Plus de mille jours que les métalleux étaient privés du seul moment de l’année où ils se sentent à peu près normaux.Pour marquer le coup et rentrer dans leurs frais, les organisateurs du Hellfest leur avaient concocté un programme dantesque : deux festivals pour 7 jours au total d’une orgie de gros son servi par 360 groupes, avec en point d’orgue la première de Metallica au pays du Muscadet. Autant dire que ni la putain de canicule annoncée ni le fameux shitstorm électoral en gestation n’allaient ruiner la fête. Surtout pas la tienne, parce que tu aimes au moins autant raconter le plus grand rassemblement français dédié aux musiques extrêmes qu’aller t’y faire poncer les tympans. Et raconter le Hellfest, c’est aussi rencontrer sa faune et ses visages. 

Jour 1, 11h00. Entre l’entrée des enfers et la guitare monumentale ornant le rond-point d’à côté, une foule compacte rôtit en attendant de franchir les tourniquets. Sous le cagnard, l’excitation se fait torpeur. Toi, tu en profites pour causer avec un premier spécimen d’humanité fraternelle prénommé Guillaume. Un bon mètre quatre-vingt-dix, cheveu ras et double gourmette, le bonhomme n’est pas là pour enfiler des perles sur la chaîne qui brille à son cou. Chez lui le metal est une passion de jeune adulte, et à 54 piges il apparaît que Monsieur a déroulé pas mal de câbles.

De 2002 à 2005, il était du Furyfest, prédécesseur artisanal du festival d’aujourd’hui dont il n’a pas loupé une édition. Ses souvenirs majuscules du Hellfest ? L’ultime concert de Slayer (malgré une fin abrupte), Rammstein 2017, le passage du Knotfest un jeudi de 2019, les venues d’Ultra Vomit ou Lamb of God.  Le bide ? Mötley Crüe en 2013, « un son dégueulasse ». On a beau fondre au soleil, Guillaume ne se fait pas prier pour égrener les anecdotes. La casquette Exodus lui donne l’occasion de rappeler les 15 secondes warholiennes qu’il vécut une fois monté sur la scène d’un concert parisien des thrashers vétérans de la baie de San Francisco : il put ainsi entonner avec Steve « Zetro » Souza le refrain de Toxic Waltz, hymne intemporel des mosh pits métalleux. Le Tshirt Five Finger Death Punch rappelle qu’il est resté en prise avec les nouveautés du XXIe siècle ; le groupe de Vegas est d’ailleurs très apprécié de sa femme, qui les rejoindra lui et son copain de festoche dans leur camping-car tout confort plus tard dans la journée. Deux mois plus tôt, dans un rade de Pigalle, des jeunes entendirent le couple discuter des préparatifs du Hellfest : c’était le groupe Abrahma, programmé dans l’après-midi en Valley, la scène du stoner rock. Aujourd’hui âgés de 20 à 26 ans, leurs enfants aimaient écouter du metal dans la voiture de leurs darons, mais ils sont trop sélectifs pour venir au festival, préférant désormais choisir leurs concerts. Pourtant, « trois jours déconnectés de TikTok, ça leur ferait du bien ». Guillaume, son épouse et son pote connaissent la chanson : garés chez l’habitant à 500 mètres à peine, eux n’ont pas eu à trop marcher. Heureusement, d’ailleurs, vu que Guillaume devra y retourner à peine son pass noué au poignet pour se connecter à une réunion de cadrage budgétaire. Car dans le civil, il est directeur général d’une usine d’équipements automobiles comptant 600 employés et sise dans le Val d’Oise – il insiste pour que tu notes le « général », vu que « dans ma boîte on manipule quand même des explosifs, si on se blesse je suis responsable, c’est pas rien. » Parmi ses collaborateurs, on sait tout des goûts musicaux du patron, qui se targue de participer aux réunions du top management habillé chez Iron Maiden et d’avoir entériné le recrutement de son directeur qualité après avoir causé rock qui pique en fin d’entretien d’embauche. « À compétences égales, c’est forcément un plus. » On entre dans le sanctuaire, Guillaume file à sa réunion sans que tu puisses prendre une photo. Avance rapide : parce que le Hellfest, c’est aussi de jolies histoires, tu retomberas sur lui dès l’entrée le jour 4. Il insistera pour passer son Tshirt Exodus tout neuf avant la photo.

