Crédit : Heinrich Klaffs

Frémeaux Et Associés vient de publier un superbe triple live de Art Blakey And The Jazz Messengers datant de 1961 et capté à l’Olympia de Paris. Si l’évènement peut paraître totalement anodin, voire un brin désuet dans ce monde tourné vers l’intelligence artificielle, cet album permet de se pencher sur un batteur essentiel dans l’histoire de la musique, et son mythique ensemble qui aura été une école capitale pour plusieurs pointures du jazz.

Les baguettes semblent voler dans ses mains, légères, tournoyant dans l’air au-dessus des caisses. Pourtant, elles s’abattent toujours avec la même précision et la même puissance. Art Blakey n’est pas un frimeur. Même si il a droit à son petit solo de temps en temps, il préfère rester au service de son orchestre, les Jazz Messengers, qu’il a fondé à la fin des années 1940. Blakey pratique ce que l’on appellera le hard-bop, un jazz permettant de longs développements instrumentaux, sans chanteur, mais au tempo bien marqué. Il en est un des pionniers, ouvrant la route à Miles Davis, Sonny Rollins et Thelonious Monk.

Un gamin perdu

Au départ, Arthur Blakey voit le jour à Pittsburgh en Pennsylvanie le 11 octobre 1919. Nous sommes au début du vingtième siècle aux Etats-Unis, et la situation des Afro-américains est loin d’être simple. Si l’esclavagisme a été officiellement aboli jusqu’aux tréfonds du Sud profond, les Noirs américains restent dépendants de l’activité agricole, et sont en majorité des ouvriers pauvres dans les campagnes. Ceux qui ont fuit ces conditions sont devenus des ouvriers pauvres dans les usines. Les droits civiques n’existent pas encore pour cette catégorie de la population américaine, et des lois raciales proches de l’apartheid règne dans la totalité du pays, avec une vigueur plus ou moins prononcée selon le racisme des autorités locales.

Blakey est le fils d’une mère célibataire nommée Marie Roddicker, qui mourra très vite après sa naissance, et d’un père nommé Bertram Thomas Blakey, originaire de l’Alabama, et venu trouver du travail dans les usines de la ville. Il ne sera que de passage, essentiellement dans le lit de sa mère pour la conception de l’enfant. Arthur Blakey est recueilli dans une famille d’adoption avec de nombreux frères et sœurs. La mère adoptive est mère porteuse, son mari Henry Parran est ouvrier à la chaîne. Le jeune garçon y trouve un peu d’affection et de chaleur, mais ses souvenirs sont confus, et semble-t-il peu marquants. Il était un gosse de plus dans cette fratrie, et ne recevra qu’un amour parental modéré qui va forger son caractère.

A la fin du lycée, il sait déjà jouer du piano, qu’il a appris largement en autodidacte, et de la batterie. Conscient qu’il lui faudra rapidement gagner sa vie par lui-même, il commence à jouer dans les clubs de jazz locaux. Vers 1935, il opte définitivement pour la batterie, après avoir dû laisser sa place dans un orchestre à un certain Erroll Garner. Il va dès lors développer un style plutôt agressif pour l’époque, très marqué rythmiquement.
Durant la Seconde guerre mondiale, il tourne abondamment avec le Fletcher Henderson Orchestra, puis rejoint en 1944 le Billy Eckstine Big Band. Cette orchestre précurseur du be-bop lui permet de croiser de jeunes gens faisant leurs classes comme lui : Miles Davis, Dexter Gordon, Charlie Parker, Sarah Vaughan…

File:Art Blakey and the Jazz Messengers in the Kurzaal Concert Hall in Den Haag, 30.03.1963 - 10.jpg - Wikimedia Commons

Le voyage initiatique

En 1947, le Billy Eckstine Big Band se sépare. C’est un coup dur pour Art Blakey, désormais sans emploi. Il décide de partir pour le continent africain. La légende veut que comme beaucoup de musiciens afro-américains, Blakey ait cherché à se « ressourcer » auprès de ses racines africaines et y trouver l’inspiration. Il n’en est en réalité rien. Les choses sont plus prosaïques/ Blakey décroche un petit contrat pour jouer dans un orchestre sur un bateau de croisière, mais la petite aventure de trois mois va durer deux ans. Le batteur se plonge littéralement dans la culture d’Afrique Noire. Lui qui n’a pas vraiment de racines, il ressent que ces terres vont lui permettre de trouver une identité.

