Barbey d’Aurevilly est mort aujourd’hui comme si c’était un 23 avril 1889. Tous les esprits fins, légers, ratés et vidés dans les strass et les paillettes des soirées VIP doivent reconnaître une paternité au dandy d’Aurevilly. Sa postérité n’a jamais quitté notre monde. Comme une douce étole raffinée et parfumée à l’âme de Brummell, elle continue d’entourer les beaux esprits. Parfois quelques pharisiens, scribes et bourgeois se glissent parmi ses lecteurs, les mêmes qui à l’époque le condamnaient et le calomniaient. Qu’importe le lecteur, ce qui compte c’est le livre.
Il n’y a pas de hasard, mais des signes. Alors que Barbey approche de la trentaine, il tente en vain de percer dans le milieu journalistique parisien. Grâce aux éditions rue Fromentin qui publient le journal intime de 1836-1839 intitulé Memoranda, il m’est permis de m’initier à cet exercice de style.
L’intérêt des journaux intimes est qu’ils sont le degré zéro de la littérature, le diariste écrit sur le vif des pensées, des notes, des phrases, juste des mots. C’est le direct de la littérature. L’écrivain s’y met à nu, le lecteur le découvre tel qu’il est. Les jours passent aussi épuisants qu’inutilisables dans Memoranda. Barbey d’Aurevilly aimerait ne pas vivre les jours où il n’existait pas et noie ses journées de chagrins, ses semaines d’ennuis dans un instant d’ivresse et de bonheur qu’il saisit avec gourmandise.
Comment pouvait-on ne pas remarquer cet homme extravagant qui regardait dans les deux sens avant de traverser le boulevard Saint-Germain? Quand on lui faisait la remarque que le boulevard était à sens unique, il lançait son regard superficiel par profondeur en disant : « j’ai toujours traversé ainsi ; c’est la seule habitude que je tienne ». Rasé de près, bien coiffé, habillé de son plus beau costume, sa canne, des bottines cirées aux semelles aussi lisses que neuves, son parfum Bornéo 1834, le summum de l’élégance. Un plaisir pour les dames qu’il aimait rencontrer aux Grands Boulevards. Parfois il y croisait Henry de Montherlant avec qui il discutait de filles, de fesses et de Romains en rentrant respectivement dans leur logis : rue de Lille pour l’un, quai Voltaire pour l’autre… Il n’était pas impossible de les voir dîner au Voltaire d’une flûte de champagne avec une goûte d’eau de Cologne (fantaisie alcoolique de Barbey), foie gras au porto, rôti d’agneau accompagné d’un fricassée de légumes, purée, purée de carottes et deux assiettes de frites, le tout arrosé d’un Saint-Joseph 2004 et d’une mousse au chocolat pour la gourmandise… una grappa au Bornéo sucrée en guise de digestif. Ensemble ils évoquaient Byron, Florence, l’Espagne, les diaboliques et les jeunes filles.
Ce soir là, le 27 mai 2009, il était heureux de rompre ainsi cent vingt ans de diététique et de sobriété alcoolique ; « Le dandysme ne vous a-t-il pas appris qu’il n’y a pas de plaisir sans ascétisme… monsieur vous devriez lire mes livres dans les transports en commun, au lieu d’être branché à un Ipod». Bien mangé et bien bu, le dandy ne voulut pas en rester là. Trop de spleen à chasser, ou plutôt trop de bonheur saisi aujourd’hui. Il en était gourmand parce qu’il le savait fugitif et alla rendre visite à une vieille maîtresse, une femme de son temps, élégante, aux formes moulées dans une robe en soie rouge et chaussée d’escarpins à talon aiguille. Une Italienne au sang aristocrate, qui par sa conversation, sa prestance et son amour lui rappelait sa marchesa et L… (une de ces amours mortes).
Ces temps-ci, il ne sortait plus ou peu. Il ne supportait pas tous ces moches vulgaires sans raffinement d’esprit et d’apparence qui se prenaient pour des dandies, envahissant les rues et les fêtes parisiennes. « Ils ont tué George Brummell et m’ont oublié pour exister » disait-il. Le milieu artistique n’a pas mieux agi avec lui. Il vivait des droits d’auteurs de ses rééditions et des films qu’il trouvait mauvais malgré le talent de Clouzot ou la beauté d’Asia Argento. De l’écriture, il en avait perdu le goût, et ne voyait pas de maison d’édition assez courageuse pour publier une œuvre qui risquerait un procès. Vu le climat moral qui envahit l’Europe, il ne voulait pas perdre à nouveau son temps dans les tribunaux. L’Eglise s’en détourna également. Ses mœurs, sa fidélité à Lord Byron, Léon Bloy et Renaud Camus n’étaient pas bien vues. La presse ne lui donnait plus de tribunes, les chaînes de télévision s’étaient mises d’accord pour interdire un ivrogne à l’haleine parfumée. Son « My lady, I want to make love with you » lancé à l’actrice Charlize Théron lors d’un talk-show télévisé avait choqué tout le monde. Médiatiquement, il était en quarantaine, nonobstant des conférences sur lui et son influence dans la littérature qui ne se comptent plus tant elles continuent à être nombreuses. Il s’en moquait, s’en énervait même parfois, d’être ainsi récupéré… et se réjouissait de voir de nouveaux jeunes lecteurs, ou lectrices le lire.
Le 9-VI-2009
Barbey d’Aurevilly // Memoranda // Rue Fromentin