En 1978, Kraftwerk fait appel à un obscur Américain, qui plus est fan de disco, pour mixer Die Mensch-Machine. Ce dernier se retrouve alors à participer à l’un des albums les plus influents depuis les Beatles. Pourquoi ce choix ? Et surtout : putain, qui est Leanard Jackson ?
« On se les pèle ». Leanard Jackson descend tout juste de son avion. En ce début d’année 1978, Düsseldorf connait un de ses hivers les plus froids. Le résident de Los Angeles n’est prêt ni pour ce froid ni pour son rendez-vous : après avoir écouté quelques titres et maquettes, il pensait rencontrer quatre musiciens noirs. Arrivé au studio, il tombe sur quatre types plus blancs que la neige sur le tarmac : Kraftwerk.
Agé de 28 ans en 1978, bercé par la soul Motown, Leanard n’a travaillé jusqu’ici que sur trois albums disco. Jeune et déjà inconnu, il se retrouve pourtant à être la seconde personne non-germanique à occuper un poste d’ingénieur pour Kraftwerk, groupe qui tient à son auto-suffisance et réinvente la musique d’alors en assumant son héritage classique tout en incorporant des sonorités modernes et concrètes. Les Allemands sont en train d’enregistrer leur album le plus symbolique, leur Internationale robotique, « Man Machine ». Alors, pourquoi lui ? Pourquoi sur cet album ?
La première réponse serait la plus évidente et la plus simple : par hasard. Il ne faut pas chercher des signes partout. Pour être honnête, cet article ne porte pas sur Leanard ni sur une énième vie extraordinaire d’un homme ordinaire. Non. C’est bien plutôt, à travers des bribes de son parcours, l’histoire du Kraftwerk de la fin des 70’s sous influence soul et disco, expliquant l’incompréhension de Jackson quand il se retrouve face à quatre blancs pas noirs.
Le hasard donc. En janvier 1978, les Mensch-Machine avaient appelé le label de Norman Whitfield, producteur de Detroit connu pour avoir forgé le son Motown, pour assister au mixage de l’album. Whitfield a alors envoyé Leanard, son second. Ah, Norman Whitfield. Lui, on connait un peu mieux que Leanard. Il faudrait peut-être commencer par là pour expliquer le choix de Kraftwerk.
La révolution Whitfield : psychédélisme et politisation de la soul
Dès sa création en 1959, la Motown de Detroit enchaine les Numéro 1 en proposant – pour caricaturer – une soul sucrée, pop, adaptée au public blanc, avec un rythme répétitif, entêtant, millimétré, au service d’artistes tels Barrett Strong, Smokey Robinson, les Supremes, Marvin Gaye, Stevie Wonder, les Four Tops, les Temptations… En 1966, Norman Whitfield est nommé producteur officiel des Temptations. Il vient alors d’écrire et de produire pour eux Ain’t too proud to beg, un nouveau numéro 1.
Avec cette promotion, il rêve de marquer Motown de son empreinte. Pourquoi ? Parce que, l’oreille tendue, il sent le vent tourner pour la Motown, et ce dès 1967. Cette année-là, James Brown sort Cold Sweat 1&2, soit sept minutes tenant sur un seul changement d’accord et où chaque instrument joue un rôle percussif avec des breaks et de légers décalages sonores qui donnent un rythme inédit, mettant à bas toute idée de mélodie structurée classique. Une musique soul, dance, percussive et sensuelle. Le funk quoi.
Cette même année, Jimi Hendrix sort ses deux premiers albums, enfonce la porte de la perception et rappelle le rock à ses origines blues en y ajoutant distorsion et feedback. Toujours en 1967, Sly & The Family Stone livrent « Dance to the music », ringardisant à peu près toute la soul d’alors avec un ton plus vindicatif, presque moqueur, composé de quatre voix distinctes et mêlées, portées par une orchestration plus radicale unissant soul, rock et psychédélisme. Une orgie sur un volcan en éruption.
Enfin, les troubles sociaux et raciaux de l’année 67 (surtout à Detroit), suivis de l’assassinat de MLK en 1968, ont considérablement accéléré une politisation de la soul jusque-là refusée par Berry Gordy, patron-fondateur de la Motown. Le public reproche alors au label ce manque d’engagement.
Whitfield observe ce lent déclin de la Motown, se rêve en nouveau Berry Gordy et décide d’une nouvelle direction musicale pour le label. C’est la naissance de la « psychedelic soul », autrement dit l’introduction de la distorsion, de l’Echoplex et de lourdes lignes de basse, formant des chansons plus riches, plus longues, au service d’un chant rageur ou sombrement enjoué, portant des paroles désormais plus politiques.
