Bizarrement, rien n’est plus fragile qu’un classique populaire. D’abord encensé, il passe inévitablement par la case critique -« Produit d’une époque ! Daté !»- avant de connaître l’indifférence, vidé de toute substance par les multi-rediffusions, les « high rotations». Prenez les Beatles : après 1 000 écoutes involontaires de Strawberry fields, chez le coiffeur, entre les linéaires de supermarchés, dans le taxi, le titre parait banal. Il faut se décider un jour à le remettre sur la platine pour réaliser qu’il s’agit d’un monument. A force de passer devant la Tour Eiffel, on ne tourne même plus la tête.
Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis sont – presque, en gardant les proportions – dans le même cas. Succès colossaux en France, ces deux films ont été réduits, à force de rediffusion, à des images détachées de leurs histoires, découpées et recrachées lors d’émissions « Best of – Les grands moments du rire ». Et puis, le vernis critique n’a pas tardé à prendre : ces deux histoires sont devenues des « symboles de l’ère Giscard.» Allez-vous relever après ça…
Pourtant, ce diptyque légendaire n’a rien perdu et pourrait, aujourd’hui encore, répondre à tous ces détracteurs. Giscardien ? Pas plus que d’autres productions commerciales de l’époque. Il s’agit simplement d’un cinéma où l’inquiétude économique, sociale n’a pas vraiment sa place. Franchouillard ? Pas tant que ça, visiblement : le film a été nommé au Golden Globe (sous ce titre savoureux : An elephant can be extremely deceptive) et a même donné lieu à un catastrophique remake américain de Gene Wilder (The woman in red). Simple histoire d’adultère bourgeois ? Et après… Madame Bovary aussi. Il faut avoir bien peu vécu pour ne pas comprendre que les problèmes des hommes sont les mêmes depuis la nuit des temps et que cela risque de durer un petit moment encore. Non, Un éléphant, ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis sont des classiques populaires, s’acharner contre eux ne sert à rien : ils résistent tranquillement et attendent le retour en grâce. Il suffit de revoir l’un des deux films pour mesurer le talent d’Yves Robert et comprendre sa force : simplicité de la mise en scène et foi inconditionnelle dans le casting. Ce naturel réclame un travail de titan, évidemment jamais affiché à l’écran.
Tout comme Philippe de Broca, Yves Robert puise ses références aussi bien dans la littérature française que dans le cinéma et a adapté Jules Romains (Les copains) et Marcel Aymé (Clérambard).
Un éléphant, ça trompe énormément est en quelque sorte un aboutissement : le réalisateur sort de la série burlesque du Grand blond avec Pierre Richard pour faire le film de copains définitif. Toute la force est là, dans cette bande de types et la rêverie qu’ils enclenchent chez le spectateur. Oui, on peut vieillir en ricanant. Oui, il semble possible de passer la quarantaine pas trop seul et pas trop sinistre. Oui, ca risque d’être encore amusant pendant quelques années.
L’écriture de Jean-Loup Dabadie fait le reste, surtout dans les moments plus émouvants pour mettre en valeur les scènes comiques. On peut dire ce que l’on veut de cet homme (et je suis le premier à détester ses chansons françaises) mais il a un style, une manière. Michel Audiard venait bousculer Broca avec sa verve quasi célinienne. Dabadie, lui, glisse un certain classicisme chez Robert, l’anar. Son goût pour Stendhal, ses années de journalisme pour Arts puis aux côtés de Pierre Lazareff donnent finalement un style identifiables, naturel mais très écrit. Les dialogues coulent de source même si, évidemment, personne ne parle ainsi, pas même sous Giscard. Un dosage d’orfèvre qui débouche sur une sorte de Sautet rigolard, de Cassavetes léger (pas vraiment la première qualité de Cassavetes, hein ?) Je vous épargne la liste des grands moments, il est tôt et je n’ai pas encore assez bu pour ressasser. En revanche, impossible de ne pas parler de Jean Rochefort. Allure, retenue, gestuelle, diction… allez, ne compliquons pas tout dans l’espoir de trouver une formule : c’est simplement le plus original, le plus étonnant, bref le plus grand acteur comique français.
Son génie explose une nouvelle fois dans la scène d’ouverture de Courage, fuyons, autre film d’Yves Robert, nettement moins réussi, sorti en 1979. Rochefort y joue un pharmacien qui a tout plaqué pour suivre une chanteuse incarnée par Catherine Deneuve. Un grand thème de la comédie française des années 70-80, le brave gars qui vise trop haut. Ils sont tous les deux dans un lit, Deneuve saisit sa tête avec les deux mains sur les tempes, fige son regard dans le sien et lui déclare son trouble, sa passion presque. Rochefort la fixe, imperturbable, sûr de lui. Vainqueur, pour tout dire. Puis lâche : « Hein ? Comme vous aviez les mains sur mes oreilles, je n’ai pas entendu. » Qui d’autre pour jouer ça, qui d’autre pour l’écrire ?
Chaque été, reviennent des comédies françaises, des films sur des bandes d’amis partant en vacances ensemble, sur leurs problèmes quotidiens, leurs amours. Effectivement, sur le papier, nous ne sommes pas très loin d’Yves Robert et Dabadie. Mais, chaque été, en voyant apparaître ces affiches conçues comme des publicités d’assureur, on mesure vite ce qu’a perdu le cinéma populaire français défendu dans cette série d’articles qui n’est plus qu’à deux lignes du point final. La légèreté, l’extravagance, l’énergie, l’indépendance d’esprit, les personnages marquants, l’écriture serrée, des racines littéraires… bref, une certaine classe.
5 commentaires
Dis-donc, j’ai constaté que cette rubrique est restée sans suite depuis deux ans.
Réveillez-vous là dedans.
C’est pas comme si Yves Robert n’avait fait que deux bons films. Et Alexandre Le Bienheureux, quoi ! Et Les Copains (d’après le chef d’oeuvre de Jules Romains) !