Il y a dix ans, je me suis rendue à la cinémathèque pour la première fois.

Il y a dix ans, je me suis rendue à la cinémathèque pour la première fois. Cela m’a tellement marquée, que je me souviens d’à peu près tout : la tenue que je portais, le jour (un jeudi soir), le film bien sûr (La Collectionneuse, de Rohmer), l’endroit où nous étions assis dans la salle (au premier rang),  la lumière dorée de mai sur les branches des arbres des grand boulevards (des robiniers, ai-je plus tard appris). Ce fut le début de quelques années très heureuses.

La cinémathèque se trouvait alors boulevard de Bonne Nouvelle, entre deux séances nous allions au Mac Do, ou traîner au Virgin. Photo de détail : à la place du Starbuck, il y avait une salle de jeu, la station de métro Grands Boulevards s’appelait Rue Montmartre, le Virgin : Extrapole. Le Mac Do n’a pas bougé. Ni les robiniers.

Il y avait également le Chaillot historique de Baisers volés, mais j’aime moins Chaillot, c’est plus loin, le quartier est sinistre. J’y vais épisodiquement voir des films invisibles de Godard , quelques Rivette, Conte de Printemps, ou Pickpoket (qui m’ennuie la première fois). Ma salle, ma maison, notre point de rendez-vous, c’est la salle dite des grands boulevards.

Comme à la messe, on se retrouve à partir du mercredi soir, deux séances, immuables 19h, 21h30. Les cycles reviennent : l’été le « Révisons nos classiques »,  un vendredi sur deux les émules de Nicole Brenez viennent aux séances de cinéma expérimental, que je n’ai jamais trop goûté à part pour les splendides reliques de l’ère situationniste (et puis voir Maurice Lemaître en vrai !), qui plus qu’autre chose m’ont laissé le goût de 68 et des 70’s militantes. Et sinon c’est le « bis », immanquable. Les séances de bis ne sont pas que prétextes à rigolades débiles, les séries Z italiennes des 70’s ont des ruptures de rythmes, des moments de grâce à couper le souffle, et c’est religieusement que l’on écoute Jean-François Rauger, nous présenter les films du soir.

On y reconnaît les uns ou les autres (mais on ne se parle jamais). J’ai assistée, tétanisée à une projection de Franck James à côté des Straub (qui ne se déplacaient guère que pour les Ford), Jean Rouch venait souvent, et dans la queue pour un Vecchiali quelle ne fut pas ma surprise de voir derrière moi une frêle femme aux yeux bleus : Françoise Lebrun.

Tous les deux mois, nous nous jetons avidement sur le nouveau programme que nous commentons pendant des heures. Dois-je ajouter que le génie en résidait dans les quelques lignes de description d’un film, art d’un détachement concis digne des fait divers de Fénéon que Paulhan adorait. Morceaux choisis :

« Une jeune fille passionnée de plomberie et un réfugié tchèque dérangent la sérénité d’un manoir anglais »  [La folle ingénue, Lubitsch]

« Une ancienne star de comédie musicale arrive à New York dans l’indifférence générale » [Tous en scène, Minnelli]

« Un shérif arrête le frère d’un homme très puissant et affronte une bande de tueurs avec l’aide d’un adjoint ivrogne » [Rio Bravo , Hawks]

« Dans le New York des années trente un avocat véreux et infirme tombe amoureux d’une danseuse » [Party Girl, Nicholas Ray]

« Une espionne très spéciale, qui sort de sa retraite pour une dernière mission se fait greffer un appareil photo dans le sein gauche » [Super Nichon contre la Mafia, Doris Wishman]

La cinémathèque, comme la cinéphilie, est une aventure française.

Sans Henri Langlois, on le sait, pas de Bazin, pas de Cahiers, pas de Nouvelle Vague, pas de cet esprit si particulier à la cinéphilie française. Sporadiquement, la cinémathèque éduque des grappes de jeunes gens, qu’ils soient en bande ou seuls, des années 50 à aujourd’hui, ceux qui viennent se perdre là – il y en a toujours – happés par le rêve glacé de l’écran, et les fantômes argentés. Eduque, oui, car fréquenter la cinémathèque ce n’est pas comme se rendre de temps en temps à un concert, ou voir une exposition. Fréquenter la cinémathèque c’est dans l’esprit de Langlois et de tous ceux qui ensuite vinrent s’y brûler les yeux « y  aller », aller là plutôt qu’ailleurs et aller là de toutes façons par défaut, quand on n’avait rien à faire, ne pas (trop) se laisser détourner par les détours de l’autre vie, la « vraie » (amis, amours, études).

Le rêve fou de Langlois : tout montrer. D’une part, sortir du mépris ce qui était ringard ou dépassé ou ce que le rapide XXème siècle voulait ensevelir dans l’oubli (le muet pour lui, plus tard les cinéastes mineurs, les sous genres). D’autre part, et paradoxalement, choisir, exhumer, marier les films selon leurs affinités cachées. Quarante ans plus tard, les films étant devenus innombrables, il ne saurait être question de tout montrer, mais d’aller trouver les raretés, d’aller sauver les films jugés trop sévèrement une première fois, d’aller montrer encore et encore ceux qu’il fallait voir et revoir.

