(C) François Grivelet

C’était l’ombre dans le miroir, le second rôle invisible, l’une des voix les plus entendues pendant votre enfance et c’était, enfin, aux côtés de Roger Carrel, l’un des plus grands doubleurs français. À 90 ans, Dominique Paturel, l’homme derrière Hannibal dans l’Agence Tous Risques, David Vincent des Envahisseurs ou JR de Dallas, s’est éteint ce 28 février 2022 comme une partie des séries films qu’il aura doublé, sans accrocs. L’entretien qui suit date de 2018, année où il refaisait vibrer ses cordes vocales une dernière fois pour un superbe concept album, « Fantaisies stellaires« , avec l’histoire d’un astronaute perdu dans l’espace. Un juste retour des choses pour celui qui, Capitaine Flam, ne venait clairement pas de notre galaxie.

« Oui bonjour, cinquième à droite en sortant de l’ascenseur. » Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec Hannibal de l’Agence tous risques. À moins qu’il ne s’agisse de Steve Austin de L’Homme qui valait trois milliards. Papi Pépite dans Toy Story, peut-être ? Dominique Paturel, en fait, c’est un peu tout à la fois. Le Jonathan de L’Amour du risque, c’est lui. Tous les films avec Robert Wagner au casting, c’est lui aussi. Terence Hill ou Leslie Nielsen, c’est idem. Vous ne l’avez jamais vu ? Il était pourtant partout. Du début des années 70 dans moult Walt Disney jusqu’aux séries télévisées des années 80 en passant même par Matrix ou Nip/Tuck, le comédien a laissé une empreinte si indélébile sur la pop culture que sa voix est devenue la signature d’un monde qui n’existe plus, et où les doubleurs comptaient au moins pour moitié dans la réussite d’un film, d’une série, d’un dessin animé.

L’ascenseur vient d’arriver au cinquième étage. Lequel de tous ces personnages va m’ouvrir ?

@ François Grivelet

Dominique, nous avons tous grandi avec vous. Et là, surprise, nous vous retrouvons aujourd’hui sur un album psyché spatial composé par le groupe Tara King Th, et où vous contez sur vingt-sept pistes l’histoire d’un astronaute paumé au milieu de nulle part. C’est quoi le générique de ce remake de 2001 l’odyssée de l’espace ?  

C’est une histoire comme je les aime. Très honnêtement, je ne connaissais pas Tara King Th. Tout a commencé quand j’ai reçu un coup de fil de ce garçon [Ray Borneo, leader du groupe, NdlR] voilà une dizaine d’années, qui me dit : « J’adore votre voix, elle a bercé mon enfance. » Bon, il se trouve que j’avais enregistré des tas d’albums pour enfant qui passaient dans les avions, dans les trains ou le soir pour s’endormir, bref, des quantités astronomiques. Entre autres choses, j’avais enregistré un 45 tours pour Walt Disney, une adaptation du Vingt milles lieues sous les mers de Jules Verne. Lui avait en tête de faire un conte aquatique, ça tombait bien. Il a commencé par contacter Walt Disney, qui l’a renvoyé vers moi ; de là il m’envoie le texte qu’il avait écrit en pensant à ma voix, et je tombe sur un ovni ; un texte merveilleux, du nouveau Petit Prince. J’ai dit banco, et c’est comme ça que notre collaboration a débuté sur l’album Harold, un conte musical et qu’on s’est retrouvé en première partie de Dionysos, qui adorait ce truc-là. C’est là que je me retrouve, à l’âge que j’ai, sur scène devant un public de rockeurs qui m’écoutaient… religieusement. J’ai toujours été convaincu que les gens adorent qu’on leur raconte des histoires.

Et donc dix ans après, vous avez décidé de remettre le couvert avec Fantaisies stellaires.

Oui. Musicalement, celui-ci va plus loin et c’est peut-être l’album le plus rapide de l’histoire : une seule prise, ici, dans ma salle à manger. Il faut dire que j’ai une expérience de lecture radiophonique, disons, importante, du fait de mes nombreuses années chez France Inter ou France Culture.

Arrivez-vous à comprendre qu’il soit cocasse de vous imaginer vous, 87 ans, en train de faire un talkover sur un concept-album racontant la dérive d’un astronaute dans l’hyperespace, et tout cela alors même qu’Elon Musk est devenu le De Vinci moderne avec ses fusées Space X ? D’un point de vue intergénérationnel, c’est formidable.

La mienne, de génération, fut la première à être fascinée par la conquête spatiale. En enregistrant Fantaisies stellaires, je me suis justement souvenu de ce jour où je m’étais rendu en décapotable à la Baule pour la première d’un festival. C’était un mois de juillet, nous devions jouer en plein air et croyez-le ou pas, j’étais dans ma voiture le jour où l’homme a atterri sur la lune pour la première fois. Après ma représentation, j’ai ce souvenir fort de moi dans ma décapotable, à minuit, regardant la lune pleine en imaginant des mecs dessus. Ce sentiment m’a profondément submergé.