« Plus jeune, j’écoutais des trucs comme Deep Purple. J’avais Roots de Sepultura, mais chez moi il valait mieux ne pas écouter ça »

Jour 1, 13h00. Tu quittes Temple, scène préférée des amis de Satan, et le bourrinage pas très inspiré des Basques espagnols de Numen pour aller déjeuner à l’ombre bienvenue du bois du Muscadet, dont la décoration a plaisamment été revue pour la XVe édition. « Better Call Saul, ça se passe en même temps que Breaking Bad, en fait ? » entends-tu en finissant ton sandwich au magret. Pas très metal, bon Dieu. Tu te tournes vers ta voisine de gauche, concentrée sur son chili-frites. Dégaine de farfadet au sourire lumineux coiffé d’un bandana, Mylène relève le niveau. La quasi quadra est là pour la deuxième fois et attend beaucoup du concert de Gojira ; c’est inspiré par Mario Duplantier que son fils aîné s’est mis à la batterie. Opeth et Envy sont aussi sur sa liste, tout comme Zeal & Ardor, rare mélange de métal et de negro spirituals, sa bonne surprise de 2018 avec Pleymo. Le metal l’a mordue il y a huit ou neuf ans. « Plus jeune, j’écoutais des trucs comme Deep Purple. J’avais Roots de Sepultura, mais chez moi il valait mieux ne pas écouter ça ». Les pianos préviennent rarement avant de vous tomber sur la tête. Pour Mylène, ce furent deux deuils et un licenciement économique en quinze jours. C’est là que le gros son a aidé, valeur refuge explorée le doigt sur Deezer et Spotify. « Quand je parle de metal, ça fait marrer mes copains. Je partage surtout ça avec mes gamins. » Et avec des collègues, parfois, ce qui l’a conduite à apprendre la basse et intégrer un groupe chez elle, à Calais – elle est catalane d’origine. « Dans une petite ville, il faut ratisser large sur les setlists. On va de Coldplay à System of a Down. Ce que je joue pour moi, c’est Tool, pas si compliqué quand tu as pigé le truc ». Solide, tout de même. Et l’air de rien, elle s’est mise à la 5 cordes et à la contrebasse. « Des instruments physiques, on les vit en les jouant ». Pour une musique qui parle autant de souffrance, le metal peut faire une putain de bonne béquille.