Le travail ne sera pas centré sur les percussions, mais surtout sur les écrits, la culture locale et la religion. Il lit abondamment, tout en revenant de temps aux USA pour capter les premiers enregistrements d’un ensemble qu’il appelle Jazz Messengers entre 1947 et 1949. Il étudie le Coran et se convertit à l’Islam en 1949 en se rebaptisant Abdullah Ibn Buhaina après avoir étudié ses origines africaines. Il abandonnera cependant la pratique régulière de l’Islam au milieu des années 1950 pour conserver son patronyme américain et sa culture d’origine avec le nom Art Blakey.
Lorsque le batteur revient en terres américaines, il est transformé, enrichi de visions et de sonorités bien différentes des USA de l’époque. Bien que ses voyages n’aient pas eu pour but la musique à proprement parler, la curiosité est évidemment la plus forte, et Art Blakey revient avec d’innombrables pistes de découvertes sonores. Il fonde un Quintet avec Clifford Brown à la trompette, Lou Donaldson au saxophone alto, Horace Silver au piano, et Curly Russell à la contrebasse. L’ensemble capte deux volumes nommés « A Night At Birdland » en 1954. Si le groupe ne s’appelle pas encore Jazz Messengers, la vigueur de leur hard-bop annonce la révolution sonore qui approche.

Les messagers

Les Jazz Messengers sont la suite logique du Quintet de Art Blakey. Leur première apparition officielle date de 1956 avec une autre doublette de volumes live nommée « The Jazz Messengers At The Cafe Bohemia ». Le groupe a cependant changé : Horace Silver est toujours au piano, Doug Watkins est à la contrebasse, Kenny Dorham à la trompette, et Hank Mobley au saxophone tenor. Comme auparavant le Quintet, la musique de Art Blakey et de son orchestre s’exprime largement en concert. Leurs improvisations passionnées, d’une solidité technique impressionnante, régalent un public nombreux quel que soit le lieu dans le monde. Deux albums studio viennent concrétiser cette approche live : « The Jazz Messengers » en 1956 et « Selection From Lerner And Loewe’s » en 1957.
Puis, la même année, Art Blakey rompt cette logique musicale bien huilée et efficace avec le disque « Drum Suite ». Il y développe une fusion de jazz hard-bop et de musiques centre-africaines particulièrement redoutable. Il est le premier volume d’un travail musical moins hermétique que les deux disques nommés « Orgy In Rhythm », véritables explorations sonores confrontant jazz et musiques africaines. Cet album sera suivi par l’un de ses grands chefs d’oeuvre : « A Night In Tunisia » en 1958 qui synthétise avec plus de passerelles au grand public les sonorités du continent africain. En 1959, Blakey sort les deux volumes d’improvisations avec des musiciens cubains nommés « Holidays For Skins ».

Art Blakey And The Jazz Messengers est déjà très clairement précurseur dans les recherches sonores et intellectuelles d’artistes comme James Brown, Miles Davis, John Coltrane et Herbie Hancock. Le quintette conserve cependant sa sonorité qui l’a rendu populaire. Il est une sorte de Status Quo du jazz, régalant le public de ses crépitements de solos fascinants et sa rythmique impeccable, au swing irrésistible.

L’irrésistible ascension

L’orchestre poursuit son aventure musicale avec des albums comme « Moanin’ » en 1959, « The Big Beat » en 1960, et une nouvelle version de « A Night In Tunisia » en 1961. Il décroche ses premiers succès internationaux, et parmi ses premiers enregistrements en direct, on trouve les trois volumes d’une prestation donnée le 21 décembre 1958 au Club Saint-Germain à Paris, grand prix de l’Académie Charles Cros. Durant ce set, ils sont rejoints par un second batteur, le brillant Kenny Clarke. Ce set fait suite à un passage au « Mercredi Du Jazz » de l’Olympia le 22 novembre 1958, et retransmis par la radio Europe 1.Formule fondée par Frank Ténot et Daniel Filipacchi, cette émission fera beaucoup pour le jazz en France, et va permettre à Blakey de décrocher les engagements au Club Saint-Germain.

