Au mitan des années 70 nait Chevance, un label de musique pour enfants progressistes qui va remettre en cause les habitudes d’écoute des tout petits. Populaires dans les milieux de gauche, musicalement pointues, ces productions apparaissent aujourd’hui aussi anachroniques que les sous pulls électriques et les papiers peints à vomir du salon de tata Micheline. En éditant une compilation minutieusement élaborée par Sylvain Quément (Radio Minus), Born Bad remet en lumière cette aventure singulière.

Enfants de soixante huitards. 1968 a renversé les conventions sociales. La génération des étudiants responsable de la chienlit devenue adulte se doit aussi de balayer l’éducation à la papa. Après avoir vainement tenté de faire la révolution, les jeunes ont fait des gosses en se promettant de ne pas les enfermer dans les carcans qu’ils avaient eux même subis. Et même si comme l’annonçait De Gaulle « la récréation est finie », on commence à lâcher un peu la bride; on interdit petit à petit les châtiments corporels à l’école. L’enfant devient enfin le centre du processus d’éducation. Fini le dressage, l’imagination des gamins doit reprendre le pouvoir. Chez les babas les enfants font « leur propres expériences » .

L’éducation progressiste apparaît dans les milieux de gauche pour le meilleur comme pour le pire. Françoise Dolto dynamite les conventions avec ses bouquins et ses émissions de radio et dans les communautés expérimentales le mythe de l’enfant sauvage de Rousseau a le vent en poupe. C’est bien connu, l’Homme nait bon mais la société le corrompt et l’adulte à autant à apprendre de l’enfant que le mouflet de son paternel. Durant les 70’s, on voit fleurir tout un tas de théories et d’écoles alternatives. On débat éducation à la fac rouge de Vincennes, les écoles Steiner font recette avec leur pédagogie anthroposophique fumeuse et Gaby Cohen-Bendit, figure de proue de l’école émancipée, monte son lycée expérimentale à Saint Nazaire en 1982.

Une musique abêtissante. Et la musique pour les enfants dans tout ça ? Il faut dire que dans ces années là, la grande majorité des petits Français ont droit aux sempiternelles comptines et aux leçons de choses teintées d’humour pour jolies petites têtes blondes. Les disques pour les bambins, c’est le carton de la chanson douce d’Henri Salvador, Le loup, la biche et le chevalier qu’on se passe de génération en génération depuis 1950. Mais c’est aussi Pierre et le loup raconté par Gérard Philippe, les affreux chants scouts où monte la flamme légère (vous l’avez ?) et les chansons sur le petit Jésus qui ne sont souvent pas bien loin. Cerise sur le gâteau, en 1977, on flingue les gamins avec Chantal Goya et son lapin qui a tué un chasseur (vous me détestez ?). Il ne reste plus que l’apparition de Dorothée et la première crise pétrolière pour que les parents aient envie d’aller se barricader dans le garage pour laisser tourner le moteur de la 4L histoire d’en finir avec la vie et l’autre grande gourdasse et son putain d’ordinateur. (Maintenant vous me haïssez).

L’imagination au pouvoir. A l’autre bout du spectre, là où le port du collier de barbe n’est pas encore prohibé, il y a les intellos de gauche qui n’en peuvent plus de la soupe servie aux tous petits. Ils comptent bien stimuler leur imaginaire sans pour autant les prendre pour des cons. Et d’ailleurs pourquoi proposer une musique simplette aux enfants ? C’est sur cette intention de base que Philippe Gavardin va créer le label Chevance et le tenir à bout de bras entre 1974 et 1985. Pour être précis, le label n’a pas tout de suite commencé par éditer des disques destiné à la jeunesse, Gavardin a même sorti un album d’Anne et Gilles qui rendait hommage à Pablo Neruda, du folk à tendance chanson réaliste communiste bien larmoyant. Quand on sait que Chevance est distribué par Chant du Monde, dont Gavardin assurera par la suite la direction, on comprend mieux la ligne éditoriale très fan du grand soir. Mais à cet aspect rouge, qui ne transparait pas dans la musique, on peut ajouter une dimension free jazz et cabaret à l’identité du label. Le patron va constituer une écurie de musiciens et créer des ponts entre ses musiques qui n’ont pas pour habitude de dialoguer.