Jour 1, 17h30. La file d’attente au merch du Hellfest ne diminue pas ; te voilà saisi de l’inquiétude consumériste et futile de voir partir ton modèle de Tshirt favori en taille L si tu attends jusqu’au soir. Te voici donc rendu parmi ceux que tu moquais pour s’infliger, immobiles en plein soleil de canicule, une absurde épreuve façon Koh-Lanta. À peine le son progressif d’Opeth, dont tu devines la performance au loin, vient-il adoucir ton supplice. Mais le festival, Satan merci, confère toujours à ses moments fades une saveur inattendue. En l’occurrence, la rencontre avec deux frangins anglais établis dans un village des Côtes d’Armor de 488 âmes, présents au Hellfest pour la journée (choisie pour The Offspring et Five Finger Death Punch). Leurs parents étaient fans de France et de rock n’roll et leur ont transmis les deux virus, metal inclus. Paul, 43 ans, est cuisinier, rigolard et prodigue de son IPA en pichet. Son cadet Scott traîne une pointe de mélancolie – avoir la peau si claire en pleine canicule n’y est peut-être pas étranger, imagines-tu. Pas tant que ça. Le fait est qu’il digère à peine la perte de leur jeune frangin : tous deux portent sur l’avant-bras le même tatouage, hommage à la fratrie. Scott se prévaut d’avoir roulé sa bosse dans quantité de festivals européens, du Download de Donnington au Sziget de Budapest. En comparaison, il loue les installations fonctionnelles et les fans « cool et respectueux » du Hellfest. Ces derniers n’ont rien à voir, selon lui, avec les « jeunes crétins » qu’on peut croiser aux Vieilles Charrues. Non pas que les gamins compliqués le rebutent dans l’absolu, puisqu’il fut éducateur spécialisé à Chanteloup-les-Vignes après une expérience pas moins exigeante chez les commandos britanniques. Scott garde un léger accent d’Outre-Manche, il parle volontiers anglais avec un léger coup dans le nez, mais il a grandi en Bretagne et fini par y retourner. Aujourd’hui paysagiste, il tient à rapporter un souvenir du Hellfest à sa fille de 5 ans. Son prochain festoche nécessitera moins de bagnole : Paul et lui participent à l’organisation d’une fête à Bringolo deux semaines après l’enfer de Clisson. On y jouera de la cornemuse, ça rappellera les festivaliers en kilt du Hellfest.

Jour 2, 15h. En cherchant un peu d’ombre dans la forêt du Muscadet après le set carré au possible des thrashers anglais de Xentrix, tu discutes avec trois jeunes à la jovialité contagieuse. Pour Cyril, barbu costaud vêtu d’un short et d’une casquette, comme pour sa sœur tatouée Elodie, c’est le premier Hellfest. Tout Ghost pris par ailleurs, le metal n’était pas vraiment le truc des deux trentenaires fans de techno, plutôt là pour l’ambiance et les pogos. Mais Sylvain, le copain d’Elodie, les a convaincus. Elodie et lui sont manipulateurs radio, elle en libéral, lui à l’Hôpital Tenon (leur petit de 5 ans dort chez Mamie) alors que Cyril est devenu auto-entrepreneur dans le BTP tourangeau. Sylvain est venu pour la deuxième fois, il kiffe le stoner et le mainstream, moins la punkitude façon Warzone. Avec Leprous, ASG ou Baroness, il estime avoir « rentabilisé son pass ». Gamin, il a commencé par écouter le même rock que sa grande sœur, puis de l’alternatif avant de plonger dans le métal. À 39 ans, il pratique la guitare et la basse depuis 15. Plutôt pour jouer du stoner, mais il a tâté du black. D’ailleurs son coup de cœur de la veille est Primordial ; côté béotiens, on a plutôt apprécié le punk pop de The Offspring et l’atypique electro body music d’Infecticide, écouté sur une scène de Hell City – la réplique des puces de Camden qui fait office de sas au Hellfest. Cyril s’est quand même rencardé sur les divas glam de The Darkness, qu’il ira voir sur le Mainstage 2. Le trio venu en camping-car s’asperge à coups de pistolets à eau et communique avec les potes via des talkies-walkies. Les vieux en vestes à patches auxquels tu commences furieusement à ressembler pourraient les traiter de touristes. Eux passent un putain de bon week-end.

Stéphane est venu avec sa compagne Nathalie, 35 ans, infirmière libérale. Il se sont rencontrés en 2013 sur Adopte un mec.

