Il y a 30 ans, Talk Talk enregistrait Laughing Stock, un album d’une intensité rare, qui passa relativement inaperçu lors de sa sortie. En marge de la diffusion de son documentaire In a Silent Way au festival FAME[1], le réalisateur Gwenaël Breës propose une série de sept articles reconstituant le parcours mutant de Talk Talk de manière plus journalistique. Ce quatrième épisode décortique le dernier album du groupe, peut-être le moins connu mais le plus remarquable, à la fois joyeux pied-de-nez et poursuite obscure du voyage initiatique entamé avec Spirit of Eden

➔ L’intro du feuilleton : Talk Talk revisited
➔ Épisode 1 : Mark Hollis, en réaction (1955-1982)
➔ Épisode 2 : Changements de personnalités (1983-1986)
➔ Épisode 3 : L’enfer de “Spirit of Eden” (1987-1988)

Dans l’industrie musicale, une des premières leçons qu’apprennent les managers et les A&R, c’est que tout artiste souhaitant durer se doit de fidéliser un public et de l’élargir. Cela part évidemment de la musique, du son et de leur capacité à toucher à telles ou telles parts de marché. Mais c’est plus largement un ensemble de techniques allant du travail sur l’image aux moultes manières d’occuper le terrain médiatique, de l’attente suscitée par un single à la sortie fanfaronnante d’un album, des potins dispensés à la presse aux séances de dédicaces, du poster à l’autographe, du clip à la tournée en passant par les produits dérivés… Il s’agit toujours de faire événement, de marquer les esprits, d’entretenir et de récompenser l’engouement des fans. Et cela implique un ordre des choses, une régularité, voire une certaine constance musicale.

Un maillon de cette chaîne est le fan club. Parfois géré par l’artiste ou son manager, parfois délégué à la maison de disques, parfois initié directement par des fans, il permet d’entretenir un lien privilégié avec le public. Créé par une fan anglaise dans la foulée de It’s My Life et The Colour of Spring, le fan club de Talk Talk publie une lettre d’info dactylographiée, alimentée ponctuellement par des infos ou des photos de tournées envoyées par le groupe. Mais que faire dès lors que cessent les tournées, qu’interviews et photos se raréfient, qu’entre chaque album le temps se fait plus long, les évolutions musicales plus fortes et les fans moins nombreux ? Après la tournée de 1986, les newsletters se sont espacées, passant de plusieurs pages recto/verso à un demi A4. En juin 1990, les membres sont avertis qu’ils ne doivent plus renouveler leur cotisation : “Il est pratiquement impossible de gérer un fan club pour un groupe comme ça.” Bonne nouvelle toutefois : ces derniers apprennent que le groupe est censé entrer en studio à la fin de l’été 90 pour enregistrer son cinquième album, annoncé pour la fin de l’année – en fait, les sessions commenceront en septembre 1990 et Laughing Stock paraîtra un an plus tard.

La risée

Laughing Stock ça se traduit littéralement par “réserve de rires”. Mais c’est un terme qui peut aussi désigner quelqu’un ou quelque chose qui semble stupide ou idiot, surtout quand il essaye vainement de paraître sérieux ou important. Laughing Stock, c’est se couvrir de ridicule, être “la risée”. Un titre incertain pour une œuvre dont l’histoire se délie par les deux bouts, premier indice de l’état d’esprit d’un disque sérieux mais pas prétentieux dont le contenu vous explose à la figure comme un cadeau piégé de farces et attrapes, comme une giclée de peinture sur une toile vernie.

Si Talk Talk n’est pas retourné en studio aussi rapidement qu’il l’envisageait après Spirit of Eden, c’est notamment pour des questions juridiques propres à l’industrie musicale. En 1989, le manager Keith Aspden est parvenu à se séparer d’EMI au terme d’un long procès. En parallèle, la firme de disques a voulu récupérer l’argent perdu avec l’invendable Spirit of Eden, en commercialisant deux compilations de tubes de Talk Talk. La première, en 1990, s’est écoulée à un million de copies et a envoyé la réédition du single It’s My Life dans les charts anglais à un niveau bien supérieur que lors de sa sortie en 1984. La seconde, en 1991, a ramené Talk Talk à un statut de pur produit commercial en faisant remixer les morceaux sélectionnés par des DJ’s, à coups de loops, de boîtes à rythmes et de beats électroniques, ce qui les a complètement dénaturés. Affligé jusqu’à se montrer au bord des larmes lorsqu’il est interrogé sur le sujet, Mark Hollis a tenté de stopper cette initiative “dégoûtante”, en vain. Il intente dès lors un procès à son ancienne maison de disques. 

