsqu’on vient d’accoucher d’un tel disque, clairement pas taillé pour les repas du dimanche, et qu’on n’a que cinq minutes pour le défendre ?

Si message il y a, et ce n’est même pas certain, il est universel et intemporel ; et surtout il est dans le disque. Maintenant, quand je passe dans ces émissions, je suis toujours bien reçu, faut le dire. Ma musique parvient à toucher des masses plus importantes qu’à l’accoutumée, et même si c’est pas un message, disons que c’est une reconnaissance sur laquelle je ne crache pas non plus. Et puis y a quinze disques derrière, ça leur donne une chance de ré-exister, puis y a aussi une tournée qui se prépare. C’est pas pire qu’il y a deux siècles avec les cirques, lorsque les gens posaient des affiches pour annoncer la venue du troubadour. La publicité c’est vieux comme le monde, hein. On peut aussi prendre le parti, comme certains, de rester chez soi, mais moi depuis tout petit je fantasme sur la scène, j’avais envie d’être Mick Jagger. Et la scène, c’est une autre histoire qu’un plateau de TV.

Petite digression : vous disiez précédemment n’avoir jamais été attiré par la télévision, en tant que chanteur. Et la radio ?

Non plus. Enfin, peut-être plus. Déjà pour Salut Les Copains quand j’étais gosse, puis Campus quand j’étais étudiant. Campus, c’était une grande, grande émission de radio ; c’était anti-ghetto, une émission de deux heures qui pouvait enchainer Gustav Malher, la dernière sensation anglaise et un Brel, ou un Ferré.

Revenons au message de ce disque, si tant est qu’il y en ait un, avec une question d’ordre syntaxique. Je me suis demandé pourquoi vous aviez mis « suppléments » au pluriel et « mensonge » au singulier. On aurait pu supposer l’inverse, non ?

Alors, bon… si je reprends la citation originale de Nietzsche, dans Le Gai Savoir, la plupart des traducteurs ont traduit « ceux qui ajoutent un mensonge », moi j’ai flashé sur la traduction de Pierre Klossowski, qui est à la fois un artiste, un philosophe, un comédien, un peintre, qui avait traduit la pensée de Nietzsche par « supplément de mensonges », c’est autre chose quand même. C’est surtout un aphorisme de Nietzsche où il critique les opposants aux théories d’Aristote ; de là Nietzsche dit « voyez ces réactionnaires qui sont prêts à inventer le mensonge pour ne pas changer leurs habitudes ». Enfin bon, on va pas passer la matinée sur Nietzsche, mais c’est comme vous voulez ! (rires)

Pour rester dans les questions Bouillon de Culture, on peut donc en déduire que ces douze nouvelles chansons ne sont qu’un seul et même mensonge ?

Nan, moi j’ai juste flashé sur l’aphorisme. Et puis c’était mon seizième album, je savais intérieurement que je ne voulais pas un album de plus ; j’ai donc joué avec cette idée : « un seizième album, bon, un album de plus, un supplément ». Voilà, ça dédramatise l’histoire, et puis c’est une référence à un auteur que j’aime beaucoup, un grand poète. C’est bien que derrière les mots il y ait aussi des idées.

J’ai cru comprendre que sur ce disque, comme pour ceux d’avant, vous aviez pas mal délégué le processus d’écriture à d’autres compositeurs (Arman Méliès, JP Nataf). A l’inverse, les textes semblent rester votre chasse gardée.

Totalement.

Je me suis donc demandé si vous aviez pas mal gambergé, lu ou simplement effectué des recherches avant même de prendre la plume ; des choses qui auraient pu nourrir votre cerveau malade.