Les Jazz Messengers gagnent de l’argent grâce à leurs prestations explosives. Art Blakey a fait le pari d’embaucher de jeunes musiciens fougueux, et accessoirement pas trop gourmands financièrement parlant. Il en a déjà épuisé quelques-uns, car la rigueur des tournées en épuise plus d’un. Blakey est un homme appréciant la liberté artistique, mais aussi un cadre dont il a cruellement manqué enfant, et qui lui apporte un peu de sécurité personnelle. Ayant connu la misère, il veut que ses Jazz Messengers donnent toujours le meilleur afin d’assurer des concerts nombreux, et donc des revenus réguliers. Aussi, lorsque la drogue ou l’alcool entre trop dans l’équation et mettent péril la bonne qualité des prestations, les musiciens sont virés sans pitié.

Moanin': Art Blakey & The Jazz Messengers: Amazon.fr: CD et Vinyles}

En 1960, ils jouent au Japon pour la première fois et sont acclamés comme de véritables stars. Une véritable Messengers-mania s’enclenche, avec des fans portant des tee-shirts à l’effigie des musiciens. Ils auront même audience auprès de l’Empereur du Japon. C’est que la formation a trouvé son équilibre avec un quintette stable depuis 1959 : Bobby Timmons au piano, Lee Morgan à la trompette, Jymie Merritt à la contrebasse, et surtout, un petit prodige au saxophone qui s’occupe également des arrangements : Wayne Shorter.

Paris 1961

Les Jazz Messengers reviennent à l’Olympia pour deux prestations le 13 mai 1961, une à 18 heures, une autre à minuit. Ils sont en terrain totalement conquis. L’orchestre de Blakey est devenu le grand groupe de hard-bop du moment, ayant éclipsé Miles Davis qui connaît un trou d’air de cinq ans après la sortie du splendide « Sketches Of Spain » en 1960. John Coltrane vient de sortir du bois avec le mythique « My Favorite Things » en mars 1961, mais les avis des critiques sont partagés face à ce jazz modal pour le moins aventureux. Art Blakey et ses Jazz Messengers sont une valeur sûre du jazz improvisé.

Au niveau du répertoire, les Jazz Messengers disposent d’un répertoire original de plus en plus étoffé avec des compositions de Wayne Shorter, Bobby Timmons et Lee Morgan. Art Blakey n’est pas un compositeur, mais un chef d’orchestre. C’est lui qui pousse ses musiciens. Il n’hésite pas à les invectiver sur scène en leur hurlant « Bouge-toi ! », « Mets-toi en rogne ! »… Ses jeunes musiciens, piqués au vif, se lancent alors dans des cavalcades solistes magiques qui enclenchent l’enthousiasme du public.
Art Blakey l’a bien compris, et c’est tout ce que retranscrit de manière vivante et aussi brute que possible ce triple album de Art Blakey And The Jazz Messengers Live In Paris. Captés par les équipes d’Europe 1 pour l’émission Pour Ceux Qui Aiment Le Jazz de Ténot et Filipacchi, les enregistrements des deux sets de ce 13 mai 1961 à l’Olympia sont absolument magnifiques.

Le quintette est en très grande forme. Il débute le set de fin d’après-midi avec The Summit sous les applaudissements du public, avant qu’un silence attentif ne se mette en place. La musique est fulgurante, à commencer par Wayne Shorter, déchaîné au saxophone. On y distingue déjà la poésie musicale dont il fera preuve dans le Miles Davis Second Quintet, puis Weather Report. Art Blakey est un batteur vertigineux, vif, rapide, instinctif, poussant sans cesse la machine vers l’étourdissement. Dix minutes plus tard, Blakey présente les musiciens en les brocardant gentiment au passage.

Yama est une composition de Lee Morgan que l’on retrouvera sur le second « A Night In Tunisia », et qui montre la voix spirituelle que prend le jazz de l’époque, et à laquelle est sensible Art Blakey depuis ses voyages en Afrique. John Coltrane sortira la même année 1961 « Olé Coltrane » avec trois morceaux inspirés de l’Afrique du Nord, et qui sera un des points de départ de son exploration des sonorités africaines. Art Blakey est donc loin d’être un simple amuseur jazz. Il est parfaitement dans son temps, et même précurseur sur plusieurs plans artistiques du jazz à venir. Yama est ainsi inspiré des sonorités nord-africaines, même si le fond du morceau revient rapidement dans le giron hard-bop classique.