Pourtant en 1969, vous aviez déjà 38 ans, et c’est encore quinze ans plus tard que vous marquerez les gamins des années 80 avec votre voix. Comment arrive-t-on à rester connecté aux époques successives, malgré l’âge ?

En commençant par l’album, l’histoire de ce cosmonaute égaré, dramatiquement, pour moi qui suis  comédien, c’est une situation qui me parle.

« On n’a jamais fait mieux que le théâtre radiophonique, le public s’imagine un décor, des visages, ils se font LEUR cinéma. »

En « lisant le disque », il est difficile de ne pas penser aux couvertures SF des romans d’Arthur C. Clarke.

Je crois à la force des récits, et c’est pour cette raison que la radio me semble irremplaçable. Je l’ai dit à des dizaines de responsables d’antenne ; on n’a jamais fait mieux que le théâtre radiophonique, le public s’imagine un décor, des visages, ils se font LEUR cinéma. Et c’est cela qui est magnifique : grâce à la radio, les images deviennent dispensables.

Que s’est-il passé avec ces lectures radiophoniques ? On vous a débranché ?

Progressivement, les commandes ont diminué. À la grande époque, jusqu’aux années 2000, nous lisions parfois des romans entiers à la radio pendant des émissions qui pouvaient durer de deux à trois heures. Regardez le succès des livres-disques, ça continue de fonctionner. Pour les enfants, du moins…

Vous souvenez-vous du jour où vous avez compris que votre voix pouvait être utilisée comme un instrument ?

Non. C’est finalement venu sur le tard, j’avais déjà la trentaine. Je jouais tous les soirs au théâtre et tournais pas mal pour la télé quand un jour, ma femme – qui faisait déjà pas mal de doublages – me présente ses employeurs qui me demandent si je fais moi-même des doublages. Je dis que non, on me répond qu’avec la voix que j’ai, c’est dommage. Je me pointe pour un essai le lendemain, c’était parti. Malgré moi, si je puis dire !

Comment, psychologiquement, vit-on avec sa voix ? Vous fatigue-t-elle parfois, ou à l’inverse, avez-vous peur de la perdre ?

Non, mais la seule chose qui m’attriste, comme je dis souvent, c’est que le jour où je mourrai, les gens diront « la voix de JR s’est tue », ah ! ah !

Oui, sauf qu’il est mort avant vous [Larry Hagman est décédé en 2012, NdlR].

Disons que je n’aimerais pas qu’on me résume à cela. Mais il est clair que l’impact est énorme car ce qui marque les gens aujourd’hui, ce n’est pas le théâtre, c’est la télé. C’est certes réducteur, mais je ne me sens pas insulté pour autant. Ma voix c’est moi, et j’ai cette chance qu’elle soit identifiable rapidement. C’est une chance inouïe, mais je n’y suis pour rien…

« Pourquoi tout le monde trouve que les doublages étaient meilleurs avant ? Parce qu’on jouait la comédie. Maintenant, les gens lisent leurs textes. »

Les gens l’ignorent majoritairement, mais vous avez débuté au théâtre justement, dès 1955. Qu’est-ce qui vous pousse vers les planches, au départ ?

La vocation. J’ai débuté au collège avec Le Bourgeois gentilhomme, et ça a été un… déclic. À partir de là, tout s’est fait dans la douceur et dans la joie. Même si j’ai finalement commencé relativement tard, à 20 ans. À cause des années d’études perdues pendant la Seconde Guerre mondiale.

Archives Paturel (C) François Grivelet

Pour vous qui avez touché à tous les médiums, du théâtre au cinéma en passant par la télé et les voix off, y a-t-il un art plus noble que les autres ?

Le théâtre. C’est l’endroit de la réponse immédiate. En comparaison, le doublage de séries est bien plus facile, il suffit de jouer. C’est le secret : jouer. Pourquoi tout le monde trouve qu’ils étaient meilleurs avant ? Parce qu’on jouait la comédie. Maintenant, les gens lisent leurs textes. Quand j’ai commencé ce métier, nous n’avions que l’image devant nous et le texte dactylographié dans les mains ; on vous l’envoyait huit jours avant et vous deviez l’apprendre par cœur, comme au théâtre, en sachant prendre ses repères à l’écran sur « votre acteur », de manière à débuter votre réplique au moment où il prenait sa tasse à café. Et tout était comme ça. Cela supposait un sens de l’image très pointu, c’était une pièce de théâtre invisible. Et puis la rythmo est apparue, vers 1958. Et maintenant tout se fait par ordinateur ; il vous cale automatiquement au-dessus de la voix originale, ce qui rend le travail plus simple, mais beaucoup moins spontané. Et depuis les grèves des intermittents voilà une quinzaine d’années, les comédiens sont de moins en moins nombreux. Du jour au lendemain, et comme cette grève a duré de longs mois, n’importe qui a pu postuler pour les doublages pour remplacer au pied levé les professionnels grévistes ; des gens sans formation théâtrale se sont retrouvés engagés et même si certains étaient intéressants, peu savaient jouer la comédie…

(C) François Grivelet

À force, vous êtes-vous attaché à vos personnages ?

