Il y a des gens doués pour les titres qui font lever un sourcil curieux, et Thomas Gunzig en fait partie : après « Mort d’un parfait bilingue » et « A part moi, personne n’est mort », voilà qu’il nous donne un alléchant « Assortiment pour une vie meilleure ». De la part du plus cruel et drôle des auteurs belges contemporains, ça donne envie de déguster.
Le hic, c’est que dès le sous-titre, on flaire l’arnaque… « Carbowaterstoemp et autres spécialités, textes 2004-2009 », l’assortiment contient en réalité de la marchandise légèrement frelatée, dotée d’un nouvel emballage en plastique brillant. On a mis un joli coup de vernis sur des textes pas exactement inédits, dont une bonne partie a déjà été publiée ça et là. Exit, donc, l’excitation du fan qui se lève à des heures honteusement matinales pendant les vacances pour écouter la radio où Thomas Gunzig tient les commandes du feuilleton de l’été…
L’autre sous-arnaque contenue dans le sous-titre c’est qu’il s’agit d’un recueil de texte, et pas du gros grand roman que le plus-si-jeune auteur nous promet depuis les débuts, en se plaignant d’avoir été trop vite enfermé dans sa situation de nouvelliste à qui le format long ne sied pas vraiment. Faut préciser qu’il ne fait pas grand-chose pour esquiver cette réputation, d’une part parce que ses romans ne sont jamais parfaits, tantôt imprégnés d’un maniérisme de jeunesse (Mort d’un parfait bilingue), tantôt bons mais encore trop délirants (Kuru), ou assumant complètement un statut de blague potache (10 000 litres d’horreur pure, sorte de slasher-novel jubilatoire). D’autre part, parce que c’est un nouvelliste hors pair.
« Personne ne connaît la cause de la catastrophe des thermes de Spa qui transforma brutalement le petit royaume boueux en une plaine desséchée aux odeurs de chaussettes sales. »
Des nouvelles, donc, on en trouve un paquet dans ce gros recueil. Parmi elles, il y en a une poignée – mes préférées – qui mettent en action des éléments typiquement belgo-belges, et auxquelles, malheureusement, la plupart des mortels ne comprendront pas grand chose. C’est dommage, puisque ce sont les plus poignantes, et que seuls les Bruxellois d’une certaine catégorie socio-culturelle pourront saisir toute la tristesse féroce de ce garçon dont le visage « ressemble à une carpe des étangs Mellaerts », toute l’hystérie crade qu’implique « une soirée interfacultaire organisée à la salle Jefke ».
Ce n’est pas parce que quelques heureux élus goûtent au plaisir de voir leur ville dépeinte sous toutes les coutures (sales et sur le point de craquer) qu’il est question de limiter le talent de Thomas Gunzig aux blagues belges – toutes les autres nouvelles sont là pour en témoigner. Le seul lien de parenté qu’elles entretiennent avec la blague, c’est cette envie qu’on a de les résumer en un aphorisme : Tu connais celle du Japonais qui se fait bouffer par un ours ? Et celle de l’apocalypse nucléaire qui ne laisse comme seuls survivants qu’un G.O. et cinq vieilles ? Moi je préfère celle de l’arrière-petite-fille du maréchal Goering qui sort en boîte !
L’une après l’autre, on voit se déployer les idées méchantes et pathétiques qui germent dans la tête du (pourtant très gentil) Thomas. C’est ici qu’on appréciera l’intérêt du format : chaque idée est là dans toute sa pureté, il y en a une par nouvelle, pas besoin de fioriture. D’ailleurs, même les textes de théâtre ressemblent à des nouvelles : de la littérature à laquelle l’interprétation des comédiens, on l’a vu, ne rajoute rien de fondamental.
« Ils avaient violé ma sœur, ma mère et quelques autres mais à cause d’une pénurie d’essence ils ne leur avaient pas mis le feu »
En guise de liant entre ce grand tas d’histoires diverses et variées, il y a ce point de vue sur le monde, implacable et comique, avec ce fond de vérité moche qu’on préfèrerait peut-être ignorer, si bien que rien ne le décrit mieux que l’incipit de la vingt-et-unième nouvelle : « Cette histoire, c’est une leçon pour les générations à venir, pour leur faire comprendre qu’elles ne sont pas là pour rigoler, que le bonheur est une invention de directeur marketing ». Le Diable, comme ils disent, est dans les détails, et particulièrement dans ces saletés de tracasseries quotidiennes qui font qu’on peut mourir d’un cancer du sein « traité à la crème Nivéa faute d’avoir été en ordre de mutuelle ».
Et que l’aide alimentaire pour les pays en pleine guerre civile n’apporte jamais que « trente caisses de sucre, douze caisses d’huile d’arachide et quatre caisse de dentifrice ».
A patauger dans cette mixture, on trouve l’autre point fort de Gunzig : une brochette de personnages tellement médiocres qu’ils pensent comme une publicité pour de la bouffe bio. (« Leïla, dix-neuf ans, avait la peau lisse et pure d’une adolescente élevée en suivant les règles d’une alimentation équilibrée renforcée par l’ajout régulier de vitamines et de sels minéraux »). Rien que des personnages minables, petits, sinistrement réalistes, sublimés par cette écriture faussement naïve qui mime consciemment la pauvreté de nos villes étriquées, la platitude des magazines de psychologie, l’enthousiasme gras des vendeurs d’électroménager, la mesquinerie des crèmes anti-ride, la fourberie des vaisselles laissées au lendemain.
Tout ça pour former un assortiment qui, comme ces boîtes de chocolat contenant un peu de tout, se mange avec gourmandise et fait toujours plaisir aux personnes dont on ne connaît pas exactement les goûts. Même si on sait qu’il y aura toujours un chocolat trop amers qu’on laissera traîner au fond de la boîte.
Thomas Gunzig // Assortiment pour une vie meilleure // Au Diable Vauvert