Le premier album des mancuniens fête ses 24 ans, bien que son chanteur n’ait plus toutes ses dents. Un disque qui demeure un virage crucial pour le rock des années 90, alors en pleine ébullition Britpop. Retour sur une époque où il était aussi difficile d’adorer Oasis que de les haïr.

On se remettait à peine de l’incident spaghetti des Guns N’ Roses pour entrer dans le Nirvana posthume, après que Cobain se soit envoyé de la chevrotine droit dans la glotte. On pogotait sur Come Out And Play d’Offspring et on s’émouvait du quatrième octave et demi de Jeff Buckley, avant qu’il ne s’en aille dormir avec les poissons. On tentait de se dépuceler sur Portishead ou Mmm Mmm Mmm Mmm des Crash Test Dummies. Et puis le grand Harry Nilsson venait de casser sa pipe, mais ça, tout le monde s’en foutait. Du côté des chiottes, on devait se fader les aryens synthétiques d’Ace Of Base, les petites fiottes d’East 17 et la queue de comète de la dance, le pire mouvement musical de toute l’histoire de l’humanité. Real To Real, Corona, Haddaway… Qu’ils aillent tous en enfer.

1406666264000-XXX-OASISPassé l’été, débarque une bande de sniffeurs de colle avec un accent prolo à couper à la scie égoïne répondant au nom de la marque de jus de fruits la plus chimique depuis la récente disparition du Tang. Leur premier album provoque alors le raz-de-marée que l’on sait. Qu’on l’aime ou pas, ce disque reste, pour des millions d’adolescents, une des plus vivaces et chatoyantes photographies de l’époque. L’auteur de ces lignes se rappelle qu’il se réveillait tous les matins avec Supersonic braillé sur Oüi FM, avant d’aller au lycée, dans une chambre qui n’était pas la sienne, pour cause de désertion du domicile familial. Tout ça pour dire qu’on se souvient tous exactement où on en était dans nos vies de mioches quand est sorti « Definitely Maybe »  d’Oasis.

Une voix de racaille mancunienne, des murs de guitares qui décapent le papier-peint, des mélodies mémorables et des solos qu’on arrive à jouer trois mois seulement après s’être payé sa première Stratocaster coréenne ; c’était d’abord ça, Oasis. Leur premier album démarre sur une posture 50% mégalo, 50% naïve, mais 100 % véridique : « Tonight, I’m a rock’n’roll star ». Une ouverture qui n’est pas sans rappeler, en termes de prétention, celle de l’album « aux rondelles de citrons » des Stone Roses ; I Wanna Be Adored, le pacte faustien de son chanteur Ian Brown. D’ailleurs, Liam Gallagher pompera son look jusqu’à en devenir un parfait sosie : coupe de cheveux de Paul Weller, haut de survêtement remonté jusqu’à la pomme d’Adam et tambourin à agiter pendant les parties instrumentales. Musicalement, on retrouve également beaucoup de Stone Roses dans « Definitely Maybe », en plus puissant, plus tonitruant, plus efficace, plus mass media.

Les influences ne s’arrêtent pas là. Noel, le compositeur du groupe, tape allégrement dans tout ce que le rock et la pop anglais des 60’s a de plus imparable : Kinks, Who, Rolling Stones, et bien sûr Beatles à tous les étages. Les Gallagher, qui ne manquent déjà pas d’aplomb, vont jusqu’à s’emparer du riff d’intro du Get It On de T. Rex sur Cigarettes And Alcohol. A ce titre, il est amusant de consulter la notice sur Oasis dans Le dictionnaire du rock de Michka Assayas. Où il est dit que Supersonic sonne comme « une chanson de U2 accompagnée par les Stone Roses et interprétée par Johnny Rotten », que Shakermaker semble « accompagnée par Pink Floyd période Syd Barrett, toujours chanté par Rotten » et que Live Forever « est une ballade des Who revue par U2 chanté par »… vous savez qui. Ajoutez au cocktail des tempéraments de voyous et les frasques qui vont avec, et vous obtenez logiquement le plus grand groupe de rock de son époque.