Inévitablement. Lorsque Robert Wagner, malgré son grand âge, revient à l’écran, c’est un plaisir. On se connaît bien, à force de s’être fréquenté à l’écran ; du coup je sais à l’avance ce qu’il va faire ; je vois dans son œil et je sais, ah ! ah ! Sans ça, ce serait un boulot de con…

À l’inverse, quand un acteur disparaît, ressentez-vous de la tristesse comme si vous perdiez un membre de votre famille ?

C’est très étrange, oui. Mais de l’autre côté il ne meurt pas vraiment, puisque sa voix – la mienne – est encore là ! C’est bizarre quand on y pense, les doubleurs sont toujours le bout de quelqu’un d’autre. Et c’est au point que les gens, à force, n’entendent plus les acteurs pour leurs propres voix, mais pour la mienne.

« Ma voix m’a offert la liberté. »

En reprenant le fil de votre longue carrière, on a l’impression que depuis la fin des années 50, il n’y a jamais eu de temps mort.

C’est vrai. Le seul doublement mal digéré, c’était en mai 1968. Je jouais au théâtre de l’Odéon depuis cinq ans et j’avais dans la poche un contrat d’un mois pour jouer à Broadway avec Madeleine Renaud Des journées entières dans les arbres de Marguerite Duras, et je devais enchaîner avec trois semaines au Japon pour jouer Le Mariage de Figaro à Tokyo, Osaka et Kyoto. À cause des émeutes, les contrats ont été déchirés par les producteurs, effrayés qu’on ne puisse pas prendre l’avion. Ça a été la première fois de ma vie où j’ai été mis au chômage technique ; ça a duré trois mois.

Trois mois de chômage en 63 ans de carrière.

Certes, mais j’ai raté Broadway. C’est le genre de choses qui n’arrive qu’une fois dans une vie.

(C) François Grivelet

Faut-il comprendre que vous bossez encore ?

Tout à fait. Je dirige des lectures-spectacles à Anthony [en région parisienne, NdlR] pour une association culturelle ; j’interviens trois à quatre fois par an pour des lectures de pièces en un acte dans l’Auditorium car je considère que c’est un répertoire qui n’est plus jamais joué nulle part. Tchekhov, Musset, les gens ne connaissent plus. Mais là encore, c’est un miracle. Ma vie est faite de miracles.

C’est-à-dire ?

Le premier miracle, c’est le jour où je suis accepté à l’école de la rue Blanche alors que nous sommes 350 à postuler pour seulement onze places – alors que je n’avais jamais suivi un seul cour de théâtre. Le second, c’est une audition pour le rôle de jeune premier dans une pièce avec Suzanne Flon, et où je me retrouve au Théâtre de Paris en concurrence avec Bruno Cremer, Jean-Pierre Cassel, Brialy, Belmondo, Claude Rich, etc. Ils sont tous là. La panique me prend, je me tire. Je me casse au cinéma tout l’après-midi et, pris par les remords, me repointe au théâtre. Je tombe sur un concierge hirsute qui me dit que les auditions sont terminées, mais que l’équipe est encore dans la salle. Je rentre, tombe sur Flon et la directrice du théâtre, je monte sur scène, lis ma scène. Silence. On me dit « c’est exactement ça ! Dommage, car le rôle est déjà pourvu ». Par chance, ils me refilent un rôle annexe, moi je suis fauché, j’accepte. Je me pointe le lendemain et on me refile le rôle principal. Et la chute de l’histoire, c’est qu’au bout de trois mois, un soir de représentation, Suzanne Flon me prévient que Jean Vilar était dans la salle. Quelques jours plus tard, le téléphone sonne chez moi, un type me dit qu’il se nomme Vilar et que je suis convoqué à son bureau, je raccroche en croyant à une blague des copains. Mais non. C’était bien lui, et me voilà engagé sur plusieurs pièces. Donc franchement, tout ce que j’ai pu faire avec ma voix, c’était du bonus. Et cela m’a offert la liberté. Celle de pouvoir refuser des pièces de théâtre qui ne me plaisaient pas.

Et au fait, comment vous êtes-vous retrouvé dans Capitaine Flam ?

Alors c’est extraordinaire car je dis en tout et pour tout une seule phrase ! Celle du début : « Du fond de l’univers, machin machin machin. » Et les gens ne retiennent que ça !

L’album Fantaisies stellaires de Tara King Th, avec Dominique Paturel, vient de sortir chez Petrol Chips.


Photos : François Grivelet

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