Close Your Eyes est un grand classique des Jazz Messengers, mais il n’a pour l’heure aucune existence sur un disque studio. C’est un thème que les amateurs reconnaissent tous, mais le quintette n’a pas pris la peine de le graver sur album. Il est le théâtre de multiples improvisations, et est en quelque sorte le My Favorite Things de Blakey. C’est une véritable scie scénique, emmenée sur un train d’enfer, où cuivres et piano s’entremêlent avec ferveur.

12-17-1960_17717 Art Blakey | Concert van Art Blakey in het … | Flickr
Crédit : Foto Ben van Meerendonk (Flickr)


Dat Dere
est une nouvelle composition originale au swing imparable, et aux envolées de saxophone signées Wayne Shorter enivrantes. On y distingue aussi toute la subtilité de la rythmique de Art Blakey au-delà des merveilleuses improvisations de Shorter, Morgan et Merritt. Apparemment sans trop en faire, le batteur joue sur la tonalité des caisses et des cymbales, appuyant avec une grande subtilité sur les rythmes en fonction de l’âme du morceau. Rappelons que les instruments ne sont pas sonorisés, et que la prise de son est faite via des micros placés sur la scène ou devant les instruments. Mais il n’y a aucun amplificateur ni table de mixage. C’est un véritable talent que de capter ces orchestres de jazz à cette époque pour que nous puissions jouir de cette qualité de prise de son admirable soixante-deux ans plus tard.
Lost & Found de Clifford Jordan suit, un musicien pour qui Art Blakey, Horace Silver et Lee Morgan ont assuré des sessions, dont « Blowing In From Chicago » de 1957. Les Jazz Messengers se lancent dans un vertigineux swing de plus de seize minutes crépitant de folie. Wayne Shorter s’affirme définitivement comme un soliste et un arrangeur merveilleux, à l’instinct rare. Art Blakey fait preuve de tout son arme de la rythmique implacable, collé aux basques par Jymie Merritt et sa contrebasse folle. Les deux hommes sont complices dans l’art avec une impressionnante virtuosité. Le titre ne cesse de rebondir dans une sorte de délire hypnotique. Le public exulte devant un tel brio. Lee Morgan calme le jeu, puis reprend la main. Il ne va pas moins s’enflammer. Alors que les titres précédents avaient déjà été de sacrées démonstrations, Lost & Found est un incendie sonore absolument époustouflant.

Round Midnight de Thelonious Monk vient remettre le public dans une atmosphère moite et nocturne indissociable du jazz. Art Blakey sait aussi mener ses troupes sur des territoires plus délicats et blues. Les douze minutes de sensualité noctambule défile avec douceur et précision, menées de main de maître par Timmons, Morgan et Shorter.

Alors que le set était déjà savoureux, les Jazz Messengers se lancent dans le Kozo’s Dream composé par Lee Morgan et issu du second « A Night In Tunisia ». ce brûlot vertigineux de plus de dix-sept minutes emporte l’auditeur en toutes parts. Une sorte de transe s’installe, que le quintette contrôle avec ses accalmies nocturnes et ses explosions véloces. Le morceau met littéralement en apesanteur l’auditeur. On peut comprendre la force de cette musique sur de jeunes français mâchés par la folie de la Guerre d’Algérie, entre conscription forcée, résistance communiste et terrorisme fasciste de l’OAS. Il en fallait, de la poésie, pour oublier le massacre des Algériens du 17 octobre 1961, répression épouvantable par la police française menée par le Préfet de Police Maurice Papon, criminel de guerre pour la déportation de Juifs et de résistants communistes vers les camps de la mort pendant la Seconde Guerre Mondiale. Art Blakey y déploie son incroyable jeu de batterie. Lui qui pour l’heure s’est contenté d’une rythmique solide mais sans fioriture, le voilà qui développe son jeu son de batterie invraisemblable, aux multiples éclats culturels, entre swing américain, musiques traditionnelles africaines, et inspirations cubaines. Son solo de batterie est absolument passionnant, cherchant les tonalités au fond des caisses et des cymbales.