Whitfield écrit les premières lignes de son histoire personnelle, capitales dans son évolution vers le disco et pour l’arrivée de Leanard chez Kraftwerk. Parce qu’à l’origine on parle de ce dernier, ne perdons pas de vue ce faux prétexte.
Le virage psyché-politique des Temptations
Whitfield veut faire un morceau dans la même veine que la Family de Sly Stone. Cloud Nine des Temptations sort dès octobre 1968. Exit les mélodies sirupeuses et les love songs. Les voix s’enchainent et se mêlent, le rythme est plus saccadé et paradoxalement plus urgent, inquiétant, avec un riff de guitare incisif. Les paroles sont bien loin d’un My girl: “I was born and raised in the slums of the city”. Le ton est donné.
Un élément marque la spécificité de la soul psychédélique de Whitfield : le décor. Sur Cloud Nine, les voix dessinent en un murmure une explosion à venir. Elles racontent un espace, une traversée sous forme de mantra que la musique accompagne dans un crescendo interminable.
L’explosion vient en 1970 avec « Ball of confusion ». Whitfield surclasse définitivement ses concurrents. De petites voix se mêlent, un petit riff accompagne le tout, une main tendue remplie de sucreries qui soudain se ferme et te colle un pain. That’s what the world is today, yeah yeah.
Bref, si nous n’évoquerons pas ici tous les morceaux sublimes des Temptations avec Whitfield, ni les groupes Motown qui suivirent, il est cependant pertinent de s’attarder sur un groupe méconnu : The Undisputed Truth. Le rat de laboratoire de Whitfield, le groupe passant de la soul à la psychedelic soul jusqu’au disco avec, croissant dans l’ombre, Leanard Jackson.
La vérité indiscutable : de la soul psychédélique au disco
Accusé d’instrumentaliser les Temptations, Whitfield crée The Undisputed Truth en 1971, formation composée de Joe Harris, chanteur soul de Detroit, et de deux choristes de la Motown, Billie Calvin et Brenda Evans.
Il leur fait réenregistrer les chansons des Temptations afin de pousser plus loin ses expérimentations, tout en conservant les meilleures chansons pour les Temptations. Coup de génie de sa part, balle dans le pied pour Undisputed Truth. Ils ne décrochent alors qu’un seul hit avec le sublime Smiling Faces Sometimes sur un premier album ignoré, sorti en 1971. Pourtant, leurs versions de California Soul, Aquarius, et Ball of confusion construisent parfaitement ces décors brumeux, en clair-obscur, typiques de la soul psyché de Whitfield.
Ce n’est pas une soul à écouter dans son canapé en sirotant son daïquiri tout en racontant ses dernières vacances au Vietnam. Non, vous sentez plutôt que le canapé confortable risque à tout moment de vous engloutir. You be aware of the pat on the back (“Smiling Faces Sometimes”).
L’année suivante, en 1972, suite au départ de plusieurs artistes et saisi par le rêve hollywoodien, Berry Gordy délocalise la Motown de Detroit à Los Angeles, suivi par son producteur en chef, Norman Whitfield.
Dans le même temps, Undisputed Truth évolue vers des influences très proches de George Clinton et de ses deux groupes jumeaux, Parliament et Funkadelic. Whitfield ne cesse de prendre exemple sur Clinton, ancien parolier chez Motown qui a amené la soul vers des territoires funk et psychédéliques au service d’une imagerie science-fiction. Ainsi, Whitfield engage au sein des UT des musiciens du même label que Funkadelic ou qui ont fait les chœurs sur certains albums de Parliament. Sous cette influence, Undisputed Truth sortent coup sur coup des albums moyens toujours enracinés dans le psychédélisme avec des soupçons de funk.
Cependant, en 1975, 7 ans après Cloud Nine et le virage psychédélique, Whitfield voit que cette caution psyché n’est plus l’assurance du succès. A l’écoute des charts, il remarque que les chansons politiques s’effacent peu à peu : le public des 70’s veut danser plus que manifester.
Une musique encore prise dans la soul psychédélique et le funk commence à s’émanciper par l’électronique : le disco. Gloria Gaynor et ABBA sont là depuis 1974, suivis de Barry White et des Bee Gees, avant que Donna Summer ne fasse sauter la banque, en 1975 justement, avec Love to love you baby. L’avènement populaire de la discothèque, du 12’’, de Giorgio Moroder et, partant, le retour du Vieux Continent, notamment de l’Allemagne.
La Motown vieillit et Whitfield prend ce tournant disco au sérieux. Toujours en 1975, il quitte la Motown pour créer son propre label, suivi notamment par Undisputed Truth. Il engage ensuite comme ingénieur-son Leanard Jackson, âgé de 26 ans. On y est. Presque.
