« Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet », écrivait Drieu la Rochelle dans Le Feu follet. Daniel Darc aura passé sa trop courte vie à se heurter à l’objet, que celui-ci ait pour nom rock’n’roll, dope, poésie, occultisme, alcool, dépression, dénuement, dope encore, prison, religion, rédemption ou amour. Dix ans après son escapade définitive, Pierre Mikaïloff se souvient, se rappelle.
Je garderai de lui une poignée d’images qui résume son impossible quête : écrire sa vie à l’aune des mythes fondateurs. Elvis, Jerry Lee, Keith, Dylan, Iggy… Mais aussi Rimbaud, Baudelaire, Burroughs, Ginsberg, Kerouac… Mais aussi Warhol, Patti Smith, Coltrane, Velvet Underground, Nijinski… Mais aussi Johnny Cash…
C’était un soir d’octobre 2006, au Bataclan. Nous sommes là, Daniel et moi, posés sur le canapé défoncé de la petite loge. Chloë des Lysses saisit nos reflets dans le miroir. Daniel fixe l’objectif, l’air indifférent. Avec sa béquille, il m’évoque le James Dean de Géant, le plan de la crucifixion, avec la Winchester… Mais Daniel a plus de tatouages que Little Jimmy Dean. Chloë s’éclipse, nous restons seuls. Je gratte mon Hummingbird, Daniel me demande si je sais jouer Folsom Prison Blues, cette chanson où Johnny Cash prononce d’un ton blasé : « But I shot a man in Reno just to watchhim die ». Je réfléchis un instant, bredouille quelque chose comme, « Non, désolé, je la connais pas », et me ressers un verre.
Daniel a adapté la chanson en français. Il la chantera tout à l’heure. Enfin, si tout se passe comme prévu. Mais on ne peut justement rien prévoir. Ici les lois qui régissent le temps (et les horaires de passage) n’ont plus court, nous sommes dans la dimension Daniel Darc. Du couloir, montent des voix inquiètes : « Vous n’avez pas vu Daniel ? »
Dans la petite loge, comme un enfant sage, il relit son texte, prépare son harmonica Lee Oskar. Je dis aux voix de ne pas trop s’inquiéter : il sera bientôt prêt.
On l’entraîne vers la scène. Je le regarde partir. Vision d’un condamné à mort : Memphis, 1955. Il est cinq heures du matin. Un long couloir. Puis cette pièce aux murs sales où se termine l’aventure.
Daniel a cette beauté dangereuse des hors-la-loi, des insoumis, des visionnaires. Toujours en cavale, il est celui qui a échappé à toutes les polices, enfin, presque toutes, à toutes les morts, à tous les pièges, enfin, presque tous. Dans moins d’une minute, il sera sous les projos et Folsom Prison Blues deviendra sa chanson. Enfin. Qui d’autre pourrait prétendre se couler dans les pas de l’Homme en Noir sans prêter à sourire ? Ces deux-là faisaient le même métier. Un métier de seigneur. Prêcheur, rocker, bateleur, un peu tout cela à la fois.
Daniel se tient sur le seuil de la scène, attendant qu’un roadie le débarrasse de sa béquille et l’accompagne au micro. Je songe à Jerry Lee qu’on accompagne aussi jusqu’au piano, ensuite, la « bête » à ses repères. Ce même parfum de danger. La vie attrapée à bras-le-corps, consommée, consumée par tous les bouts. Vécue vite. Chercher des sens, des sensations, attendre la nuit. En espérant qu’elle tiendra ses promesses. Johnny Cash, Jerry Lee, Daniel… ces trois-là ne viennent pas du pays des tricheurs.
Le groupe démarre l’intro, tendu. Instantanément, miraculeusement, ils deviennent ces fallen angels dont Daniel a besoin. Une chanson de Cash se vole. Oui, cela relève davantage du hold-up que de l’habileté musicale. Si, en sortant de la banque, vous n’êtes pas criblé de balles, vous avez réussi votre coup. Mais ce soir, ça va beaucoup trop vite. Je n’ai jamais entendu ça ! Le morceau déboule à cent à l’heure. Ces types se sont tout simplement calés sur le tempo de la vieille Diesel Pacific Union qui parcourt depuis quarante ans la ligne Santa Fe-Albuquerque. Les yeux rivés sur la silhouette fragile, en jeans et boots de biker, qui s’accroche au micro, la salle retient son souffle. Daniel sort lentement le texte de sa poche, le tient haut devant lui, comme un manifeste, et commence à chanter. Il ne danse pas, non, mais qu’importe car le fantôme damné de Nijinski est là, qui le frôle, le bouscule, joue avec lui. Je frissonne. Les couplets sont finis. Daniel sort son harmonica. Il en joue comme on monterait un mustang emballé : à cru. Il fait ce que Dylan aurait fait, ce que Morrison aurait fait, dans les mêmes circonstances. Ce que vous et moi aurions fait, si nous étions nés quelque part du côté d’Hoboken ou de Belleville et avions pris la route, un soir de pluie, poussés par la nécessité, l’ambition, et aussi autre chose… Il ne faut pas être trop bon musicien pour réussir ces solos-là, non. Je crois que vous savez de quels solos je veux parler. Il range le Lee Oskar dans la poche de son blouson, titube, trouve encore la force d’approcher ses lèvres du micro. Il reste cette dernière phrase à chanter… Sa voix est blanche, forte, si froide et si claire, lorsqu’il prononcera en regardant le diable dans les yeux : « J’ai buté un mec à Reno juste pour le regarder mourir ». Et là-dessus, il se casse.
Quelques jours plus tard, il me remettra un exemplaire d’un recueil intitulé Fantômes du jazz. Au début d’une nouvelle consacrée au clarinettiste Mezz Mezzrow, Daniel avait écrit « cut-up possible ». Il avait surligné des mots qui auraient pu devenir poème, chanson. Les pièces d’un puzzle qui, rassemblées, dessinent l’autoportrait de l’artiste en archange électrique : « Déprimé, laminé, ravagé. Assis des heures entières sur le bord du lit, les mains pendantes entre ses jambes. Hipster affranchi. Caucasiens, parents juifs russes. Mal barré, ‘white nigger’, la nausée, cloué, cafardeux et misérable. Négligemment calé, atonal, miné, miteux. Et puis l’intoxication. Immaculé, élégance dévastée. Le prince, ventre, cœur et tête : les connexions se faisaient. À chaque fois qu’il foutait les pieds dehors, c’était décourageant. En suspension, réhabilité, slave, son cœur lâchait, enfermé dans une lueur faible. White trash. Negro, sublime, anéanti. L’évidence était absurde. »
Absurde comme ne plus croiser son sourire rue Trousseau. Absurde comme le silence. Absurde comme l’absence. Absurde comme se heurter enfin à l’objet.
7 commentaires
laurent sinclair best hero_in of my youth
tu pousses pa sun peu loin le memomiserabilla ?
Ton souvenir c’était les 40 ans de rock and folk non ? J’ai le souvenir qu’il est tombé avec sa béquille façon Vince Taylor à la fin plutôt (dans que ça enlève rien à sa prestation au contraire)
croise libraire rue d martyrs plusieurs fois & a chaque fois faisait tout tomber et ne payer presque jamais les editions command »es que pour lui .. Pigalle rstera Pigalle, le françois restera le mec bien qui pissait sur le sinvités…
il collectionait des disques du culte!
cgt = bombe a poivre!
Bravo, 🎊 superbe article !