Dans les années 1998-2002, cela donne : montrer en février 2000 « les années 90 » (dix ans après je ne pense pas que la sélection changerait d’un iota). Consacrer Jean-Pierre Léaud (bien sûr), mais aussi Christopher Walken, ou Lou Castel (héros local, il vient souvent, toujours ivre mort), Dario Argento (standing ovation vibrante de dix minutes), Paul Verhoeven. Décider des géniales rétrospectives à thèmes (westerns européens, Sade au cinéma, Casses en tous genre, Fantômes) où se côtoient tartes à la crème, chefs d’œuvres, films fantômes et oubliés.

Car il s’agit encore et toujours d’affaires de génération : il y a la rue d’Ulm, ceux de République early 90’s, et les cinéphiles d’aujourd’hui, qui fréquentent le grand bâtiment de Bercy. Moi j’étais de l’époque grands boulevards, rétrospectives Beauregard, Pialat, Joe Dante (la meilleure ! tous les films de l’écurie Corman !), Nicholas Ray, Fantômes, une génération. La génération d’une certaine cinéphilie sans doute la dernière.

En 2004 Chaillot ferme, années 2000, on connaît la chanson, les DVD se multiplient et réalisent ce que la vidéo n’avait malgré tout pas réussi à faire : créer une manière mutante, hystérique de voir le cinéma, que consacrent aveuglément les Cahiers (combien d’articles débiles consacrés à la joie des scènes remontées en bonus, ou au fameux chapitrage). Je possède plusieurs étagères de DVD, en consomme énormément, je ne résiste pas non plus au fait de re-revoir Legally Blonde, Johnny Guitar, ou n’importe quel Rohmer  dans une image parfaite, quand l’envie m’en prend, ou de pouvoir courir à la moindre boutique spécialisée de Paris et d’en ramener un coffret Biette. Combien de temps aurais-je dû attendre les films de Biette avant ?

Aujourd’hui , alors que tout existe en DVD, que les moindres blogs ou sites recommandent les indispensables de la culture officielle ou underground , il n’y a plus de découverte, on n’attend pas 5 ans avant de voir un film (j’ai attendu près de huit ans pour voir ceux de Debord), il n’y a plus de queue de 200m pour le Tabu de Murnau, la rareté a disparu ainsi que la quête. Je ne sais pas si c’est bien ou mal, je sais seulement que nous avions conscience que lorsque nous assistions, muets de plaisir, à la projection des Cinéphiles de Skorecki (qui nous toisait dans la salle en nous lançant « un cinéphile je ne sais pas ce que c’est, le cinéma je ne sais pas ce que c’est »), à l’intégrale de La Maison des Bois de Pialat, ou encore lorsque nous voyions Rock’n’Roll High School, ou Two Lane Black Top miraculeusement exhumés de seventies de rêve, nous étions témoins de  quelque chose de rare, qui ne se reproduirait pas. Et si  nous ne  sommes pas la dernière génération de cinéphiles,  nous sommes du moins la dernière à avoir vécu la cinéphilie comme ont pu la vivre en leur temps Truffaut ou Skorecki (traquer le film rare, savoir attendre, préférer le grand écran au petit).

En 2004, la cinémathèque déménage, cette fois le couperet repoussé plusieurs fois tombe.

Dernier week-end : je vais voir un Grandrieux le vendredi soir. Le dimanche : projection des Histoires du cinéma à Chaillot. Je n’y vais pas pensant que ce sera vraiment trop triste. D’après ceux qui y étaient, ça l’était.

Aujourd’hui je n’y vais plus ou presque. Je ne me sens pas à l’aise dans les grands bâtiments de Bercy. C’est à mon vidéo club maintenant que je m’en remets pour découvrir un Garrel que je n’ai jamais vu, ou trouver les films que j’ai encore envie de voir (House by the river de Lang, les Will Ferrell non sortis en France, les premiers Curtis Hanson). De temps en temps cependant j’y retourne, la dernière fois c’était une séance jeune public pour Moonfleet, les enfants commentaient le film, Steward Granger dérivait au loin sur sa barque et j’essaie de ne pas pleurer.

Paris est tout petit et j’habite désormais le quartier, je ne quitte jamais les grands boulevards et passe tous les jours par Bonne Nouvelle, le trottoir devant ce qui est désormais un « Comedy Club » (sic) reste vibrant de ces  heures heureuses passées patiemment sur le Boulevard de Bonne Nouvelle à attendre que la séance commence, en lisant ou regardant la rue, ces heures perdues dans la vacance d’après-midi d’été parce que nous préférions être là que chez nous, dans les bars et les cafés, là plutôt que dans les rues, ou en cours, hypnotisés par l’immense écran, aveuglés. Comme la jeunesse, cela passe.

 

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