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Alan McGee
, le producteur d’Oasis, à travers son label Creation Records, a toujours encouragé ses groupes à foutre le bordel. A chaque débordement, l’Ecossais se frottait les mains en ricanant comme un Gargamel rouquemoute. Avec les frangins Gallagher, ils formaient donc l’attelage parfait pour conquérir les charts. Lors d’une interview qu’il m’avait accordée en novembre 2011, McGee reconnaissait, rigolard, que pour lui, un bon scandale, c’était avant tout une bonne pub. Et il a ajouté : « C’est aussi parce que nous n’avons jamais pris la presse au sérieux alors que la presse, elle, nous prenait très au sérieux ! Nous avons usé et abusé d’elle ! On vivait au présent, c’était l’époque. Je ne préparais rien à l’avance. Franchement, comment peut-on prendre la presse au sérieux ? Combien de fois ils nous ont dit que tel ou tel groupe serait le futur du rock’n’roll ? » Alan McGee, qui trainait pourtant dans son label une vraie ménagerie de cinglés – The Jesus and Mary Chain et Primal Scream en tête –, a alors reconnu qu’Oasis était les plus frappés d’entre tous. Quand je lui ai demandé pourquoi, il a répondu en se fendant la gueule : « Est-ce que je dois vraiment répondre à cette question ? Le succès les a rendu complètement fous ! Mais c’est ça le rock’n’roll ! J’aime cette attitude mais ça n’engage que moi. » Cependant, plus sombre, il a ajouté : « Tu sais, pire que la drogue, il y a l’ego ! C’est quelque chose de terrible. L’ego, c’est la pire drogue qui existe au monde ! Tu devrais prendre cette phrase comme titre de ton interview ! »

Inutile de revenir sur les chiffres de ventes record de « Definitely Maybe ». L’album, omniprésent à la radio et sur les chaînes de clips, sera la bande originale de toute la fin de l’année 1994, jusqu’à Noël où sort l’inédit Whatever, un tube beatlesien au possible qui passe d’ailleurs, au moment où vous lisez ces lignes, très régulièrement sur Oüi FM. Après avoir fait gueuler les Sheraton et les amplis Orange, le groupe balance, l’air de rien, un tube pop redoutable, avec de beaux arrangements de cordes, qui va préfigurer la prochaine phase de son opération de conquête du monde : « (What’s The Story) Morning Glory ? », qui sortira en 1995. Où l’on y recense Don’t Look Back In Anger, Champagne Supernova (sans doute ce que le groupe a produit de meilleur à ce jour) et puis, bien sûr, bien sûr, Wonderwall, ce tube absolument inévitable, qui passait partout, tout le temps, qui allait vous chercher jusque dans les chiottes, comme le Blob surgi des canalisations, pour vous entrer dans l’oreille, se frayer un chemin dans votre boite crânienne et camper à jamais au fond de votre cerveau reptilien. L’hégémonie d’Oasis est alors absolument écrasante. La meilleure façon de s’en rendre compte était de se balader au marché aux puces de Camden, à Londres : les chansons du groupe passaient dans toutes les boutiques, tous les stands, en boucle, jusqu’à la nausée. De tout évidence, ce groupe avait provoqué quelque chose de vraiment profond chez les Anglais.

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Cependant, en live, Oasis n’était pas en soi une expérience franchement trépidante. Je me souviens de les avoir vu jouer au Zénith de Paris – en compagnie d’amis avec qui nous avions formé un groupe de reprises, dont des titres d’Oasis –, en novembre 1995, tout juste après la sortie de « (What’s The Story) Morning Glory ? », c’est-à-dire lorsque les mancuniens étaient au sommet absolu de leur art et de leur popularité. L’anti jeu de scène de l’ensemble de la formation, amidonnée jusqu’à la raie des fesses, et l’arrogance statique de son chanteur, ne se fendant de quelques mouvements que lorsqu’il s’agissait d’agiter son tambourin, est loin de nous avoir éblouis. A côté, la première partie, assurée par Cast, groupe doté du joli petit tube Sandstorm et influencé par les Who jusque dans la gestuelle, passait pour une fanfare de ska en transe. Presque pris d’ennui, malgré le fait qu’étaient exécutés sous nos yeux les plus gros tubes rock de l’époque, nous nous sommes mis à déchiffrer et mémoriser les positions d’accords de Noel (les partitions coutaient cher et Internet n’existait pas). Et c’est à peu près tout ce qu’il y avait à retenir de cette soirée où les chansons passaient devant nous comme sur un tapis roulant.

Notre seconde occasion de voir Oasis sur scène s’est présentée lors de l’édition 2000 de Benicàssim. L’occasion de rappeler que ce festival de rêve cessa de nous passionner après son rachat par des promoteurs Anglais : hausse des forfaits, hausse des consommations, hausse des hordes britanniques abreuvées de Guinness au détriment de la population espagnole elle-même et baisse significative de qualité des affiches, jusqu’à la programmation de David Guetta en 2012. Un blasphème que nous n’avons jamais pardonné. Quant à Oasis cette année-là, leur prestation ne nous a retenu qu’un petit quart d’heure. Noel Gallagher était d’ailleurs absent de la scène, remplacé par un type qui était coiffé et habillé exactement comme lui. Les deux frangins s’étaient encore chamaillés quelques semaines auparavant, et le guitariste-compositeur avait déclaré forfait pour une partie de la tournée. Quant à la prestation du reste du groupe, il puait pour nous la ringardise plus fort encore que les vapeurs de Morcilla, cet infâme boudin ibérique qui grillait dans toutes les échoppes alentour.