1976-1978 : Disco, vers Kraftwerk
Dès 1976, un après la création de son label à Los Angeles, Whitfield s’impose dans le disco, épaulé par l’un de ses ingés sons, dont on exagère sciemment le rôle : Leanard.
Cette année-là, ils produisent You + Me = Love des Undisputed Truth, éternel groupe-laboratoire. Le titre obtient un succès honorable dans les charts américains et britanniques. Si l’ambiance reste soul et psyché, l’orchestration évolue rapidement vers des beats disco, avec cuivres, chœurs, mise en avant de la chanteuse et long instrumental. La chanson finale du disque se nomme Let’s go down to the disco. On ne fait pas plus clair.
Un mois plus tard, en septembre 1976, Whitfield sort l’un des hymnes disco avec les Rose Royce : Car Wash, titre qui passe un coup de polish sur la soul Motown. Whitfield reçoit en 1977 à Cannes le prix de la meilleure musique de film. La même année, il plante le clou avec Wishing on a star des Rose Royce, sur lequel officie toujours Leanard Jackson et qui obtient un succès inattendu en Europe.
Whitfield a ainsi établi son label comme acteur américain central du disco grâce à Rose Royce et Undisputed Truth. Ce qui ne manque pas d’intéresser quatre Allemands.
Kraftwerk 1975-1977 : de l’autoroute au chemin de fer
En 1975, alors que Donna Summer met tout le monde d’accord et que Whitfield quitte Motown pour le disco, Kraftwerk connait plusieurs évolutions. Tout d’abord, ils réalisent leur première grande tournée nord-américaine pour « Autobahn », accompagnés par un nouveau percussioniste : Karl Bartos.
Ensuite, 1975 est l’année de création de leur studio mythique Kling Klang, leur garantissant à la fois l’espace, le matériel et la liberté nécessaires à leurs nouveaux projets. Enfin, sur « Radio-Activity » ils assument un virage plus électronique, grâce notamment à l’orchestron Vako et au Minimoog, sans oublier l’introduction du chant avec un vocoder et l’apport rythmique de Bartos. Kraftwerk atteint une renommée occidentale inédite.
En 1976, ils enregistrent « Trans-Europe Express » (TEE), synthèse parfaite entre leur héritage de musique concrète, leur krautrock originel, ces longues plages motorik visant à dessiner des paysages de vitesse, de désolation et de rencontres anonymes, et leur approche mélodique et rythmique plus récente, avec quelques bouts de chants ou de spoken-words.
L’album est mixé à Los Angeles, avec Bill Halverson, premier ingénieur non-germanique. Ils abandonnent une partie de ces mixes, trop tournés vers le chant et l’aspect commercial. Après tout, on parle du studio des Eagles et du producteur de Crosby, Stills & Nash.
A la sortie du disque, un phénomène inattendu a lieu : TEE explose dans les charts disco. On peut y voir la réussite de l’intégration progressive de Bartos et de ses percussions.
Ce succès disco de « TEE » encourage le groupe à poursuivre sur cette voie. Ils décident donc de s’attacher les services d’un spécialiste du disco. Mais pourquoi, alors qu’ils sont dans le pays de la disco exigeante et tranchante, vont-ils vers Whitfield et Leanard Jackson ? Leanard a alors adopté le surnom de « Colonel Disco » mais on doute que ce soit la raison principale.
Kraftwerk et Detroit : Intermission et Karl Bartos
Il ne faut pas négliger l’influence de la musique de Detroit sur Kraftwerk. Tout d’abord, Ralf et Florian sont obsédés par les Stooges d’Iggy Pop et le MC5, les deux fers de lance du garage rock de Detroit en 69. Ils sont fascinés par leur énergie, leur liberté, leur faux amateurisme, leur influence jazz sous-estimée, leur façon de briser les structures.
Il ne faut pas non plus oublier le choc de la tournée américaine de 1975 : ils y rencontraient un succès inattendu, notamment à Detroit. Enfin, Karl Bartos joue un rôle central. Outre sa formation classique et concrète, il est un réel connaisseur de la Motown. Il affirme qu’après « Radio-Activity », à son initiative, Kraftwerk a inséré de plus en plus de rythmes afro-américains dans sa musique. Il confie que le son de Kraftwerk est un mélange entre des harmonies, des mélodies européennes et des rythmes à l’américaine, notamment inspirés de la Motown.
Cette année 1977, Bartos prend ainsi plus de place et est officiellement crédité comme co-auteur sur « Man Machine ». Approcher Norman Whitfield, grand manitou artistique de Motown, précurseur de la soul psychédélique qui vient de signer un des plus gros tubes disco avec Car Wash, relève alors d’une certaine logique.