Jour 2, 18h30. FX, ami d’ami rencontré sur place après des heures d’échecs de localisation ordinaires via Whatsapp, a fort opportunément remarqué que les désoiffeurs équipés d’un bidon de 18 litres de Kro fraîche apparaissaient tels les Pokémons, toujours au même endroit. C’est là, à l’ombre du crâne monumental qui jouxte les loges des festivaliers de la haute, que ton nouveau pote marseillais te fait rencontrer son cousin Stéphane. À en juger par ses épaules, le mec doit bien tabasser ses fûts : lorsqu’il n’officie pas comme clerc de notaire, il est batteur dans un groupe de Marseille. « Je les ai vus dans un lounge café sur le cours Julien, on était 3 » lance FX. Entre cousins, ça tacle dur, mais ça joue. Stéphane est venu avec sa compagne Nathalie, 35 ans, infirmière libérale. Il se sont rencontrés en 2013 sur Adopte un mec. Dans ses paramètres de recherche, elle a mis « métal ». Autant croire que le critère a pesé : ils ont une fille de 2 ans, Lilly, dont le nom est tatoué sur le bras de l’un et la main de l’autre – et qu’ils iront retrouver à Marseille plutôt que rempiler au Hellfest 2. Un cadeau du merch est prévu. Gamin, Stéphane écoutait The Offspring et Guns n’Roses. Il évoque ensuite une période reggae avant de revenir au rock via System of a Down. La batterie, c’est venu vers ses 30 ans après un peu de percussions. Aujourd’hui, il kiffe surtout le death et le black, voire le nu metal. Nathalie et lui sont d’accord sur à peu près tout. Ils assistent ensemble aux mêmes concerts, du Hellfest découvert en 2017 jusqu’au grand nord – Paris et Londres – pour Metallica ou Machine Head. Si le couple a trouvé les Deftones franchement mous du genou la veille au soir, ils attendent beaucoup de KoЯn, Down et Gojira. Mais leur plus grand kif sera sans doute Maximum the Hormone, des cinglés complets prévus demain en Mainstage 1 (actuellement occupé par Rival Sons, dont le blues rock lointain te convainc sans peine). « Le bassiste, c’est Flea en japonais ». Tu ne connais pas, donc tu prends bonne note. Spoiler : leur set de déglingos du premier dimanche sera bien un temps fort du Hellfest.

Jour 3, 16h30. En Mainstage 1, tu goûtes les refrains catchy, les riffs old school d’une efficacité toute germanique et l’enthousiasme indiscutable de Doro, celle qu’on surnomme The Queen of Metal. Tu n’es pas le seul : devant toi s’agite une tête qui dépasse de la foule, coiffée d’un bob vert. Vérification faite, elle appartient au longiligne Wayne, 47 ans comme toi (mais en paraît 10 de moins), originaire de Brighton. Que l’individu le plus stylé présent à Clisson soit un Anglais étonnera peu d’amateurs de rock n’roll. Son sourire inamovible dit tout de sa joie d’être ici, quand bien même le set de Jinger, highlight assuré du festival vu leurs origines ukrainiennes et leur succès du moment, démarre très fort en Mainstage 1 et t’empêche de tout saisir. Wayne ne perd pas une miette de son premier Hellfest et jure qu’il n’en loupera plus la moindre édition, convaincu qu’il est là « 17 years too late ». S’il a apprécié autant que toi Cro-Mags et Sepultura, lui a eu le courage de rester hier soir pour Suicidal Tendencies, dont le concert vite parti en torche l’a ravi par son double circle pit inédit – à la fois sur et devant la scène. Aujourd’hui encore, il restera jusqu’au bout pour les New-yorkais de Sick of it all. Pour lui, tout est « very convenient » ici, de l’agencement du site à son logement nantais. L’ingénieur en chemins de fer perce sous le metalhead déjanté de toujours. Tu le reverras dans la nuit avec les vrais snobs, c’est-à-dire au concert des Suisses de Coroner en Altar pendant que Gojira poutrera le Hellfest en Mainstage 1.

