Septembre 2004, sortie du roman de Virginie Despentes. À la fin du livre, l’héroïne, Gloria, traverse Paris à pieds, tombant à chaque colonne Morris sur l’affiche d’un film dont elle a écrit le scénario, intitulé « Bye Bye Blondie ». Mars 2012, l’affiche du film « Bye Bye Blondie » trône effectivement sur les colonnes Morris, dans la vraie vie. Belle mise en abyme.

Sauf que dans le film, Gloria est brune (du coup, il ne vient à l’idée de personne de la surnommer « Blondie » — surnom qui était pourtant à l’origine du titre), et n’écrit aucun scénario.

L’adaptation cinématographique d’un roman qu’on a aimé est souvent décevante. Non seulement parce que l’écrit permet de partager les pensées intimes des personnages, mais surtout parce que la lecture laisse place à l’imagination : on crée des décors, des visages… qui ne ressemblent jamais à ceux projetés sur l’écran. Virginie Despentes, auteur du livre et réalisatrice du film, a contourné brillamment l’écueil : son film est une adaptation libre de son propre roman. Elle a modifié les personnages, transformé des situations, inclus de nouvelles problématiques absentes du bouquin, et a même radicalement changé la fin. Le film dit les choses telles qu’elle a envie de les exprimer maintenant, non comme elle les voyait il y a quelques huit ans. On est donc face à une œuvre inédite, pleine de surprises, même si l’on retrouve, sous les traits de Béatrice Dalle, une Gloria qu’on connaît depuis des années.

Skunk à Nancy

Dans les années 80, Gloria, adolescente nancéenne, se retrouve bouclée en hôpital psychiatrique par ses parents, des bons prolos de l’Est qui prennent le look et la musique punk pour une maladie mentale. Ajoutez un psychiatre qui pense qu’elle « refuse d’être une femme » sous prétexte qu’elle a osé lever une chaise pour se défendre quand son paternel s’est mis à la cogner. À l’HP elle rencontre Éric, jeune bourgeois, vieille famille conservatrice. Ils tombent amoureux, comme on sait faire quand on a quinze ans. Ils écoutent les Bérus, La Souris Déglinguée, OTH, les Wampas. Fuguent ensemble, traînent leurs guêtres à Paris, Toulouse, Evry, font la manche, boivent des mousses, se battent avec des skins, fument de la skunk. Jusqu’à ce que la police retrouve Éric, et que ses bourges de parents l’enferment dans un internat en Suisse. Séparation on ne peut plus douloureuse. Vingt ans plus tard, Éric, la quarantaine passée, est devenu un présentateur télé connu, plein aux as. Gloria est érémiste. Chouèche notoire (terme qui, à Nancy, signifie « pochtronne »), elle traîne au mythique bar Le Royal et n’a pas perdu son goût pour la baston. Ils se retrouvent, retombent amoureux. Gloria s’installe avec lui à la capitale. Mais une ancienne keuponne, au milieu des baltringues du PAF, fait forcément des étincelles. Elle écrit un scénario qu’elle réussit à vendre à une boîte de prod, s’engueule avec ladite boîte de prod, le film se fait sans elle, son œuvre lui échappe. La santé mentale de Gloria vacille, l’amour s’étiole, le livre se termine.

Dans le film, différence notoire, Éric est devenu Emmanuelle Béart. Dans la vraie vie, Virginie Despentes est devenue lesbienne. Voilà de quoi causent les médias. À croire que deux femmes qui s’embrassent, même en 2012, ça fait encore couler de l’encre. Si l’argument de la dame de Nancy – choisir de filmer une histoire d’amour entre deux femmes parce que 99 % des romances qu’on montre au cinéma restent hétérosexuelles, alors que l’homosexualité est loin d’être marginale dans notre société – est hautement valable, il serait réducteur de résumer Bye Bye Blondie à un film lesbien. Même si Frances, la présentatrice télé interprétée par Emmanuelle Béart, s’est mariée avec un floutz (terme qui, à Nancy, signifie « pédé ») pour, comme elle le dit, « ne pas passer pour la lesbienne du PAF ». Bye Bye Blondie parle surtout du temps qui passe. Du danger de ressusciter un passé qu’on a forcément idéalisé. De jalousie. De différences sociales. De violence. D’amour. Et de punk rock.

Pinces-fesses mondains

Dans la salle du Gaumont Opéra le jour de la sortie, personne. Ou presque. Quelques filles venues seules, un couple de quinquagénaires, et c’est à peu près tout. Il faut dire qu’on est en semaine, et en début d’après-midi. Il faut dire aussi que Virginie Despentes est à peu près aussi détestée qu’une Courtney Love, que du reste elle admire. Il y a des années que j’ai arrêté de parler à des inconnus de mon admiration pour les deux madames susnommées, car la violence avec laquelle ils les méprisent n’a d’égale que leur ignorance de leurs œuvres respectives. À l’inverse des antibiotiques, la réponse est quasi-automatique : « Oh, cette punk à chiennes, cette féministe crasseuse, avec son bouquin illisible, là, Baise-moi… – Personnellement j’aime bien, je trouve son style d’écriture très fin et plein d’humour.
– Oh, je sais pas, je l’ai pas lu… »

Triste constat : beaucoup de bonshommes, même s’ils sont propres, ne portent pas de mocassins à glands et se disent féministes, continuent de penser qu’une femme qui ouvre la bouche pour autre chose que leur dire à quel point ils sont formidables (ou avaler), manque de classe. Ayant autre chose à foutre qu’argumenter face à des couillons, j’ai arrêté de mentionner la dame Despentes dans les pinces-fesses mondains.
Mais pour en revenir au film. À en croire la réalisatrice, le montage a été long. Deux ans, « le double que pour un film qui se passerait normalement ». La qualité est là, indéniable, quel que soit le temps que ça a pris, et bien qu’un scribouilleur du Monde ait qualifié l’œuvre de « filmée à la truelle ». Des truelles comme ça, j’aimerais en voir plus souvent. De bien belles images, notamment d’Emmanuelle Béart, sublime. La voir s’enfiler une bière au goulot, à l’arrière de sa voiture avec chauffeur, sillonnant Nancy — (« une belle ville, dit le chauffeur. – Tu plaisantes ? – Oui. ») —, est un plaisir. Béatrice Dalle est parfaite en héroïne trash, marquée par la picole, délicieusement agressive. « Un peu grosse », telle que Gloria est décrite dans le livre, toute poitrine devant, mais avec une classe d’enfer. Comme pour prouver à la gent féminine complexée qu’on peut être « forte » et néanmoins sexy en diable. Pascal Greggory, qui interprète le mari floutz d’Emmanuelle Béart, est une rigolade perpétuelle ; j’ai entendu des gens s’esclaffer dans la salle. Un écrivain précieux qui n’arrive plus à écrire et qui, pour y parvenir, se fait du thé bio, pratique la méditation et écoute de la musique new age, ou tibétaine, ou je ne sais quelle connerie boboïsante. Son petit ami, plus jeune d’environ quarante ans, minet versaillais en slim comme on en croise au Pop In, est une blague sur pattes. On sent que Despentes s’est bien amusée. Et si Soko (oh no !) déçoit quelque peu, sa copine Clara Ponsot, qui campe Emmanuelle Béart ado, est purement magnifique.

« Comment on appelle les gens qui baisent avec des légumes ? » 

Et puis il y a les dialogues. Des dialogues à la Despentes, la répartie qui claque, l’humour, toujours bienvenu, qui sauve du pathos. « Quoi, sous prétexte que tu fais de la télé tu veux que je te lèche le cul, là, direct ? – Non, je comptais t’inviter à dîner avant. » Ou cette scène où les deux filles, qui viennent de se retrouver, se demandent des nouvelles des gens qu’elles connaissaient, ados : « Comment y s’appelait encore, ce mec qu’arrêtait pas de se faire péter la gueule ? – Ah, le Ratus ? Il est mort, le pauvre… » Sur cette triste nouvelle, la beuh aidant, elles sont prises d’un fou rire communicatif. Ou encore la Gloria qui, avisant la couverture d’un magazine (les Inrocks, si je ne m’abuse) où figure la photo d’Emmanuelle Béart avec son mari, à qui elle trouve une ressemblance avec une endive, s’enquiert : « Comment on appelle les gens qui baisent avec des légumes ? – Des potageophiles ! »

Quant à la bande-son… Du punk d’époque (Bérus, Métal Urbain, Marquis de Sade, Siouxie…), un soupçon de Diamanda Galas pour faire un peu peur, des chansons de France de Griessen (ravissante ballerine électrique et tatouée, rédactrice pour Tatouage Magazine à ses heures), et un bon Fuck Forever de cette baltringue de Pete Doherty qui, dans le contexte, semblerait presque sympathique. Sans compter la reprise poignante d’Avec le temps de Ferré par Lydia Lunch (qui, par ailleurs, apparaît dans le film), et le Babylon’s Burning des Ruts chanté a capella par une Soko triste et passablement beurrée.

Sortant de la salle, on – ou du moins moi, mais soyons royalistes, n’ayons peur de rien – croise un tas de gens aux looks qui se veulent « rock » sur le boulevard des Capucines. Désespérément fades, petits rockeurs Zara, les poings me chatouillent, envie de les frotter contre ces joues qui n’en ont pas assez vu. Et d’aller écouter les Bérus en buvant des mousses au goulot.

Virginie Despentes // Bye Bye Blondie // En salles

10 commentaires

  1. C’est marrant je savais pas qu’il y avait autant de trucs qui voulaient dire quelque chose à Nancy et rien ailleurs. Quelle intrigue cette ville…Bon et sinon on a pas très bien compris, t’as grave kiffé ta race ou moyen?

  2. La qualité n »est pas là, c’est indéniable, quel que soit le temps que ça a pris. D’ailleurs la date de sortie a ete aussi tardive parce que la prod n’etait plus si sure tout a coup de vouloir sortir un navet pareil. A article facile film tout aussi facile- faux dialogues, acteurs qui paraitraient surjouer meme sur des planches de vaudeville (a part Soko et Clara Ponsot en Beart et Dalle jeunes) . Dommage – l’ecriture de Despentes meritait un autre traitement….

  3. J’aime pas tellement l’argument du « oh ils aiment pas ce qu’elle dit, ils sont forcément machistes-bourgeois-coincée qui aiment pas quand les femmes sont vulgaires ».

    Pour ne pas avoir lu Bye Bye Blondie, mais un autre roman de Virginie Despentes, Teen Spirit, eh ben… J’aime pas. Rien à voir avec une « vision étriquée du vocabulaire bien-pensant qu’on se doit de lire chez d’une écrivaine propre sur elle », parce qu’un bon roman qui manie bien l’argot et qui sait taper dans le mille, c’est beau. Mais le côté « choquant facile », le style sans grand intérêt et les histoire qui valent pas des masses, c’est facile à défendre en me traitant de bourge coincée. Maintenant, je sortirais toujours l’exemple ultime du roman A Clockwork Orange (à lire en anglais, histoire de pas perdre tout ce qui fait l’intérêt du livre) qui remplit exactement tous les objectifs que Despentes ne fait pas. Parler de « style très fin » est flatteur pour personne, surtout pour les grands auteurs.

    Gaffe à pas tomber dans la glorification de la rebellion française de bas niveau, sous prétexte que « un film qui parle de punk, c’est classe »

  4. un top 3: le studio Galande, l’Accatone, l’Action Christine.

    Merci pour ton bel article sinon. Ton enthousiasme à contre-courant mais que l’on devine sincère m’a donné envie d’aller voir ce film.
    J’y aurais été si tu n’avais cité les dialogues.

  5. Merci Sylvia, d’avoir relevé ma présence au générique de ce film ! Je suis très heureuse d’y avoir apporté ma contribution, que ce film plaise ou non aux gens ! Si cela vous intéresse, je peux vous envoyer un lien d’une émission de Arte réalisée par Bruce LaBruce intitulée « Into The Night », avec Virginie Despentes, Emmanuelle Beart, Paul Toupet et moi-même qui interprète quelques titres en acoustique.
    France

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