L’écriture, c’est comme la scène, c’est un moment magique. On ne sait pas trop ce qui se passe, on sait quand c’est fini et on se demande comment on est arrivé là. On sort de soi-même, on est ailleurs, le temps s’arrête et ça aide à supporter le… c’est comme les drogues ou l’alcool. Je vais vous dire, moi j’ai écrit dans les années 70, j’étais SDF et j’ai passé des nuits sur les bancs publics au mois de novembre, mais j’oubliais tout – la souffrance, le froid – parce que j’étais en train de travailler une chanson. C’est très inconscient tout ça, très onirique, on est certainement nourri – moi je ne crois pas à la génération spontanée – mais ça glisse, ça s’immisce, on secrète la chanson. Donc les lectures, ou les expériences, oui, ça nourrit.

Et des mots comme « orchidoclaste » sont de votre cru ? (Cf Ta vamp orchidoclaste. Orchidoclaste, du grec orchis pour testicules + clan pour casser = casse-couilles)

(Raclement de gorge) Oui, enfin j’ai quand même fait sept ou huit ans de grec, j’ai l’habitude d’analyser les mots entre le grec et le latin, l’habitude de piocher dans la pharmacopée et la médecine. Alors oui, parfois entre hellénistes on peut s’amuser à créer des choses… (sourire).

A l’annonce de Suppléments de mensonge, votre label – Sony – a fait quelque chose qui en général me touche assez peu, à savoir une annonce fracassante dans son communiqué : « Hubert Félix Thiéfaine : son grand album ». Et pour une fois, ce qui souvent est un mensonge s’avère vrai pour ce supplément.

Bon déjà, être signé chez Sony-Columbia c’est pas rien. Pour moi qui, a quinze ans, écoutais Johnny Cash, Leonard Cohen ou Dylan, être sur le même label qu’eux c’est fabuleux. J’ai même demandé à ce que COLUMBIA soit marqué comme sur les vieux disques, sachant que c’est quand même le plus vieux label qui existe, crée en 1880. Pour le reste, sur les effets d’annonce, je ne vais pas jouer les Saintes-Nitouches, faut arrêter avec les fausses bonnes consciences, l’artiste a besoin de bouffer.

Nan ok, mais comment vous l’analysez, en tant qu’auteur, ce qui apparaît à tout le monde comme un GRAND disque ? Je ne vais pas parler de mise à nu, même si la pochette est éloquente, mais tout de même…

Oui, mais la mise à nu est pourtant évidente. Jusqu’à présent, je jouais avec les pochettes de mes disques, je me dévisageais, c’était une façon de me cacher. Suppléments de mensonge, finalement, correspond à Dernière balise avant mutation (1981), quelque part il y a une rupture, dans ma vie et forcément dans mes inspirations. Dans Dernière Balise, j’aboutissais musicalement à ce que j’avais envie depuis toujours, sans y arriver à cause de moyens économiques. Donc, Dernière Balise c’était un disque pour tourner la page, un moment dangereux, et ce fut la même chose pour ce dernier disque, l’envie de changer de peau. L’album qui aurait dû sortir initialement aurait du l’être voilà un an et demi, et c’était pas du tout les mêmes titres, c’était un autre album.

Tout a changé très rapidement, donc.

Oui, entre temps j’ai fait un burn out, avec hospitalisations, arrêt forcé pendant près d’un an. L’écriture, elle, n’a cessé que durant cinq mois, et après je me suis remis à écrire progressivement. C’était long. Et puisque j’étais là – au CHR Dole-Pasteur, dont le personnel est remercié dans les notes de pochette – je voulais repartir avec du sang neuf.

Arrêter de vous mentir, donc.

Ah ah ah. Oui et non. C’était pas forcément du mensonge, là.

Dans Infinite voile, vous parlez d’armure à laisser tomber, je cite : « J’arracherai mon masque / Ma stupide armure / Et mes scarifications de guerrier de l’absurde ». C’est un bel écho à la pochette, finalement, à ce sang neuf pour faire nouvelle peau.

Oui et surtout par rapport à l’histoire, puisque sur mon premier album (Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir, 1978), euh, on voit mes pieds, j’ai des lunettes d’aviateur, les cheveux qui viennent jusque là, bref on ne me voit pas vraiment. Dans le deuxième (Autorisation de délirer, 1979), je suis maquillé en indien, enfin on ne me reconnaît pas non plus. Et dans le troisième (De l’amour, de l’art ou du cochon, 1980), j’ai un nez de clown. Donc, voilà : les masques ont été arrachés.

L’une des comparaisons qui revient souvent sur Suppléments de mensonge, c’est la filiation Bashung, et plus précisément avec Fantaisie militaire. Il se trouve que Jean-Louis Piérot – l’un des artisans du son de Fantaisie Militaire – nous confiait récemment qu’il trouvait que le seul point commun entre vous et Bashung, c’était l’allure. Cette façon de se mouvoir, de déambuler.

Il se trouve que j’ai mangé avec eux [Jean-Louis Piérot et Edith Fambuena, NDR] récemment, et figurez-vous qu’ils m’ont parlé d’allure, justement. Mais euh, je sais pas. Avec Alain, on est de la même génération, on a les mêmes névroses sur Dylan, mais moi je suis surtout très ami avec Boris Bergman. On s’est parfois croisé, en festival, mais on n’a jamais eu le temps de prendre ne serait-ce qu’un café ensemble.

Mais ça vous énerve, ces comparaisons qui reviennent ?

Nan, enfin oui. Déjà je peux expliquer comment l’album est né : là je me suis remis à composer des titres mais j’ai voulu continuer à ouvrir la porte comme je l’avais fait sur Scandale Mélancolique, en proposant mes textes à d’autres compositeurs. A partir de là, j’ai enlevé tous les arrangements qu’ils m’avaient mis, j’ai repris ma guitare et j’ai fait des maquettes guitare-voix-clic. En réécoutant cette maquette, j’ai trouvé que j’avais pas mal exploité ma part féminine, une certaine délicatesse, plus de douceur qu’auparavant. Ca m’a donné envie de, plutôt que de chercher un réalisateur, trouver une réalisatrice. J’en ai donc rencontré plusieurs, puis le choix s’est finalement porté sur Edith Fambuena, chaudement recommandée par des amis musiciens. Elle était partante, et c’est là qu’elle m’a présenté Jean-Louis (Piérot), et moi je ne connaissais rien d’eux, rien de leur histoire passée. Moi j’avais juste choisi Edith parce déjà c’était la plus disponible, la plus recommandée et aussi parce qu’elle avait réalisée ce disque de la Grande Sophie que j’aime beaucoup. Peu à peu, ils m’ont proposé une maquette, des arrangements, auxquels je souscrivais, et puis ce n’est qu’en entrant en studio que j’ai compris qu’il y avait une histoire entre eux, un groupe nommé Les Valentins – que je ne connaissais pas – et qu’ils étaient responsables de Fantaisie Militaire. Et le pire c’est que moi je n’ai jamais écouté ce disque.

J’ai lu cela, récemment, et j’avoue avoir été dubitatif à l’idée que vous n’ayez jamais écouté cet album de Bashung…

Nan mais ok, on est de la même génération, mais d’un côté on a Bashung qui est surtout connu comme compositeur, avec une armée d’auteurs derrière, et de l’autre il y a moi, qui reste surtout connu pour mes textes. Déjà là, y a pas de concurrence possible, et pourquoi aurais-je envie, trente ans après, de prendre sa place ?

Finalement le lien entre vous deux, c’est Fambuena et Piérot.

Oui. Et il semble que le choix ait été bon, non ?

Bon, du coup ma prochaine question n’a plus de sens, mais je pensais au parallèle entre Aucun Express et Compartiment C voiture 293 Edward Hopper. Deux chansons qui parlent de train, de fuite et d’ailleurs.

Et puis j’insiste, cet album de Bashung ne m’a jamais causé. Déjà les fantaisies militaires, pour moi c’était un truc présent dans les livrets d’opéra. Et puis j’aimais cette pochette verdâtre… Mes enfants l’ont eu, je l’ai vu de loin, mais c’est jamais passé sur la chaîne. C’est con, parce que j’ai des supers pochettes avec des navets dedans… (rires)

Comme quoi, par exemple ?

Oh, j’sais plus. Une fois j’ai acheté un disque parce qu’il y avait une Ford Mustang dessus, super belle, à l’intérieur c’était de la muzzak… Je me souviens aussi d’un super vinyle, du folk texan joué par James McMurtry, avec une superbe pochette, un désert au Nevada avec une boîte à lettres percée par une balle perdue. C’est une belle photo, j’ai craqué, et pour une fois la musique était à la hauteur !

Mais revenons à la question initiale : la chanson Compartiment C voiture 293 Edward Hopper vous est venue du célèbre tableau, n’est-ce pas ?

Celle-là est venue il y a déjà longtemps, à partir d’une musique de Roberto Briot, qui me l’avait confié – il voulait que je fasse un texte dessus. Donc là c’est inversé par rapport au process habituel, là c’est moi qui ai mis un texte sur une musique existante. Et c’est effectivement parti de ce tableau, il me posait des questions ce tableau.

Pour reprendre le champ lexical industriel, comment s’opère le transfert de compétences entre vous et les jeunes compositeurs qui vous entourent ?

Ce qui m’intéresse, musicalement, c’est de bosser avec les jeunes générations, même si personnellement je me sens bien et que je le revendique, parce que ça demande un effort personnel quand même, hein (sourire). Mais bref, ce que je veux c’est ouvrir, avoir cette essence nouvelle ; alors m’ouvrir à des types de ma génération je trouverais ça un peu stupide.

Moralité : vous vampirisez les jeunes, malin.

Euh… mais ils sont consentants ! Je ne les vampirise pas, mais tant qu’à ouvrir autant y aller gaiement.

Mais vous n’avez pas peur qu’ils foutent le bordel dans votre salle à manger bien rangée, avec tous leurs nouveaux jouets ?

Non. Parce que premièrement moi je demande des mélodies, un piano ou une guitare. Bon après eux mettent des arrangements, c’est leur problème, je comprends bien leur idée, c’est bien louable de vouloir pousser une chanson au maximum. Mais moi après je dégage tout, je prends ma guitare et je m’approprie leurs chansons, comme si c’était moi qui les avait écrites. Et puis y en a quelques uns [des compositeurs de la nouvelle génération, NDR] qui se sont un peu servis de mes propres chansons. Je ne sais pas ce qu’en penserait La Casa, mais si on prend La Ruelle des Morts (chanson d’ouverture de Suppléments de mensonge, composée par La Casa), bizarrement c’est construit comme La fille du coupeur de joints

Bon là vous allez peut-être vous énerver, mais je dois bien vous avouer que je ne connaissais rien de vous jusqu’à ce disque. Du coup, j’ai été tenté de remonter la rivière mais face à la beauté du dernier-né, j’ai eu peur d’être déçu par les quinze albums précédents. Du coup, accepteriez-vous de m’aider à remonter votre carrière sur… disons pour commencer le disque le plus sous-estimé ?

Sous-estimé ? Mmmm… je ne le verrais pas comme ça. Pour moi, il y a un album qui n’a pas vraiment bien marché et c’est bien normal, c’est celui qu’on a enregistré pendant l’album suivant, soit De l’amour, de l’art ou du cochon, à peine mis en bac que le soir je traînais dans le XXème arrondissement, pétri d’insomnies, à déjà écrire Dernière balise avant mutation. Et il n’a pas très bien marché. En revanche il y a un autre disque qui semble bien vieillir – l’un de ceux où j’étais à fond, parce que co-réalisateur et co-arrangeur, enregistré à Hollywood, Fragments d’hébétude. Je rencontre de plus en plus de gens qui me parlent de cet album. Il est un peu long – 14 titres, mais moi je l’aime bien.

J’ai cru comprendre qu’à un certain moment de votre carrière vous avez été tenté par les synthétiseurs. Y a-t-il un disque plus machine qu’humain, chez HFT ?

Il y a Alambic / Sortie Sud (1984). Qui n’est pas, euh, disons, qui est mitigé. Je sortais juste d’un accident de moto, je n’y avais donc écrit aucune des musiques. C’est un album, oui, assez froid, mais c’était les années 80, on devait se battre pour avoir un B3 [un orgue Hammond, NDR], se battre contre le mouvement général qui consistait à n’utiliser que des synthés, fallait vraiment s’énerver pour arriver à placer des guitares, bordel !

Pour finir, ce que je vais vous citer n’est pas très agréable, mais ma foi pas inintéressant. Sur la chronique du disque, un internaute commentait en écrivant ceci : « Thiéfaine est un ringard qui n’a jamais plu qu’aux péquenots. En Franche-Comté, en Creuse. Musique savante pour arriérés ». De l’autre côté, je lis des critiques où l’on vous accuse de chanter de façon maniérée, élitiste, un peu à la manière de votre idole, Léo Ferré. Du coup, je me demande si…

(Il m’interrompt) … Et il a laissé son nom, le mec du commentaire ?

Euh, non.

Bon ben on est revenu à l’ambiance 1940, quoi. Internet, y a un truc super là-dedans, et puis il y a le côté lamentable, l’agglutinement de tous les médiocres. Ca amène une ambiance plutôt déplaisante.

Moi ce que j’en conclue surtout c’est que vous flottez le cul entre deux sièges.

Sur la première critique, je n’ai rien à répondre car j’habite effectivement à la campagne pour le calme, le silence et la solitude, pour justement éviter ce genre d’individus. Et sur la deuxième, le côté élitiste, c’est vrai. Je provoque un maximum, ras le bol d’être tiré vers le bas. Voilà pourquoi je me suis amusé, notamment dans cet album, à placer des citations, réaliser un livret qui se parcourt comme un recueil de poèmes.

Qu’est-ce que qui vous tire vers le bas ?

Déjà tous ces anonymes qui viennent faire leurs fautes d’orthographes sur les pages, encore une fois c’est l’odeur de 1940. Les médias en général, également. Qu’est-ce qu’on a fait, pour schématiser, depuis 1989 ? On a donné le pouvoir aux épiciers, et depuis l’épicerie est devenue l’idéal de l’humanité.

Vous êtes donc de ceux qui pensent que le mur n’aurait jamais dû tomber ?

Quel mur ?

Celui de 1989, Berlin…

Ah non ! Moi je parle de 1789 ! On a simplement remplacé une classe dominante par une autre, le peuple a fait quelques conneries pour se défouler pendant quelques mois mais c’est la grande bourgeoisie qui a pris le pouvoir depuis deux siècles. Et c’est comme ça qu’on tente d’intéresser le plus grand nombre de personnes avec un contenu tiré au maximum vers le bas. C’est ce que j’explique, en filigrane, dans une chanson comme Lobotomie. Alors j’invite tous ceux qui complexent face à l’élite à aller dans cette direction, c’est pas grave d’avoir envie de monter.

Avez-vous eu des complexes, en tant que chanteur français, vis-à-vis de vos idoles américaines ?

Oui. Puis là bon ben je me suis embarqué dans la musique contemporaine, c’est pas très populaire mais j’ai besoin de me nourrir, j’ai plus rien à trouver dans le rock’n’roll ou la chanson française. Voilà pourquoi je vais là où je n’ai jamais mis les pieds, ça me réveille les sens, ça m’élève. Infra de Max Richter, ça me donne envie de créer à nouveau, j’ai eu de folles envies de créer des musées en regardant des sculptures, des tableaux, moi j’ai besoin de cet état contemplatif. Donc maintenant je le revendique, après avoir culpabilisé pendant de longues années, parce qu’on n’aime pas se faire traiter d’intellectuel. On reprochait la même chose à Ferré, en lui disant qu’il ne se préoccupait que de l’élite. Mais je ne le verrais pas comme ça : soyons l’élite, allons y !