Jour 3, 17h00. Il s’agira de tenir jusqu’à la nuit sans trop grincer du squelette : une prudence élémentaire t’oblige à t’octroyer une pause, quitte à laisser tomber Jinjer et les angoisses géopolitiques du moment. L’occasion de t’asseoir dans le bois du Muscadet avec trois bénévoles du Hellwatch, nouveauté de cette édition destinée à prévenir les agressions sexuelles. Elles sont âgées de 21 à 24 ans, étudiantes en fac de psycho ou effectuant un service civil. Mina, Marion et Manon maraudent par tranches de 3 heures ou bien se déplacent vers les lieux d’agressions signalées via une application. L’enjeu du dispositif est de prendre en charge les victimes ; pour les agresseurs, les gendarmes très visibles cette année feront le travail. Immanquable dans leur coupe-vent orange, elles ont aussi un effet dissuasif ; il en va de même pour les affiches réparties sur le site. Beaucoup de festivaliers viennent leur parler spontanément, plus souvent pour des suggestions que pour des signalements. En ce qui concerne les actes répertoriés, on reste heureusement loin du raz-de-marée. Bisbilles sur le genre adéquat du palpeur à l’entrée, quelques cas d’attouchements, des suspicions de piqûres (infirmées depuis). Toutes trois rempileraient volontiers et espèrent que le dispositif sera étendu après 20h – considérant les habitudes supposées des pervers et autres connards avinés, tu es enclin à les suivre, sur ce coup-là. Le metal ? Très peu pour elles, c’est plutôt le truc de leurs darons ou des copains, mais la bienveillance généralisée et l’ambiance festive les séduit toutes les trois. La « dédramatisation de la nudité » évoquée par l’une d’entre elle t’amuse un peu. Pour le reste, que la question des agressions – même marginale – soit traitée avec ce sérieux est un gage supplémentaire de professionnalisme dans l’organisation. Quant à celle des vols de smartphones, un mal récurrent du festival, on l’imagine complexe à résoudre. Nul déni de la part du Hellfest, d’ailleurs : la présence de pickpockets t’a été signalée via l’appli du festival. Et pour chaque histoire de trou de balle qui paye sa place en enfer dans le but de tirer des téléphones, on en compte une de miraculé qui récupère son bien après l’avoir paumé dans un slamming ou un mosh-pit. Béni soit Belzébuth.

Valérie, gestionnaire de biens, a choisi la journée : elle est fan de Scorpions, tête d’affiche de ce jeudi soir.

Jour 4, 18h00. Près du stand Homard et Frites qui jouxte le Mainstage 2, où The Last Internationale livre un set de classic rock qui plaît aux métalleux – ou bien est-ce juste la chanteuse en combi pantalon dorée – tu repères un trio atypique, deux dames de l’âge de ta grande sœur et une qui pourrait être ta cadette. Guère métal dans le style, mais l’air de kiffer comme il se doit. Elles sont passées attraper un gobelet de Muscadet et dînent assises dans l’herbe en fumant des clopes – des vraies, plus rares sur le site que les joints, te semble-t-il. Si Gwen se tamponne bien des musiques extrêmes, l’occasion a fait la larronne : sur le spot secret de la côte sauvage où elle vit avec Valérie, Gwen la gouailleuse a sympathisé avec un type de l’organisation du Hellfest, habitué d’un gîte loué par sa daronne (82 ans). « Il a même gardé nos quatre poules. Et puis un jour, vu que j’étais sa seule copine qui ne le harcelait jamais pour gratter des places, il m’en a carrément proposé ! » Valérie, gestionnaire de biens (« Rentière ! », raille Gwen) a choisi la journée : elle est fan de Scorpions, tête d’affiche de ce jeudi soir. Le troisième pass a échu à Émilie, la sœur de Valérie, qui a déjà assisté à la huitième édition du festival. Spécialisée dans l’accompagnement à la personne et le mieux-être, elle vient de s’installer dans le hameau de trente habitants qu’habite le couple. « On est heureuses sur notre presqu’île. Moi, j’étais parisienne et je bosse dans la com’ avec pas mal d’artistes. Eux aussi ont presque tous quitté Paris. Chez nous les gens viennent se reposer, la vue est magnifique, on boit des coups avec des ostréiculteurs au bar qui donne sur la plage » reprend Gwen. « T’écriras pas où c’est, hein ? » insiste-t-elle tandis que Valérie fait défiler de sacrées belles photos sur son smartphone. Toutes trois s’accordent à dire que l’expérience du Hellfest en vaut la peine. Au plan gastronomique, c’est indéniable. « Moi, j’écoute du U2, mais j’étais comme une folle à regarder les menus de tous les stands pour foodies, je n’ai parlé que de ça pendant les 1h30 de bagnole. Tu comprends, c’est pas vers chez nous qu’on trouve de la world food… » Résultat, Gwen a pris un pad thaï.