Chevance devient alors un genre de Saravah pour les petits avec un ton jazz folk expérimental exigeant qui va viser avant tout à faire découvrir de nouveaux mondes à l’auditeur, vierge de références musicales. On navigue parfois pas si loin du Comme à la radio de Brigitte Fontaine accompagnée par l’Art ensemble of Chicago. D’une facture impeccable, avec ses illustrations soignées et ses gatefold luxueux, les disques (en majorité des 45 tours) sont, avant des les enfourner dans le mange disque, déjà une invitation au voyage et à la rêverie. Ces images, aux grands pouvoirs évocateurs, marqueront autant les enfants que leur contenu musical.

La compilation que sort Born Bad offre un condensé de l’univers de Chevance et dresse un portrait de l’esprit qui animait le label. Tout est là : oublier les leçons d’adulte, jongler avec les sons, les visuels et les textes pour que l’auditeur soit propulsé dans un univers pas forcement défini qui va l’inciter à la rêverie ou à la cocasserie. Ces musiciens n’ont pas hésité pas à faire appel à des procédés influencés par la surréalisme et à l’agrégations de mots incongrus. Anne et Gilles qui viennent du cabaret, chantent un extrait du bestiaire de Desnos (Le gnou), Cristine Combe propose des anti-fables où elle ridiculise les bonnes manières des enfants bien élevés (Conseils aux enfants sages) et Steve Waring entouré du Workshop de Lyon revisite le mythe de Narcisse en mode free Jazz. La dictée d’Alain Savouret fait plus écho aux recherches acousmatiques du GRM qu’à Bécassine et le groupe Organon sort les tablas pour une leçon philosophique de l’existence qui pourrait faire flipper un paquet de gamins. À l’inverse des productions traditionnelles du genre, on ne fait jamais appel à des voix enfantines pour incarner et créer un lien privilégié avec l’enfant. On ne lui prodigue aucune injonction éducative à proprement parler et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on ne le prend pas pour un con. Autre temps, autres mœurs, on ne ne voit pas trop la réaction qu’aurait aujourd’hui un petit confronté à ce monde suranné si ce n’est par l’ennui. Et probablement le dédain. Il n’empêche que rien que pour son aspect sociologique et ses recherches musicales cette compilation mérite le détour afin de comprendre qu’il fut un temps où l’éveil musical pouvait se marier avec la notion d’exigence.

Résultat de recherche d'images pour "label chevance"Mais oui mais oui, l’utopie est finie. 1987. Mitterand a, depuis quatre ans, bradé les valeurs de gauche et cohabite avec Jacques Chirac, Dorothée, animatrice de longues dates sur le service public, va devenir un monstre médiatique en opérant un transfert juteux sur TF1. La blonde avec ses chaussettes rouge et jaune à p’tits pois (un dernier pour la route) va jusqu’à assurer des marathons de plus de six heures de direct et truster pendant plus de dix ans le marché de l’entertainment pour enfants. Pour la première fois les enfants sont hypnotisés devant un écran comme des lapins devant des phares. La musique pour petits est relayée au rang de merchandising. Il faut que les parents crachent la monnaie, on travaille à l’américaine en refourguant des cartes de club, des t-shirts, des casquettes, des BDs et des millions de disques. Chevance, quant à lui, a fermé boutique depuis deux ans. L’imagination n’est vraiment plus au pouvoir.

Chevance (etc…), outremusique pour enfants (1974-1985) // Born Bad
https://shop.bornbadrecords.net/album/chevance-etc-outremusique-pour-enfants-1974-1985

6 commentaires

  1. j’en ai vu 1 l’achete en croyant partir avec le wild classical musickque machin_chose Machine! pov’nouilliasse!

  2. Merci pour cet article très intéressant. Mais qui ne répond pas à l’une des questions que je me suis posées en découvrant cette compile tardive : ça veut dire quoi, « Chevance » ?

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