Kraftwerk cherchait donc à contacter Whitfield Records, à Los Angeles. Whitfield les a renvoyés vers son poulain, Leanard Jackson. C’est cette afro-américanisation de la musique de Kraftwerk qui explique la surprise de Leanard qui pensait rencontrer quatre musiciens noirs en arrivant au studio Rudas, où l’album est mixé, en février 1978.
Leanard Jackson et « Die Mensch-Machine »
Âgé de 28 ans, formé à l’école Whitfield, sortant du pur disco, Leanard Jackson se retrouve donc à mixer l’album culte de Kraftwerk, celui sur lequel ils mêlent frontalement la robotisation de l’humain, l’humanisation de la machine, pour produire un blues électronique aussi froid et cynique qu’étrangement chaleureux.
Ils développent et ironisent sur ce qu’on pourrait résumer par l’adjectif « Unheimlich », l’inquiétante étrangeté de ce qui semble familier, trop familier, moteur de nombre dystopies totalitaires. La pochette empruntée au suprématisme de Lissitzky n’étant qu’un élément supplémentaire de cet imaginaire.
Les mélodies somptueuses s’accompagnent de rythmes et de kicks empruntés à la soul, notamment au début de Das Model et de Neon Lights, ou bien encore sur le dialogue détraqué des machines de Die Roboter. On parle alors d’électro-pop, terme à bannir à cause des années 2010, mais qui a malheureusement une certaine pertinence ici.
Avis de recherche : Leanard Jackson
L’album mixé, Leanard rentre à Los Angeles et Whitfield ajoute Kraftwerk à son catalogue. Cependant, le label ferme en 1982, au moment où la Motown reprend du poil de la bête grâce à Nile Rogers et Diana Ross. Leanard suit alors Norman et retrouve la Motown. Il travaillera ensuite rapidement pour George Clinton avant de suivre l’arrivée du hip-hop et de mixer le premier album de Toddy Tee, pionnier oublié du West Coast.
Il apparait encore jusque dans les années 2000, moment où toute trace de ce Leanard, jamais interviewé à notre connaissance, disparaît. On a essayé ici, avec le peu d’informations disponibles, de retracer ses débuts atypiques, au risque d’exagérer son rôle et son mystère.
Les histoires dans l’histoire
Pour comprendre la venue de cet ingénieur américain inconnu spécialisé dans le disco, il faut encore insister sur la proximité à la fois musicale et paysagère de Kraftwerk avec Detroit.
Detroit, à la fin de des années 70, est la ville de l’automobile ravagée par la désindustrialisation, tout comme la Ruhr natale de Kraftwerk. Les musiciens de Detroit et de Düsseldorf ont grandi dans des paysages similaires et en ont tiré une musique tout aussi radicale, répétitive, faussement proprette et naïve, ouvertement vindicative, que ce soit à travers la soul de Whitfield, le Krautrock de Kraftwerk ou le rock du MC5.
Cet imaginaire commun, la fascination de Ralf et Florian pour les Stooges, la tournée américaine de 75, l’incursion de Whitfield dans le disco en incorporant sa soul psychédélique et l’apport rythmique de Karl Bartos qui introduit des beats afro-américains sont bien les causes de cette anomalie apparente qu’est la venue de Leanard Jackson.
Ce n’est pas un hasard si « Die Mensch-Machine » devient le disque fondateur de la techno de Detroit. Lorsque Derrick May définit la techno comme une rencontre de Kraftwerk et de George Clinton dans un ascenseur, il faut ajouter Norman et Leanard Jackson, qui ont tiré le câble.
Ce n’est pas un hasard non plus si, plus de dix ans plus tard, lorsque les Allemands réunifiés se retrouvent à la Techno Parade, c’est ce même dialogue Detroit-Allemagne qui se met en place : une techno allemande influencée par celle de Detroit, elle-même inspirée de Kraftwerk, ces derniers ayant fait confiance au label de Norman Whitfield, symbole de la musique de Detroit, pour mixer leur humain-machine. « The Hall of mirrors », quoi.
4 commentaires
esta es la musica de la camisa Dali ?
Ou quand un groupe soit disant « avant-garde » cherche à faire dans le komerzial .
Question de survie artistique ou bien opportunisme de bon aloi ?
Au moins ça aura permis de nous parler de ces petites mains à l’énorme talent qui on le pouvoir d’un thaumaturge du son pour transformer des chics types de Düsseldorf en gross fedettes arch !!!.
qu’on sauve marsseilles ou la planète ?
bonn i_d année