Jours 5 et 6. Pluie sur la gueule et naufrage d’Axl Rose.

Jour 7, 16h00. Aujourd’hui, tout se passait un peu trop bien. Après le mélange très propre de RATM et Pantera proposé par les New-yorkais d’Incendiary en Warzone, tu décides donc de retenter ta chance au Merch. Et pourquoi diable ? Parce que le Hellfest sait pertinemment que ses habitués sont des junkies. Pour clore cette édition particulière, un Tshirt « Finisher » est mis en vente depuis le matin. Réputé distinguer ceux qui ont enquillé les 7 jours de festival, il est dans les faits disponible pour quiconque viendra attendre des plombes pour allonger les 22 balles. À midi, tu ricanais devant les queues façon magasins soviétiques old school. À 14 heures aussi. À 16, tu tentes piteusement ta chance. Arrivée pour le Hellfest 2, ton épouse aimante ne se moque même pas. Elle arbore le Tshirt Guns n’Roses que tu lui rapportas de ton premier Hellfest – tu l’as dissuadée de le porter pour leur concert d’hier soir, arguant que c’était un truc de footix, alors qu’aujourd’hui même tu affiches les couleurs des Mercyful Fate prévus en Temple à 22h00. Elle ne s’est même pas moquée. Devant vous, un type se retourne et l’interpelle « Non mais cache-moi ça, je veux plus voir les Guns n’Roses ». Il s’appelle Bratos, 44 ans, et sa pointe d’accent révèle le Belfortain d’origine. Surtout, Bratos est vraiment fâché. Il s’est mis à Gn’R en 1988 « parce que les poils se hérissaient » mais depuis hier soir c’est la consternation. Ses camarades de camping-car peinent à le contenir. Jo, d’abord, de Belfort lui aussi, fier lauréat de cette année au concours de foot du Hellfest. Il compte cinq apparitions ici au compteur depuis le Furyfest. « À l’internat on m’a dit ‘Toi, t’as une grande gueule, tu voudrais pas chanter ?’. Dix jours plus tard, j’ai fait mon premier concert. » Depuis Jo s’est produit au sein de groupes de hardcore et a organisé des concerts sur Strasbourg, sur la scène alternative. Le troisième quadra, qui ressemble un peu à Gustave Kenvern, c’est Jean-Louis. Il est picard, pas belfortain. « Le metal, c’est les potes », il a découvert ça dans des fêtes et en s’achetant Lights… Camera… Revolution ! des Suicidal Tendencies. Depuis, il a pas mal pratiqué les festivals et a un avis tranché sur l’état de leurs sanitaires. « T’as fait le Sziget ? C’est roots, ouvert H24, hyper spartiate. Ici, les chiottes sont propres. » Les trois potes sont plus discrets sur leurs activités extra-métalleuses. Plutôt des profils de cadres sups, obtiens-tu en grattant un peu. Luxe, électronique, certification, pas tout à fait des punks à chiens. La funeste nouvelle tombe à quelques mètres du guichet : les Tshirts Finisher sont épuisés. Des stickers gratuits frappés du logo font une maigre consolation. Tant pis, Bratos achète des mugs. « Non mais tu me caches ça ! » répète-t-il à ta femme avant de disparaître. Toi, par principe, tu prends quand même un second Tshirt, ça t’en fera un de chacun des deux festivals de 2022. Le Hellfest sait pertinemment que ses habitués sont des junkies.