Mark Hollis en interview en 1988 (photo : Oor, Rob Marinissen).

Il a ensuite fallu convaincre Polydor (sous son label Verve, qui hébergeait The Mothers Of Invention dans les années 1970, un fait qui a marqué favorablement Hollis) de signer Talk Talk pour deux nouveaux albums. Ce qui fut fait à des conditions avantageuses, le contrat ne fixant notamment aucune contrainte temporelle au groupe. Mais on comprendra lorsque le premier album sera livré que l’opération repose sur l’un de ces malentendus dont l’industrie du divertissement a le secret, Polydor croyant ajouter à son catalogue un groupe populaire “un trophée” dira David Geffen à Aspden. Certains prétendent même que Polydor pensait que Spirit of Eden avait été un prétexte pour rompre avec EMI, et qu’une fois la parenthèse fermée Talk Talk allait revenir à une musique plus vendeuse.

Il est aussi des facteurs humains qui ont contribué à cette pause de presque trois ans. Hollis a été très affecté par la mort de son frère, puis affairé à un événement beaucoup plus heureux avec la naissance de son second fils. Mais l’intensité des sessions et la tournure artistique prise par Spirit of Eden a aussi laissé des traces. “Le véritable coût a été la destruction du groupe”, déplore Aspden. Paul Webb a dû se “reprogrammer” après l’expérience et n’a pas pu rejouer de la basse pendant des années. Le groupe qui vient de signer avec Polydor se résume désormais à Lee Harris, démangé par l’envie d’activités musicales plus régulières, au “membre de l’ombre” Tim Friese-Greene, qui produit d’autres groupes entre deux albums de Talk Talk (en 1990, il signe un disque de Lush et un de Brian Kennedy), et à Mark Hollis, qui se dédie à sa famille et à sa nouvelle vie rurale.

L’ingénieur du son Phill Brown n’est pas en reste… Après le mastering de Spirit of Eden, en 1988, rentrant chez lui dans la campagne du Sussex, il fit écouter fièrement l’album à sa famille. À la fin du disque, sa femme l’avertit : “Si jamais tu travailles encore avec ce groupe, tu fais tes valises !” En vingt ans de vie commune, elle qui a dirigé les studios Island, ne lui avait jamais fait la moindre remarque sur son travail avec des musiciens… “Et pourtant, j’ai travaillé sur des trucs extrêmes”, dit-il. Trois ans plus tard, lorsque Friese-Greene et Hollis l’appellent pour faire Laughing Stock, il se décide quand même à y aller. 

“J’ai rencontré Tim, et je lui ai demandé : ‘On va de nouveau passer un long moment dans le studio ?’ Il m’a répondu : ‘Oh, non non non, trois ou quatre mois maximum’.” Brown quitte donc le domicile familial pour le temps de l’enregistrement et s’installe dans un flat en face du Wessex Studio. Car c’est dans le même studio que revient Talk Talk… De par ses dimensions et ses qualités acoustiques, le Wessex est un atout majeur pour ce qui sera la clef de ce disque : l’espace. “Le silence est l’instrument le plus puissant dont je dispose”, dit Hollis. Car si Spirit of Eden avait spontanément pris “une forme qui lui est propre”, il y a cette fois quelques intentions supplémentaires. Telle celle de traiter “les musiciens comme des cellules isolées vivant dans des fuseaux horaires distincts, comme s’ils tournaient dans l’espace et communiquaient de temps en temps, tout en étant complètement isolés par ailleurs” (ce qui est décalé pour l’un est le rythme de l’autre). 

“Mark voulait qu’on pousse le volume d’enregistrement au maximum, mais qu’on joue aussi silencieusement que possible. »
(Phill Brown, ingé son)

Faux jumeaux

“Il y a une éthique bien réfléchie derrière cet album, dit Hollis. La musique veut être aussi passionnante et mouvementée que le fameux Tago Mago de CAN. Cet album-là était ma référence, mon idéal.” Réceptacle d’expériences et d’influences très diverses amenées par ses membres, Can réalisait au début des années 1970 ses albums dans des lieux inhabituels (salle de cinéma, château) où il effectuait de longues résidences. Ce qui fascine Hollis, tout comme Lee Harris, c’est avant tout le jeu complexe et hypnotique du batteur Jaki Liebezeit, décrit à l’époque comme “mi-homme, mi-machine”. Tago Mago (le nom d’un rocher au large d’Ibiza que Jaki Liebezeit a visité quand il jouait avec Chet Baker) est un album qui semble sorti de nulle part et ne ressemble à rien d’autre. Hollis y apprécie particulièrement “la spontanéité arrangée”, le fait “que chacun des musiciens puisse jouer dans son propre espace” et que “le batteur cogne dans son coin, ne ralentit jamais, n’accepte aucun compromis. Lui suit une ligne droite à vitesse constante et les autres vont et viennent autour de cet axe.” Par ailleurs, ce qui parle probablement aussi à Hollis, c’est la trajectoire de ce groupe qui a rompu dès son second album avec les structures rock qui l’avaient fait connaître : “Nous n’avions pas d’idées commerciales et nous n’étions obligés envers personne, explique Liebezeit. Nous nous sentions tellement libres à l’époque. Nous n’essayions pas de faire plaisir à qui que ce soit.”

Friese-Greene envisage le nouveau Talk Talk “comme une évolution plutôt que comme une révolution”, contrairement au fossé qui séparait chacun des albums précédents. Il est déterminé à le produire de manière plus lo-fi que Spirit of Eden, qu’il trouve rétrospectivement “un peu trop propre” (il dira même plus tard qu’il lui “tape sur les nerfs”). Les bases de l’album sont jetées dans une salle de répétition par Hollis, Friese-Greene et Harris. Avec une ambition de faire évoluer les formats, les “règles bien déterminées” et les “frontières ridicules”. Ainsi, Myrrhman est-elle conçue sans répétition de sections (“d’un couplet à l’autre, les phrases se raccourcissent, afin que jamais ne se répète la même structure”) ; dans Ascension Day, chaque couplet compte moins de mesures que le précédent pour un chant identique ; etc. Le rythme des morceaux sera volontairement lent, pour mieux contraster avec “l’intensité absolue” voulue par Hollis, celle des événements sonores, des tensions qui se créent et se rompent. “Mark voulait qu’on pousse le volume d’enregistrement au maximum, mais qu’on joue aussi silencieusement que possible, détaille Brown. C’est pourquoi il y a ces pics soudains dans certains morceaux.” 

“Cette fois, précise Simon Edwards en souriant, j’ai eu le droit de préparer une ligne de basse pour un morceau !” C’est After the Flood. “Le meilleur titre qu’ils aient jamais fait”, selon Brown, avec son bourdonnement lancinant dû à l’accumulation d’une trentaine de sons doublés sur des dizaines de pistes analogiques, qui procure cette sensation “claustrophobique, humide, comme à la Nouvelle-Orléans !”  Pour ce morceau, le groupe a capté dans les locaux du Wessex Studio des sons de ventilateur de climatisation, de bouilloire, etc. Lee Harris a également passé une journée sous la pluie, muni d’un DAT, allant planter son micro dans toutes sortes d’endroits « aquatiques » et terminant son périple au pub de Stoke Newington Church Street où le groupe avait ses habitudes, pour y enregistrer des sons de bulles et le tirage d’une pinte de bière…

Sérendipité

Pour le reste, le processus est semblable à celui de Spirit of Eden, en particulier l’invitation lancée à différents musiciens d’alimenter les “improvisations arrangées”. Pour Hollis, la matière “utilisable” lors de telles improvisations est de l’ordre de 10% “et je pense que vous vous débrouillez très bien si vous obtenez un demi pourcent !” Mais au fil des semaines, Hollis et Friese-Greene sont de moins en moins convaincus de ce qu’ils enregistrent. “Les musiciens ne comprennent pas que nous voulions garder ces petits bouts où ils se trompent, où ils se trouvent à côté de la plaque.” Les deux hommes saisissent alors eux-mêmes des tas d’instruments qui ne leur sont pas familiers, “jouant dans la mauvaise clé, commençant au mauvais moment mais à tous les coups, c’était les meilleures prises”, s’amuse Friese-Greene. 

“Il y a eu des jours où les murs n’existaient plus.”
(Phill Brown)

Sur la quarantaine d’instrumentistes qui défilent dans le studio, seulement dix-huit seront présents sur le mix final. “Sur ‘Spirit of Eden’, on a effacé environ 90% de ce qu’on a enregistré, sur ‘Laughing Stock’ c’était plutôt 96%”, explique Brown. “Tout ce qu’il reste sur ‘Laughing Stock’, c’est l’ossature d’un album.” “Au moins 50 % de l’album sont des accidents”, dit Brown, que l’expérience a rendu adepte de la sérendipité – cette aptitude à faire par hasard des découvertes importantes. “Si vous vous ouvrez à cette façon de travailler, des choses peuvent se produire”.

Phill Brown dans le film In a Silent Way.

À l’extérieur de la grande salle d’enregistrement, l’ingénieur du son Kevin KK Mathews, assistant permanent au Wessex (qui n’a pas travaillé sur Laughing Stock, le directeur du studio l’ayant jugé “trop bruyant” pour être compatible avec Hollis), se rappelle l’ambiance studieuse qui se dégageait de ces sessions. “Un jour, on a entendu le même accord de guitare se répéter toute la journée ! Ça ne rigolait pas avec ces gars-là…” 

Quand on connaît le perfectionnisme d’Hollis, ce n’est pas vraiment étonnant que les deux rescapés de Talk Talk, leur producteur et leur ingénieur du son, finissent par passer sept mois en studio (au lieu des trois envisagés initialement) à enregistrer 43 minutes de musique. Plus surprenant est le choix de reproduire, dès le premier jour et cette fois de manière préméditée, le dispositif d’obscurité qui avait largement contribué aux problèmes psychiques rencontrés par certains des protagonistes de Spirit of Eden. “On aurait dû dire que ce n’était pas une bonne idée pour la santé mentale”, dit Brown en se souvenant des journées qui commencent vers 10h30 pour s’achever peu avant minuit, sans lumière du jour, des mouvements de la lampe à huile donnant l’impression que la console tangue comme un bateau, de l’effet du stroboscope sur la rétine, de la nécessité de torches pour manipuler la console… “Vous arriviez au studio et en moins d’une heure, vous étiez totalement incapable de vous souvenir de l’heure ou du temps que vous y aviez passé”, confirme Hollis. “Il y avait des éléments qui étaient très psychédéliques dans le vrai sens du terme”, dit Brown. Si de telles sessions ont incontestablement quelque chose du voyage initiatique, elles n’ont rien à voir avec les légendes qui voient l’influence de psychotropes dans les derniers albums de Talk Talk. “C’était juste un travail extrêmement méticuleux, poursuit l’ingénieur du son. Mark a un humour sardonique, mais c’est quelqu’un de sérieux. Lee et moi, on fumait quelques pétards, mais Mark avait arrêté. Il avait juste sa pinte de Guinness en soirée.”

La grande salle du Wessex Studio.

“Le studio était oppressant au point d’être irréel”, admet Brown, qui ne s’attendait pas à dépasser le degré d’intensité des sessions de Spirit of Eden. Pour Hollis, ce sont sans doute les conditions propices à chercher au plus profond de lui les émotions qui émaillent l’album. “Je voulais être totalement immergé dans l’environnement au point d’effacer toutes les préoccupations quotidiennes normales. Pendant sept mois, nous n’avons quitté le studio que pour dormir.” Hollis, Friese-Greene, Brown et Harris sont focalisés, ne prennent jamais de photos, n’évoquent pas leurs problèmes personnels, ni même la Guerre du Golfe qui à ce moment-là occupe les esprits autour de la planète. “Il n’y avait rien d’autre que l’enregistrement, le studio et nous.” 

La session est interrompue pour permettre à Hollis d’écrire les paroles et les lignes de chant. À son retour, des changements s’imposent dans certains morceaux. C’est le cas pour New Grass – ode pastorale à l’appel de la nature qui se conclut sur la disparition du “soleil du soir” en grésillant comme un feu qui s’éteint lentement –, une pièce envoûtante à l’apparente simplicité, dont Hollis veut modifier la durée et la clé. “Aujourd’hui, dans ProTools, vous pouvez probablement le faire facilement, mais avec l’analogique, ça met du temps !”, sourit Brown. Ce seul titre demandera onze jours de mixage.

The Sex Pistols au Wessex Studio en 1977.

Bonne blague ?

James Marsh, qui a toujours eu carte blanche pour illustrer les pochettes du groupe, a conçu pour Laughing Stock une peinture représentant des oiseaux en voie de disparition. Mais pour la première fois, Hollis intervient dans son travail : il lui demande d’intégrer ces oiseaux dans un arbre, comme s’il s’agissait de souligner le lien de parenté avec la pochette de Spirit of Eden. “L’arbre plein d’oiseaux est une des milles images que j’ai mises dans l’album, explique-t-il. Au début, je croyais l’imaginaire plutôt bucolique. Mais je me suis vite aperçu qu’il y résidait nombre d’influences urbaines. Ces deux caractères ne s’opposent pas, ils forment de concert un imaginaire sonore, qui illustre mes expériences. Car cette musique monte du fond de mon intérieur, comme une réaction à ce qui m’entoure.”

“Pour Mark, ‘Spirit of Eden’ était un échec, ‘Laughing Stock’ était une blague”, résume Brown. Mais quelle blague… Plus chaotique, instable et primitif que l’album précédent, Laughing Stock chemine dans une tension contenue, entre brume et lumière, paix cosmique et tumulte intérieur, toujours suspendu à la voix insondable et spectrale d’Hollis. Telle une sculpture sonore, fragile et abstraite, intuitive et épurée, provocatrice et extatique… “Typiquement british”, pense même Simon Edwards. Est-ce de la pop, du jazz, du blues, de la musique concrète ? De l’Art pop, oseront vaguement certains. Du post rock, trancheront d’autres en attribuant rétrospectivement à Talk Talk la paternité de ce nouveau genre. “Je considère notre musique comme de la musique, simplifie Hollis, jamais friand des étiquettes. Cela ne requiert aucun intellect. Vous devez juste écouter.” 

“Je ne pense pas que les interviews soient une bonne chose. Tout ce qui compte, ce sont mes disques. Moi, je ne peux pas être à leur hauteur, je ne peux pas être aussi succinct et clair qu’eux.” (Mark Hollis)

Une fois mixée, la “blague” au titre prédestiné ne rencontre guère d’enthousiasme. “Je ne peux pas rester dans la même pièce que ce disque”, aurait dit le A&R de Polydor en écoutant le master. “Polydor espérait raisonnablement un disque plus commercial et qui pourrait être joué par le groupe en concert, acquiesce Aspden. Ils n’ont eu ni l’un ni l’autre, mais ils ont essayé de commercialiser l’album du mieux qu’ils ont pu.” Le label met néanmoins plusieurs mois avant de sortir le disque et cesse de l’éditer très rapidement. 

Né sur un malentendu, Laughing Stock ressemble à un petit miracle qui a pu se faufiler entre les mailles du filet, et qui trouvera son public plus tard, autrement… “Ça ne m’inquiète absolument pas que beaucoup de gens ne connaissent pas notre musique. Nos disques ont une durée de vie très longue, ce qui est le plus beau compliment qu’on puisse leur faire. J’aime que les gens y viennent d’eux-mêmes, petit à petit, je ne veux pas les pousser.”

Photo promotionnelle pour la sortie de Laughing Stock.

Sur le moment, la plupart des critiques sont hostiles à l’album. Et Hollis ne fait que peu de concessions à ses principes pour en faire la promotion : pas de clip et un nombre limité d’interviews. Polydor diffuse une cassette promotionnelle où Hollis s’exprime librement et avec enthousiasme pendant quarante-cinq minutes. “Je ne pense pas que les interviews soient une bonne chose. Tout ce qui compte, ce sont mes disques. Moi, je ne peux pas être à leur hauteur, je ne peux pas être aussi succinct et clair qu’eux.”

Comme pour Spirit of Eden, il se prête au jeu un peu à contrecœur, se laisse photographier à condition de ne pas devoir poser. Les lunettes noires abandonnées, le col de la chemise dépassant du pull, il présente une image assez quelconque. Parfois il se passionne à parler de musique. Parfois il regarde ses pieds et lâche : “Si tu le comprends, tu le comprends, sinon, rien de ce que je dirai ne te le fera comprendre. La seule chose que je peux faire en en parlant, c’est détourner l’attention. Je ne peux rien ajouter. Je peux rentrer chez moi, maintenant ?”

En 1991, la sortie de Laughing Stock passe d’autant plus inaperçue que l’image du groupe est brouillée par l’opération commerciale d’EMI qui sort coup sur coup deux compilations d’anciens tubes du groupe, dont celle des remix parue quelques mois plus tôt. Des années-lumière séparent ces univers musicaux, mais ce sont les compilations qui suscitent l’attention des médias et du grand public au détriment du nouvel album.
L’année suivante, Hollis obtiendra gain de cause dans son procès contre EMI : la compilation de remix ne sera pas rééditée et les copies en circulation seront détruites. Trente ans plus tard, c’est Laughing Stock qui s’est imposé comme un disque majeur, avec une puissance d’invasion de l’âme digne d’un Tago Mago

➔ Épisode 5 : Les “albums-thérapie” (1991-2021)
➔ Épisode 6 : “Mountains of the Moon”, ou l’art de déjouer les attentes (1991-1998)

[1] In a Silent Way, Gwenaël Breës, 88 minutes, 2020. Le film sera prochainement présenté en France dans quatre festivals : F.A.M.E. – Festival International de films sur la musique de la Gaîté Lyrique (Paris, en version digitale du 18 au 25 février), Musical Ecran (Bordeaux, du 4 au 11 avril), les Rencontres du Film d’Art (Saint-Gaudens, dates reportées à la réouverture des cinémas), Aux Ecrans du Réel (Le Mans, report en attente de confirmation).

Image d’en-tête : peinture de James Marsh pour la pochette de Laughing Stock.

Sources :

  • Interviews par l’auteur de Phill Brown, Martin Ditcham, Simon Edwards, Jim Irvin, James Marsh, Kevin KK Mathews, Tony Harris (2016-2018), 
  • Are We Still Rolling? Studio’s Drugs & Rock ‘n’ Roll. One Man’s Journey Recording Classic Albums”, Phill Brown, 2011
  • Newsletters du fan club de Talk Talk, 1988-1990
  • Interview de Mark Hollis sur la cassette promotionnelle de Laughing Stock, Polydor, 1991
  • Lee Harris sur le forum du site O.Corner, 27 octobre 2001
  • “Silencing the Scams”, Melody Maker, septembre 1991
  • “Lost Paradise”, Jim Irvin, Mojo, mars 2006
  • “Classic Album: Spirit Of Eden”, Wyndham Wallace, Classic Pop, 2013
  • “Tech Talk”, Melody Maker, 26 octobre 1991
  • Mark Hollis cité par Crosstown Traffic, Chroniques & giclées, 30 mai 2008
  • “Le Fou Rire de Talk Talk”, Franck Vercleyen, Rock This Town, octobre 1991
  • “Foudre bénie”, Jean-Daniel Beauvallet, Les Inrockuptibles, septembre-octobre 1991
  • “Can: The making of landmark album Tago Mago”, Max Bell, Louder, 11 avril 2018 
  • Interview de Tim Friese-Greene par John Clarckson sur Penny Black Music, 24 mai 2006 
  • Crosstown Traffic, Chroniques & giclées, 30 mai 2008
  • Mark Hollis cité dans “Talk Talk talk”, International Musician & Recording World, novembre 1988
  • “Talk Talk to me”, Tim Goodyear, Electronics & Music Maker, mars 1986
  • “After The Flood: Talk Talk’s Laughing Stock 20 Years On”, Wyndham Wallace, The Quietus, septembre 2011
  • “The Big Album”, The Times, 4 mars 2000
  • Betty Clarke, Vox, 1991 (cité dans Quietus)

22 commentaires

  1. allez! la zûmmer madone donne ton esprit de papier & rentre vite @ 17h pour le goûter…….

  2. Un petit message en forme de réflexion qui débute par un compliment adressé à l’auteur de cette chronique en 6 volets.
    En attendant de voir « In a silent way » (titre parfait) et me désespérant de pouvoir le voir en salle, je me permets, M. Gwen Breës, de pointer du doigt un drôle et troublant mimétisme :
    Il m’a toujours paru évident que Spirit of Eden était un long message que Mark Hollis adressait à son frère ainé. On peut imaginer que la communication avec son frère Ed, plongé dans l’enfer de l’addiction, ne devait pas être simple de par la nature même du rapport que l’on peut avoir avec un toxicomane et de par le caractère taiseux de Mark. J’imagine, alors, que ce dernier a pensé, en désespoir de tout, au dernier langage commun qu’ils pouvaient encore partager : la musique et, plus précisément, celle, suintante de liberté, que l’on pouvait trouver, ça et là, dans les années 70. Celle que Mark a pu trouver et découvrir dans la caravane d’Ali Baba de son ainé.
    Malheureusement, cette longue lettre sonore tour à tour plaintive, apaisée, colérique et pleine d’un fol espoir ne parviendra sans doute jamais aux oreilles de son principal destinataire qui meurt peu de temps après sa sortie.
    Je trouve donc très troublant que votre film qui est, à la fois, un hommage à la trajectoire de cet homme et son émouvante désintégration sociale en même temps qu’une tentative de rentrer en contact avec lui s’achève sans que son principal destinataire n’ai pu le voir.

    1. Bonjour, je ne suis pas Gwen Breës (et je ne pourrais répondre à sa place) mais je trouve votre commentaire très pertinent. Ce parallèle entre les trajectoires des deux hommes, à qui l’on souhaite rendre hommage de leur vivant sauf que… oui c’est troublant, et très beau en fin de compte. A mon sens, eu égard à la descente aux enfers progressive de son frère, Mark Hollis avait commencé ce cheminement dès « The Colour Of Spring » (album de la rupture / du renouveau artistique) qui est traversé de bout en bout par une quête d’absolu, un désir d’élévation, difficile à expliquer car impalpable… et les deux albums suivants sont allés encore plus loin dans ce mouvement, l’amplifiant dans l’épure… et les silences.

  3. Bonjour Mdna.
    Je rebondis sur la fin de votre note précédente où vous évoquiez, fort justement, le silence qui s’amplifie, à la fois dans la musique et la vie « médiatique » de Mark Hollis.
    Je suis donc d’accord sur le fait que Mark s’est retiré ainsi, naturellement, du show business mais n’y a t’il pas une part involontaire dans celui-ci ?
    Je m’explique : parce qu’il me semble que le destin musical de Mark post Laughing Stock ressemble à celui d’un Léos Carax post « Les amants du pont neuf », celui de Cimino post « La porte du paradis » ou Kevin Shields post « Loveless ». C’est à dire des artistes intransigeants qui ont peu rapporté financièrement à leurs majors avec les projets cités et dont les exigences, le perfectionnisme a été vu puis colporté par les décideurs comme étant des caprices voire de l’ingérabilité. En gros est ce qu’il a été quasiment impossible pour Mark de rebosser ensuite, précédé par cette réputation qui l’a un peu grillé dans son milieu ?

    1. Evidemment je ne saurais répondre à cette question… je n’en sais rien. Mais j’aurais tendance à penser que Mark Hollis, qui était un homme honnête et intègre, a décidé de son plein gré de quitter le « milieu » de l’industrie musicale car il avait fait le tour de la question (comment aller plus loin dans son geste artistique après son album solo ?) et plus simplement parce que sa famille comptait plus que le reste… Encore une fois, c’est son frère Ed qui aura été (il me semble) à l’origine de bien des décisions dans la carrière de Talk Talk.

  4. Merci pour cette série d’article.
    Depuis tout ce temps, enfin quelques bribes de réponses à beaucoup de questions.
    Merci Gwen.
    Merci Gonzaï.

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