Mais revenons au milieu des années 90, où la bouillonnante scène Britpop nous offrait chaque mois, pour ne pas dire chaque semaine, de quoi se détourner toujours un peu plus d’Oasis. Il y avait bien sûr Blur, le groupe rival, levier essentiel de la technique commerciale essorée du clash, avec Parklife et The Great Escape. Mais aussi Pulp, et son ensorcelant Common People, Supergrass et son rugissant I Should Coco, et encore Suede, Belle & Sebastian, The Divine Comedy, The Auteurs, Saint-Etienne, Teenage Fanclub, Manic Street Preachers, The Trash Can Sinatras et, bien entendu, les fabuleux Radiohead. A cette époque où tout ce qui était signé en Grande-Bretagne était nécessairement cool, les bacs débordaient de chef-d’œuvres qui ont forgé durablement le goût, le style et les mentalités de tous les « popeux » des 90’s.

De son côté, Oasis a atteint son apogée les 10 et 11 août 1996, lorsque le groupe s’est produit à Knebworth Park devant 250.000 fans. Selon les statistiques, une personne sur six en Angleterre aurait tenté de se procurer un ticket. Plus tard, Noel Gallagher reconnaîtra que ces deux concerts ont représenté un moment charnière : « C’était la dernière fois qu’on avait le même âge que notre public et qu’on était au même niveau que lui. » C’était aussi la dernière fois qu’Oasis représentait quelque chose de vraiment important pour cette génération. En termes de pure légende rock’n’roll, le groupe a loupé une étape essentielle : son autodestruction. Là où les Sex Pistols, les Guns N’ Roses et Nirvana – entités qu’Oasis égalait en insolence, en frasques, et en popularité – avaient implosé après avoir commis un album majeur (deux maximum), Oasis, année après année, album après album, s’est lentement dissout dans l’acide de son embourgeoisement, jusqu’à sa pathétique séparation en 2009, à Rock En Seine, chez nous, les Froggies… Suprême humiliation. Sa discographie atteste de cette longue déliquescence. Sur « Be Here Now », troisième album sorti en 1997, Oasis n’était déjà plus qu’une caricature de lui-même, avec des mélodies gluantes et des refrains à l’ad libitum odieux. Les suivants, beaucoup d’entre nous ont du mal à les citer de mémoire. Il y a un truc avec une histoire d’épaule de géant, un autre avec le mot « chemestry » dedans, et puis peut-être un ou deux autres… On n’ira pas vérifier.

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Alan McGee, définitivement le plus rusé de tous, ne s’y est pas trompé. En 1996, juste après le méga-carton planétaire de « Morning Glory », il refourgue le groupe à Sony (même si, techniquement, c’est son label Creation Records qu’il revend) comme un vulgaire avant-centre. Le producteur se souvient : « La veille, j’avais 200 livres sur mon compte en banque. Après le deal, je me suis retrouvé avec 2 millions et demi. Et la j’ai dit : “Fuck !” » McGee investit alors dans l’immobilier, où il reconnaît s’être fait « beaucoup plus de pognon que dans la musique ». Depuis, il vit au Pays de Galles, au milieu de nulle part, qu’il ne quitte « que pour aller donner des conférences ou pour faire le DJ. » En revenant sur la période dorée d’Oasis, le producteur analyse ainsi le succès de ses poulains : « Je pense seulement qu’un groupe doit parler à sa génération. Il doit y avoir une empathie entre le groupe et le public. Et ça n’a rien à voir avec le marketing ou le label. C’est au-dessus de ça. L’exemple parfait, c’est Oasis. On ne peut pas le fabriquer. Personne ne sait pourquoi ils ont vendu des millions de disques. Je ne sais pas comment on fait pour se connecter avec des millions de personnes. Mais on l’a fait. Tout ce que je constatais, c’est qu’il y avait des gens qui voulaient être comme Liam Gallagher. C’est bizarre quand même ? » Sur ce, il a encore éclaté de rire.

Sinon, on allait presque oublier d’en parler : « Definitely Maybe »  est resorti en réédition. L’anniversaire de ses 20 ans était naturellement l’occasion pour Sony de faire juter un peu plus son back catalogue (certes, la gestion patrimoniale constitue l’activité principale des maisons de disques depuis la chute du physique). Pas besoin de boule de cristal pour deviner qu’il doit s’agir d’un triple album remasterisé, truffé de bonus tracks, de live et tout plein de gadgets qu’on retrouvera gratuitement sur Spotify. Liam Gallagher lui-même avait écrit sur Twitter : « Comment peut-on remasteriser quelque chose qui a déjà été masterisé ? Ne tombez pas dans le panneau. Laissez tomber. » Sans doute la déclaration la plus intelligente et honnête de toute sa carrière. Une dépense dispensable, donc, pour tous ceux qui pensent que « Definitely Maybe », comme son nom l’indique, représente définitivement peut-être un chef d’œuvre.

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