Me conformant scrupuleusement au deuxième point de cette citation, je me suis abstenu de toute interview durant cette édition 2014 du Festival Livres & Musiques de Deauville. Je ne commenterai pas le premier, mais en ce qui concerne le troisième, vous êtes la preuve vivante de son caractère erroné.
Dès mon arrivée sur les lieux, après une brève promenade sur Les Planches, rituel oblige, j’ai récupéré un programme et tenté de comprendre le déroulement de la soirée (je ne suis pas doué pour lire les programmes). J’ai fini par localiser le Théâtre du Casino Barrière (je ne suis pas doué pour lire les plans) où j’ai assisté à une lecture musicale de Jonathan Coe, accompagné de Louis Philippe et de Danny Manners. Autant le confesser, je n’ai jamais lu Coe. Ses sujets m’intéressent, mais ce que j’en ai survolé me fait craindre un auteur ayant passé trop de temps à l’université et pas assez dans la rue, ce que confirma sa performance. Au tréfonds de son être, Coe est sans une rock’n’roll star décadente, mais en raison d’un physique et d’un background inadéquats, il se console en publiant des livres où il étale à loisir ses connaissances théoriques : les accords 9ème et 13ème, ainsi que la gamme pentatonique, lui ont inspiré des nouvelles. Mais l’intérêt de ses écrits réside ailleurs, dans le subtil dérèglement des âmes qu’il observe et dépeint avec sensibilité. Cette lecture acheva de me convaincre que Coe avait pris une sage décision en abandonnant le piano au profit de l’écriture.
J’allai ensuite assister à une lecture de Nik « fever man » Cohn, surtout connu pour trois choses : l’un des premiers livres consacrés à la pop culture, le bien nommé Awopbopaloobop Alopbamboom, une histoire (fantasmée) du rock illustrée par Guy Peellaert et un article du New York Magazine qui inspira le scénario de Saturday Night Fever. Hélas, loin d’avoir touché le pactole pour ce dernier fait d’arme, Cohn se fit importateur d’héroïne au début des années quatre-vingt, tâche pour laquelle il se révéla peu doué : arrêté et condamné pour trafic (cinq millions de marchandise quand même…), il coopéra avec les autorités pour échapper à la prison. Ses associés ne lui en tinrent manifestement pas rigueur, puisqu’il est toujours en vie et continue d’écrire, même si – j’en témoigne – la littérature rapporte moins que le trafic d’héroïne. Pour ceux que ça intéresserait : sa lecture fut épatante.
Le lendemain, dès potron-minet – c’est-à-dire midi, il ne faut tout de même pas pousser -, je suis allé voir l’exposition de Dominique Tarlé. Ce photographe a cohabité au début des années 1970 avec un groupe nommé les Rolling Stones qui, aux dernières nouvelles, sévirait toujours ici et là, bien que privé de trois de ses membres originaux (Brian, Stew et Bill pour ceux qui n’auraient pas suivi). Quand Tarlé les a rencontrés, les cinq Anglais travaillaient dur et enchaînaient albums et tournées. Il a saisi un moment unique de l’histoire du rock’n’roll, juste avant sa transformation en grand barnum publicitaire. Aujourd’hui, qui rêverait de passer six semaines en studio avec, hum…, disons les Black Keys ? Quant aux autres groupes, les bons (au hasard, les Richmond Sluts), ils ne disposent pas des budgets nécessaires pour rester six semaines en studio.
Un peu plus tard dans l’après-midi était programmé Dead Boys, le « concert littéraire » (il faudra trouver un autre terme, ce spectacle mérite mieux) de Joseph D’Anvers. Une proposition que j’avais vue cet été, lors de sa création, puis cet hiver, à la Maison de la Poésie, qui secoue et dérange comme devrait toujours secouer et déranger la littérature. Joseph D’Anvers a adapté pour la scène le recueil de nouvelles Dead Boys, de Richard Lange, l’un des deux ou trois auteurs importants apparus ces dernières années.
Que D’Anvers ait choisi de se frotter à ce texte prouve son bon goût autant que son inconscience. Lange dépeint cet univers glauque et sombre qui commence sitôt passé le périphérique. Il faut avoir l’estomac bien accroché pour écouter pendant une heure et quart ces histoires d’acteur raté, de SDF agonisant et de bébé abandonné au bord d’une départementale, le tout baignant dans la mauvaise dope et l’alcool frelaté. Une fois encore, je me suis laissé embarquer dans cette visite guidée du quart monde, ponctuée d’accords de guitare post-apocalyptiques et de couleurs primaires qui dilatent vos pupilles aussi sûrement qu’une tablette de benzédrine accompagnée d’une lampée de Jack Daniel’s tiède.
À propos de Jack Daniel’s tiède, c’est à ce moment que Jérôme Soligny m’a vanté les mérites du bar de l’Hôtel Normandy. Mérites que nous sommes allés vérifier séance tenante, bien que ma dure journée de travail fût loin d’être terminée.
Nous sommes revenus à temps pour assister au cocktail donné par les organisateurs du festival. Alors qu’il battait encore son plein, Nick Kent et Lee Brackstone (éditeur chez Faber & Faber) entamaient dans une autre salle une performance un peu vaine : un DJ envoyait des extraits de disques (Sex Pistols, Stones, Tim Buckley…) que le rock critic commentait. Perplexe, je suis retourné au bar, mais en suis revenu à temps pour écouter Irmin Schmidt, membre fondateur de Can, interviewé par Luke Turner, un Anglais sympathique dont la fonction exacte m’a échappé. Il ressortit de cet entretien que Schmidt ne buvait jamais d’eau – seulement du vin blanc – et qu’il était pour le moins inconfortable de grandir dans un pays peuplé d’ex-nazis. Représentatif de cette génération d’Allemands pour laquelle il était impensable de cautionner la culture de ses ainés, il en inventa une autre, dont l’avatar le plus connu est le krautrock.
La bonne surprise de cette soirée fut l’intervention de Tim Burgess, chanteur des Charlatans, venu présenter un livre autobiographique (sexe, drogue et rock’n’roll, ce genre de choses…) et, surtout, interpréter quatre chansons avec son guitariste. Un pur moment de grâce. Il était temps, car la soirée s’achevait. C’est alors que je me suis souvenu de l’existence du bar du Normandy et, bravant la pluie et un sens de l’orientation de plus en plus aléatoire (je me suis notamment perdu dans la salle des bandits-manchots), j’ai rejoint Soligny qui devisait avec Michka Assayas et Louis Philippe. Le moment nous a semblé propice pour évoquer nos guilty pleasures. Parmi lesquels ne figurait pas Frank Zappa, car s’il décoche des aphorismes redoutables, il enregistre plus rarement des disques écoutables. Si ce n’est ce morceau, Camarillo Brillo, sur Over-Nite Sensation, en 1973, mais je m’en suis souvenu trop tard.
www.livresetmusiques.fr/
Texte et photos : Pierre Mikaïloff
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superbe punchline (de Zappa)
superbe punchline (de Zappa)