Hubert Félix Thiéfaine // Suppléments de mensonge // Sony

Photos : Jérôme Wehrlé
http://www.thiefaine.com/

 

15 commentaires

  1. La dernière partie est excellente. Pour une fois qu’un post quinqua pose un avis construit et sensé sur le net et le nivellement par le bas que l’on rencontre partout et pas seulement en ligne…

    Excellente interview.

  2. Pledo : ***La dernière partie est excellente. ***

    C’est clair que la fin scotche, la toute fin qui quelque part me rassure : « Mais je ne le verrais pas comme ça : soyons l’élite, allons y ! »

    J’aime beaucoup ça, vraiment.

  3. Très belle interview (la meilleure depuis celle de Jean Fauque, à mon sens).
    Ouais, maintenant que l’Indien se repose dans la 13 eme Division du PL, il ne reste plus que le dernier des Bevilacqua et le dernier des « Jurassic Park », HFT donc…

    sANDRO

  4. HFT était mon idole quand j’avais quinze ans ; depuis, j’ai brûlé mes idoles mais conservé des influences (Pulque mezcal y tequila est une chanson pour gens cultivés, une ùagnifique chanson….) et n’ai pas trouvé bons les, disons trois ou quatre derniers albums, et là je retrouve la parole authentique d’un type si sous souvent ignoré des médias qu’on en oublie qu’il remplit des Olympia, vend des disques d’or… Et, semble-t-til, vient de sortir SON grand album… Ca me donne très envie de l’écouter, et l’itv est bonne compte tenu de la nature un peu animal du sujet… Good game.

  5. Putain, j’y reviens, j’adore comme d’autres ici la dernière phrase d’HFT. J’ai l’impression que ce mec est toujours moderne car il parle comme s’il avait vingt-cinq ans et devait conquérir sa place, il a un état d’esprit d’une fraîcheur totale qui détone absolument avec toutes les connasses ayant sorti un pauvre album vendu à 15 000 exemplaires et se comportent comme des stars. HFT a reçu au moins un disque d’or par album sorti dans le commerce, il a écumé toutes les scènes de France, Navarre, Québec et j’en passe et semble considérer le monde avec une candeur que j’aimerais tant ressentir moi-même. Peut-être st-ce cette année d’hosto qui doit bien remettre les choses à leur place, en ^perspective juste, non-biaisée, beauté des arbres, de la nature, perfection de celle-ci et mystères de la vie comme de la mort, glorieuses incertitudes. Avec Cheval Blanc et Daniel Darc un des putains de meilleurs paroliers de l’époque, c’est possible.

  6. Depuis l’adolescence il m’accompagne.C’est avant tout un poète et la poésie ne s’explique pas toujours!
    Un croisement une fois, face à une scène 21°sud et 55°est où il a apparemment attrapé au vol les pétales de jacarandas…

  7. Entrevue intéressante : le fait que le journaliste ne connaisse pas HFT d’avant lui donne peut-être plus d’objectivité.
    Il me semble cependant que l’artiste, quant à lui, reste fidèle à ce qu’il a toujours été, en imprégnant sa colère de contemplation. L’album est beau, décalé (mais ça on avait l’habitude) et saisissant. J’aime le lyrisme pur d’Annabel Lee (qui rappelle quelques bribes d’Un automne à Tanger, dans l’essence), La Ruelle des Morts qui se livre à nous avec la confiance d’un enfant…
    Les textes, à mon avis, passent avant tout. La musique est un complément, presque parfois un supplément mais toujours superbe, adaptée.
    Le coté nouveau d’HFT, décomplexé, pas ou plus forcément fier de l’être mais décomplexé en tous cas me plaît. Merci pour ces émotions littéraires.

    PS : Au fait, je conseille à tout le monde d’être à l’ une des dates de la tournée. Dans la solitude de nos goûts, retrouver des membres de la communauté est salutaire.

  8. Excellente interview. Paradoxalement le fait que les questions soient faites par un type qui ne connait et, ce qui change tout, accepte de l’avouer, donne à l’entretien une fraicheur innatendue.

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