Jour 7, 18h00. Tu as comme l’impression que la foule se densifie aux abords du Mainstage 1 pas moins de cinq heures avant Metallica. Amélie et Lucas, 47 et 15 ans, cherchent plutôt de l’ombre dans le bois du Muscadet. Habitant Challans, ils viennent en voisins. Amélie connaît le Hellfest par l’un de ses amis qui travaille sur le site ; sa première fois au festival date de 2017. L’hôtesse de caisse chez Gamm vert a toujours apprécié le rock heavy, mais c’est par son mari Bruno, le papa de Lucas, qu’elle a élargi sa culture metal. C’est peu dire qu’ils écument le grand Ouest de concerts en festoches, Les Givrés à Givrand, Les Ferailleurs à Nantes, On n’a plus 20 ans, etc.

« Je garde tout ! Tu verrais chez nous, sur la cheminée on colle des photos, les bracelets des festivals, il y a des affiches jusque dans les toilettes… »

Sur la scène française qu’ils maîtrisent sur le bout des doigts, ils kiffent Tagada Jones, Ultra Vomit, Mass Hysteria ou les Ramoneurs de menhirs. Ils viennent aussi ici en pélerinage, hors Hellfest. Cette année, le couple a choisi trois journées sur les deux festivals, dont ce jeudi pour enfin voir les Scorpions. Et aujourd’hui, c’est le baptême du feu de Lucas. Comme n’importe quel élève de troisième, il écoute surtout du rap français ou américain. Mais aujourd’hui, c’est la baffe. Il en parle les yeux écarquillés. Spiritbox ce matin, Tagada Jones tout à l’heure, c’était quelque chose. « Il même slammé avec son père » ajoute Amélie en souriant. Ah ouais, tout de même. À ce propos, voilà Bruno, 47 ans lui aussi, régulier au Hellfest depuis 2011. Il bosse « dans la plaisance » et vient de faire un tour vers le Mainstage 2 pour y voir les Anglais de Bring Me the Horizon. Pas mal, mais il a préféré Scorpions, Helloween, KoЯn et Gojira. Ce soir, ce sera une orgie de concerts en Mainstages jusqu’à l’apothéose des Mets. « Y’a du lourd ! » Bruno assume totalement sa passion auprès de son entourage. « J’ai même des collègues ici, aujourd’hui. » Idem pour Amélie : « Je partage des vidéos, j’en parle beaucoup, j’essaie de contredire les clichés sur la soi-disant violence de tout ça. » Enfin, on aime quand même bien quand ça frotte un peu : Bruno t’explique en souriant s’être cassé des côtes en pogotant sur Black Bomb A… « La plupart du temps, on se place au premier rang, aux barrières. » Sur une vidéo qu’a pu prendre Lucas, le chanteur de Spiritbox lui fait carrément un clin d’œil. Le virus héréditaire est bien parti pour durer : la grande fille de Bruno est venue à son second Hellfest le week-end dernier. Amélie et lui ont récupéré des tas de baguettes ou de médiators lancés en concert. Intarissables, ils te citent les groupes, en particulier les Toulousains de Sidilarsen, « plus pêchus que Tagada et très proches des gens. » D’ailleurs Bruno a dégainé son selfie avec le chanteur. « Je garde tout ! Tu verrais chez nous, sur la cheminée on colle des photos, les bracelets des festivals, il y a des affiches jusque dans les toilettes… » Des vrais, quoi.

« On se marre et fuck ! Comme les mecs d’Hara Kiri. On est les éjaculats du Professeur Choron. »

Jour 7, 19h30. C’était écrit : le climax de tes rencontres viendrait en toute fin de festival. Il a pour nom « Véro et Lolo », croisés en prenant un dernier canon au bar à Muscadet. Ils sont beaux comme Billy Gibbons et Dusty Hill si le guitariste ressemblait à Véronique Sanson. Breton d’adoption, Lolo a gardé un bon vieux phrasé de titi parisien. « Metallica, je les suis depuis 1984 sous le chapiteau de l’Espace Balard, y’avait un son de merde, j’en ai eu pour 10 jours d’acouphènes. » Tu as vérifié : c’était le 9 février, il avait 19 ans. Depuis, il est resté fidèle à Hetfield, Ulrich & Co. « Même Load et Reload, c’est du bon, c’est du Metallica. » Fidèle au Hellfest, aussi, après 15 éditions. « Tous les groupes, je les connais déjà. Quoi, t’as jamais vu Black Label Society ? Halalalala… » Avec Véro, ils ont vu les Toy Dolls pour leurs 35 ans, le truc a complètement dégénéré en bagarre de copeaux. « Véro, c’est la mère de mes enfants (enfin ses deux derniers, 14 et 11 ans), et on s’aime de ouf’. » Ils se sont rencontrés il y a deux décennies, Véro la Lorientaise bossait pour une salle de concerts, sans tropisme métalleux particulier, alors que Lolo baignait dans le monde de l’alternatif et publiait une feuille de chou. C’est toujours le cas aujourd’hui alors qu’ils sont restaurateurs à Saint-Malo : le resto s’appelle Les Mélèzes, le fanzine Zarma, leur pote Morbak collabore aux deux affaires. « On se marre et fuck ! Comme les mecs d’Hara Kiri. On est les éjaculats du Professeur Choron. » D’ailleurs Lolo te tend un exemplaire de Zarma, celui d’août 2018, qui propose une interview de Maryvonne, la daronne de Morbak, un test intitulé « Les supporters de foot sont-ils tous des gros cons ? » et une critique dithyrambique du dernier album de Gérard Blanchard. Je dois montrer patte blanche en entonnant Rocamadour. « Bon, tu connais. Et ben il est venu au restaurant, comme Didier Wampas et Joseph Dahan de la Mano Negra. Plus tard on l’a appelé à 3 du mat’, Morbak a joué de l’accordéon, c’était pourri, qu’est-ce qu’on s’est marré… » Vu de 2022, l’appareil photo qui pend au cou de Lolo n’est pas son accessoire le moins extravagant. C’est pour Zarma, il bosse à l’ancienne. Pas nostalgique de tout, pourtant, le Lolo. « J’ai revendu mon premier bouclard à un gay. Il m’a sauvé la vie : j’étais en procès avec une vieille, je faisais trop de bruit, il arrive beau comme un Jésus. Il me dit ‘J’en parle à ma femme’. C’était une triste époque, sans déconner. Faut assumer son derche. Un peu comme à l’Élysée aujourd’hui… » Tu coupes court au commentaire politique acéré pour aller jeter un œil à Ignite en Warzone.

Jour 7, 1h30. Metallica a bouclé un set d’une froide beauté que tu auras suivi d’assez loin, passage par Mercyful Fate en Temple oblige – il fallait bien montrer ton Tshirt. Un feu d’artifice à écrabouiller l’essentiel des 14 juillet tricolores a ponctué sept jours de maboul. Il reste à retourner à la bagnole, garée côté Vendée au-delà du tronçon de nationale où le stationnement sauvage n’est désormais plus toléré. Comme toi, une foule hagarde emprunte la première sortie du rond-point à la guitare. On parle vaguement musique entre deux commentaires sur les dos en compote et les genoux qui couinent. Pas peu fiers, certains ont passé leur Finisher. ‘culés. Ça fait bien dix minutes que tu t’éloignes du Hellfest quand tu croises LE seul couple qui marche en sens inverse. « Non mais t’es sûr que c’est par là ? ». C’est Véro et Lolo.

D’autres articles de l’auteur à retrouver sur 130livres.com.

6 commentaires

Répondre à action time revision Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages