Il y avait le fantasme cyberpunk, qui voyait des êtres fluides se faufiler à grande vitesse dans les circuits imprimés, la fibre optique ou les ondes 3G. Puis il y a aujourd’hui, maintenant : nos cyber-ectoplasmes coincés dans la réactualisation vaine de nos profils sur un quelconque réseau social, nos corps trop balourds pour les petits pixels et nos innombrables actes manqués digitaux. Quand la chair bugge, la machine ricane et le carnet de routine digital tourne en rond comme un poisson rouge.

Enfin un peu de temps pour bosser sur ce projet, j’ouvre le document partagé.
Dernière date d’ouverture : quand je l’ai créé, après la réunion où le lancement du projet a été décidé.

Paramètres de collaboration : moi + 2 autres personnes. Aucune de ces deux autres personnes n’a ouvert le document, jusqu’ici tout va bien.

Contenu : un titre.

Un commentaire : « trouver un meilleur titre. »

Le désert du Google Doc censé être collaboratif. J’imagine tweeter un truc un peu triste, un peu marrant, sur la solitude dans l’organisation numérique du travail. Je pense à mes collaborateurs absents, à leur susceptibilité. Tweet avorté.

Le premier paragraphe s’écrit tout seul. En commentaires, une série de méta-injonctions à moi-même et aux autres, anticipant les sarcasmes des collaborateurs qui, potentiellement, surgiraient pour m’épier en train d’écrire en direct :

Vérifier le chiffre, je raconte probablement n’importe quoi.
Trouver comment on dit « outsourcer » en français.
Préciser. Ou, justement, garder la formulation vague ?

Vient le moment inévitable où, dans le flot des cinq ou six phrases qui se sont enchaînées fluidement, surgit le besoin impérieux de vérifier. La dorsale Google-Wikipedia, une recherche frénétique dans mes favoris organisés en dossiers, sous-dossiers. Je me souviens d’un lien, dans un mail.

Treize nouveaux onglets ouverts.
Je sauve deux nouveaux favoris, m’envoie un mail à moi-même pour ne pas oublier de lire cet article, quand j’aurai le temps.
Il faut écrire le projet.
Fenêtre vierge, environnement zen, mode sans distraction.
Quelque chose a changé.
C’est un petit carré vert, en haut à droite de l’écran. « Une autre personne regarde ce document. »

Frisson d’excitation collaborative : je me souviens de ces dimanches soirs épiques avec les présentations à boucler pour le lendemain, la magie qui opère — un verre de vin rouge, un document partagé, le rythme des échanges successifs, les blagues dans les commentaires, les idées qui s’empilent, se débloquent. Cette suspension du décalage horaire, quand le mec de New York est connecté au même moment que toi, et que l’embryon infâme qui vivotait dans des échanges de mails fatigués — qui commencent systématiquement par « Désolé de te répondre si tardivement » — prend enfin vie.

Le petit carré vert, en haut à droite, est un délicieux stimulus.

Comme un chien fidèle qui accueillerait son maître longtemps parti, je suis prête à manifester ma joie au précieux collaborateur qui transfigure ainsi l’aride travail en une fête partagée.

Pour ouvrir le chat, initier la communication, je clique sur le précieux carré vert.
Ce n’est que moi.
Ou en tout cas un avatar moqueur qui m’observe depuis l’autre fenêtre dans laquelle j’avais ouvert le même document.

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