« On en pince pour le nouvel album de Colin Johnco ». Dans un monde idéal, des disques comme ça, à la croisée des chemins entre Tuxedomoon et Brian Eno, serait chroniqués dans Marie-Claire et tous les abonné.e.s organiseraient d’immenses fêtes païennes autour de ce disque instrumentale à base de sea, sax & fun. Nous sommes hélas en 2024, Pharoah Sanders est mort et le jazz transcendantal ne fait plus recette. Nous vivons sur une grande île déserte peuplée de crabes géants.

Un jazzman connait-il la note d’après ? Cette question continue de m’obséder, et les meilleures intelligences artificielles du monde, quand bien même elles connaitront un jour les réponses à toutes les questions et les plus belles suites d’accord, ne sauront jamais expliquer la magie puissante du hasard maitrisé. Le jazz donc. Il y a cette anecdote racontée par Herbie Hancock à propos de Miles Davis : « Un jour que nous jouions ensemble à Stuttgart, en 1963, Miles est en train de jouer l’un de ses incroyables solos pendant So What et moi j’ai le malheur de sortir la pire fausse note au monde. Je me prends immédiatement la tête entre les mains, sauf que là, en un instant, Miles comprend et rattrape le coup en transformant ma fausse note en un truc juste. Pour lui, ce n’était pas une erreur, c’était simplement quelque chose qui était arrivée ». Le jazz, une science avec des trous à remplir.

Crabe géant - Album by Colin Johnco - Apple Music

L’un d’entre eux, actuellement, et en marge des grosses productions du genre comme par exemple le nouveau disque de Kamasi Washington, c’est l’interstice. Ce jazz à la frontière de plusieurs pays sans grandes populations, qu’on vive dans l’Etat du Terry Riley, dans la province André 3000 ou pas très loin du supermarché d’aéroport Brian Eno. Planté au milieu de ce désert, il y a donc « Crabe Géant », un disque essentiel pour se recentrer comme disent les yogistes du lundi midi et qui inscrit définitivement son auteur, Colin Johnco, sur la liste des extraterrestres du secteur. Capable d’ouvrir son bal méditatif avec une piste de 24 minutes (L’étoile) divisée en 4 parties, le Français par ailleurs membre du collectif planant Dr(Dr)One n’a certainement pas écouté le disque de Sanders et Floating Points qu’une seule fois.
Mieux que ça : en cinq titres seulement, dont trois au-delà de 8 minutes, l’intermittent du cosmos agrège autour de lui toute la clique française de l’anormal, à savoir Emmanuelle Parrenin (légende de la vielle à roue), Quentin Rollet (légende du sax alto), Paulie Jan (au modulaire) ou encore Eat Gas, bien connu des services de police pour ses associations avec Nicolas Ker et Dr(Dr)One.

La bio parle d’un « single », on rigole. Ca s’appelle L’air qui danse, c’est indiffusable en radio, 1232 personnes l’ont écouté sur Spotify et par les temps qui courent lentement, c’est presque une bonne nouvelle. C’est la preuve que 1232 personnes ont ressenti une émotion en écoutant le premier album de Tuxedomoon, qu’ils n’ont pas besoin qu’on leur fasse un dessin pour s’inventer des images en regardant le plafond, et que le free jazz, à défaut d’avoir un avenir, sait être encore autre chose qu’un terme générique destiné à la gériatrie. Avec ses humeurs cinématiques à la John Parish, « Crabe géant » fait réfléchir l’auditeur car il lui laisse l’espace pour. Et l’on en vient presque à se demander à quoi aurait pu ressembler la très mauvaise série Netflix consacrée à Raël si elle avait été sertie de ces musiques ondulaires.

Gourou d’une secte qu’on appellera faute de mieux le club du proto-jazz-pour-gens-sous-drogues-douces, Colin Johnco peut faire comme Gérald de Palmas et marcher tranquille dans le sable avec ses crabes géants. Ils le sont. Et ce jazz-là, loin d’être strident ou horripilant dans ses piaillements, appelle l’auditeur à faire sa grande introspection tout au long des 64 minutes que dure cet exercice de lâcher-prise. Et si ça pince encore après ça, c’est que vous êtes de retour dans la vie réelle.

Colin Johnco // Crabe géant // Johnkôôl records
https://johnkoolrecords.bandcamp.com/album/crabe-g-ant

 

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