File:Concertgebouw Amsterdam, Art Blakey en Joss Messengers Walter Doois , Lee Morgan, Bestanddeelnr 910-8266.jpg - Wikimedia Commons

Le set de dix-huit heure se termine par un thème de Wayne Shorter nommé Those Who Sit And Wait. Il appelle déjà ce que le saxophoniste fera au sein du second quintette de Miles Davis. Il y a notamment ces effervescences lyriques de cuivres qui feront le merveilleux du jazz de la seconde moitié des années 1960. Wayne Shorter salue avec ferveur le public en un morceau exubérant et explosif. Il ne conclut cependant pas le set, car Art Blakey And The Jazz Messengers reviennent pour un rappel extraordinaire : A Night In Tunisia. Le titre est une démonstration en direct de toute l’intensité musicale captée depuis cinq ans, entre les découvertes rythmiques africaines de Blakey et les innovations des Jazz Messengers pour le jazz. Il est le théâtre d’une véritable incandescence musicale. Le morceau rebondit devant un public particulièrement fervent, exultant de joie devant la maestria instrumentale de Art Blakey And The Jazz Messengers, mené par le batteur hurlant ses consignes à un groupe possédé.

Le set de minuit

Après quelques heures de pause, Art Blakey et ses Jazz Messengers repartent à l’assaut de la scène de l’Olympia. La set-list est largement différente du premier set, hormis Round Midnight en ouverture et Night In Tunisia en clôture. Le premier est un jazz cool, qui surprend par rapport à l’abordage réalisé à dix-huit heure avec The Summit. La nuit est tombée, les lampadaires se sont allumés le long des avenues. Les musiciens ont bu quelques verres et ont mangé un morceau. Ce second concert débute comme une jam en club. Le calme est cependant relatif : So Tired embarque le public sur un tempo nerveux de Blakey. Ce dernier est bien plus chaud qu’à six heure. Une partie des fans ont réservé les deux concerts, et quelques verres en soirée plus tard, chauffés à blanc par le premier set, ils sont pleinement actifs, appréciant chaque solo, chaque gimmick de caisses.

My Funny Valentine permet à Bobby Timmons d’exprimer toute sa virtuosité au piano, lui qui est un peu en retrait derrière les deux cuivres. C’est la petite accalmie avant le retour du groove impeccable du hard-bop enragé avec It’s Only Papermoon. Le groupe ne met absolument rien à côté, et imprime une ambiance plus nocturne, jouant sur la tension. Les Jazz Messengers tiennent littéralement le public entre leurs mains et les emmènent de rivage en rivage, faisant gronder le hard-bop ravageur des clubs de Harlem à Paris. Le public en redemande, à la fois attentif et déchaîné, et l’orchestre leur donne toujours plus, à commencer par ce rythme implacable tenu par Art Blakey et Jymie Merritt. Wayne Shorter est décidément un soliste vertigineux. Il a cependant de l’expérience, puisqu’en 1961, il approche la trentaine. Il n’en est pourtant qu’au début de sa fantastique odyssée musicale. Lee Morgan, lui, vit ses dernières semaines au sein du groupe, écartelé entre les tournées des Jazz Messengers et sa propre carrière solo. Il préférera la seconde, mais l’école des Messengers aura été fructueuse. Ainsi, Morgan publiera quelques chefs d’oeuvre au cours des années 1960 comme « The Sidewinder » en 1964, « The Rumproller » en 1966 ou « Cornbread » en 1967.
l’équipage est donc des plus solides, et vit ses mois de félicité artistique. Noise In The Attic poursuit la cavalcade hard-bop. C’est un thème de Shorter, qui va rester au sein du groupe de Blakey jusqu’en 1964, soit cinq années, un record. Grâce à lui, les Jazz Messengers sont passés d’un bon groupe de hard-bop efficace à une machine de jazz de tout premier plan, mêlant énergie scénique, groove, incandescence des improvisations et luminosité des thèmes. C’est notamment grâce à lui que le quintette de Blakey ne se laisse pas distancer par le Quartet de John Coltrane. Miles Davis ne s’y trompe pas lorsqu’il le recrutera en 1965. Il sait qu’il est l’un des hommes qui va contribuer à redresser sa carrière chancelante au milieu des années 1960. Sans le savoir, il va agréger trois immenses talents en devenir qui ne se connaissent que de loin mais qui vont immédiatement s’entendre : Shorter, Tony Williams à la batterie et Herbie Hancock au piano. Mais cela est une autre histoire.
Ce soir, les Jazz Messengers galopent sur Noise In The Attic, puis sur Moanin’, signé Bobby Timmons. Ce thème élégant est un des tubes de Art Blakey, que le public parisien accueille avec ferveur. Le swing de batterie est superbe, parfaitement soutenu par la contrebasse de Merritt. Timmons y cale un beau coup de main droite sur ses touches, racé, qui permet à Morgan et Shorter de s’envoler durant plus de dix minutes.
Blues March est le grand thème suivant. Blakey débute le morceau par un roulement de batterie martial, militaire, dont l’écho est douloureux pour les jeunes français pris dans la conscription obligatoire qui les emmène tout droit dans le bourbier algérien. Ce titre a été composé par Benny Golson, qui fut l’un des premiers saxophonistes des Jazz Messengers, et qui contribua largement au décollage du groupe en concert. On sent toutefois que sa plume est plus classique, et que celle de Shorter a bien plus d’ampleur.

Night In Tunisia et ses plus de seize minutes vient achever un public à bout de souffle par son maelstrom de percussions et son rythme enivrant qui permet à Art Blakey de dévoiler une partie de sa science des percussions africaines. Les autres musiciens se sont armés de maracas et de tambourins pour accompagner le patron, amplifiant le côté incantatoire du début du morceau. Blakey invective ses musiciens, rugit, gronde, fouette caisses et cymbales, ponctuant chaque coup d’un slogan possédé. Jymie Merritt le suit avec une ligne de contrebasse obsédante qui tient lieu de fil conducteur sur lequel Blakey improvise, entre accalmies et orages. On sent que ce qu’il joue n’a rien à voir avec une sorte de « sauvagerie » de grand restaurant, de celle qui animait les spectacles à connotations colonialistes dans les années 1930 à Paris.
Ce qui gronde dans ses caisses, c’est l’Afrique, la vraie, avec ses rythmes très particuliers, aussi puissants qu’ensorcelant. On ressent la foi dans le jeu de Blakey, et c’est ce qui donne toute la puissance de ce début de morceau. Bobby Timmons fait bientôt décoller le thème sur lequel Morgan et Shorter s’envolent. Il y a pourtant des instants de parenthèses sur lesquels la batterie, la contrebasse, le piano et les percussions se retrouvent pour créer un grondement inquiétant comme celui des tambours indigènes au fond de la savane, alors que galopent dans la nuit panthères et antilopes. Blakey semble chanter comme une incantation en frappant ses caisses, une sorte de prière vaudou. Il fait la jonction magnifique entre jazz afro-américain et musiques traditionnelles africaines. Son travail musical va devenir très bientôt une pierre angulaire du jazz fusion à venir. Il sera aussi un symbole de cette affirmation de la culture afro-américaine aux Etats-Unis à l’heure où la fin de l’Apartheid américain est encore un doux rêve matraqué par le Ku Klux Klan dans les états du Sud, et où commence la lutte de Martin Luther King et ses militants pour les droits civiques.

Un tranquille crépuscule

Art Blakey And The Jazz Messengers va poursuivre sa voie du hard-bop solide avec des albums tout à fait enthousiasmants dans la suite des années 1960. Seulement, le jazz va beaucoup évoluer sous l’impulsion de John Coltrane, Eric Dolphy, Albert Ayler, et le second Quintet de Miles Davis qui ouvrira la route à la période électrique débutée avec « In A Silent Way » en 1969 et « Bitches Brew » en 1970.

Blakey sera un défenseur de ce jazz hard-bop rythmé, libre d’improvisation, et surtout dépourvu d’électricité. Il le jouera jusqu’à son dernier souffle en 1990. Ce triple live est un témoignage précieux de ce que furent les Jazz Messengers en 1961 à leur apogée, et à une charnière primordiale de cette musique.
On y trouve des centaines d’idées musicales, à peine exploitées, et que de nombreux admirateurs et ex-musiciens vont exploiter avec ferveur pour développer une nouvelle musique à l’ambition bien plus grande, mais aussi plus politiquement assumée.

https://www.fremeaux.com/fr/7036-art-blakey-the-jazz-messengers-live-in-paris-3561302586229-fa5862.html

1 commentaire

  1. 10000 fois plus bouillant que la grosse rouquine de Pourquery! Sérieux penchez vous sur sa mue pop Gonzai, c’est bien golri si ce n’est triste!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages