Comment trois gamins qui ont grandi dans la ville du cassoulet ont-ils réussi à définir un univers stoner-metal psychédélique absolument unique en ratissant l’Europe et les États-Unis malgré l’indifférence de la presse musicale française ? Réponse, peut-être, avec le nouvel album, « Ilion », annoncé pour janvier. Tout simplement un chef-d’œuvre, et un de plus pour un groupe qui n’a que sept années d’existence.

Le 19 mars 2020, le monde bascule dans l’inconnu. Il fait déjà beau, anormalement beau, et l’ordre est donné par les autorités françaises de se confiner. Dans les bureaux et les rues, tout se transforme en envolée de moineaux. On récupère un ordinateur portable, un téléphone, quelques contacts, on range quelques affaires, puis tout le monde rentre chez soi en attendant les consignes. C’est le début d’une éprouvante pérégrination de déclarations et de décisions prises dans la plus totale nullité intellectuelle. Si certains vont vivre cette période dans leur jolie maison avec jardin en télétravail plus ou moins organisé, et en se délectant de farniente devant des séries en ligne, d’autres vont continuer à aller au charbon dans des conditions déplorables : éboueurs, caissières, infirmières… On les applaudira en tapant sur des casseroles à vingt heures chaque soir, avant de leur coller les réformes des retraites, du chômage, immigration et les restrictions budgétaires dans le monde d’après.

Une expérience personnelle

Je ne suis ni immigré, ni vraiment essentiel. Pourtant, je vais passer presque trois mois à aller travailler tous les jours huit heures durant dans des bureaux vides non loin de chez moi afin d’assurer ce qui va devenir une mission de service public : protéger l’environnement. Car durant le premier confinement, les agriculteurs et les entreprises vont profiter de l’occasion pour réaliser toutes sortes de travaux sans autorisation, car se pensant seuls au monde. Les procédures vont tomber pendant trois mois, au nombre aussi conséquent qu’en deux ans. Je passe alors mes journées à analyser des données cartographiques, à transmettre des informations aux collègues de la judiciaire, mais bien peu à aller sur le terrain. Le préfet ne veut pas. Moins de trois mois plus tard, je serai dans le C15 d’agriculteurs, après une bonne poignée de main, le chien me bavant sur l’épaule, sans masque ni gel ni geste « barrière », à aller faire le point sur les dossiers en attente. Mais je n’en avais franchement plus rien à foutre : j’étais dehors, et le monde rural a toujours eu plutôt globalement ma préférence. J’ai donc assez mal vécu ce confinement, car je fus en fait au boulot chaque jour dans des conditions quasi post-apocalyptiques. Je n’ai pas profité du petit rosé en apéro à 17h30 en slip avec ma copine. J’étais seul, revenant d’une journée de travail fatigante sans contacts humains ni pause.

En 2020 est sorti un album exceptionnel nommé « Ummon » du trio toulousain Slift, et le disque m’enthousiasma dès les premières notes. J’adorai tout de suite son mélange fabuleux de stoner-metal et de rock psychédélique très particulier. Il respirait les grands espaces. Lorsque la chape de plomb s’abattit, il devint littéralement ma bouée de sauvetage mentale. Ses huit merveilleux morceaux devinrent parmi mes seuls espaces d’évasion intellectuelle alors que mon champ visuel s’était rétréci au jardin en bas de mon immeuble. Je dévorai dans un état plus ou moins second selon la consommation de whisky les Ummon, It’s Coming, Thousand Helmets of Gold, le prodigieux Citadel on a  Satellite et sa séquence psychédélique suspendue au temps, et puis… et puis il y avait le fantastique Altitude Lake, avec son atmosphère neigeuse et vaporeuse, m’ouvrant en quelques plans des kilomètres de champ visuel alors que je devenais trop familier avec mon papier peint.

Ces chansons m’ont sans aucun doute sauvé d’une folie certaine. Elles vont aussi accompagner ma libération, lorsque je prendrai ma voiture au-delà du kilomètre autorisé pour faire mes premiers pas dans la forêt de Chaux non loin de chez moi. J’y respirerai dans l’été et le début de l’automne des odeurs boisées que je n’avais plus humées depuis des mois. L’immensité des étendues d’arbres, le silence entrecoupé de chants d’oiseaux fut une véritable bénédiction. « Ummon » continua à m’accompagner, car cette musique était parfaite pour être la bande-son d’un homme qui redécouvre la vie et l’espace qui l’entourent. C’est notamment ce que véhiculait ce disque magnifique. Plus encore que cette dimension personnelle, sa qualité avait réussi à me soulever le cœur comme le firent le « II » de Led Zeppelin et « Who’s Next » des Who. Et alors que je franchissais le cap de mes quarante ans sous confinement seul dans mon appartement avec une bouteille de whisky, « Ummon » était devenu selon mes critères un immense disque de rock.

Lycée, haricots lingot et saucisse de Toulouse

Toulouse, c’est plutôt l’accent chantant, le pastis en terrasse et la bonne bouffe du Sud-Ouest à base de canard, du moins dans l’inconscient collectif. C’est aussi ce que vendent depuis des décennies des reportages lénifiants sur le bon vivre en France avec ses traditions souvent prises sous un angle caricatural et présentées par une bande d’idiots utiles sortant d’offices du tourisme. Ce que l’on sait moins, c’est que Toulouse fut une ville rock, bien avant Slift. On peut même dire rock’n’roll, car c’est là qu’avaient lieu la plupart des batailles rangées à l’entrée des concerts, des groupuscules d’extrême-gauche prônant la musique gratuite cherchant à y entrer gratuitement. De ces bagarres politisées, Little Bob Story écrira son mythique Riot in Toulouse à la suite d’un de ses concerts là-bas. Même si cela était un peu éloigné de la ville rose, il y eut également les deux éditions du mythique festival punk de Mont-de-Marsan. Les concerts toulousains comme l’organisation de ce festival avait en commun un certain Alain Lahana, futur tourneur attitré de Iggy Pop à partir de 1978, entre autres faits d’armes. Marc Zermati avait assuré la programmation des deux éditions. Si Claude Nougaro reste le symbole de la musique toulousaine, la scène rock y est vivace, et se réactive avec le stoner-rock. On y dénombre pas moins de deux formations de choix : Slift et Fuzzy Grass, d’autres sont sans aucun doute à venir.

Slift est un trio fondé sur les bancs de l’école par deux frères : le guitariste-chanteur Jean Fossat et le bassiste Rémi Fossat. Canek Flores, ami d’enfance, prend la batterie. Le trio est officiellement constitué en 2016. La démo « Spacetrip For Everyone » sort la même année et propose trois titres. On y découvre un groupe pas vraiment stoner-rock, mais plutôt garage psychédélique, avec un côté nerveux à la MC5. Il y développe d’entrée ses propres compositions : Monkey Eyes, Heavy Road, et Spacetrip. Le niveau musical est déjà impressionnant : très bien interprétées, vivantes, les chansons montrent trois musiciens inspirés avec une palme particulière pour Jean Fossat, qui se révèle être un soliste plus que prometteur. Les morceaux sont déjà longs, entre cinq et neuf minutes, et indiquent que le trio a déjà la volonté de faire de sa musique un voyage sonore. On y ressent l’influence de Thee Oh Sees et des Heads. L’espace et la science-fiction sont d’entrée une obsession, sans doute pour sa capacité à donner de l’espace à l’imaginaire.

Le premier EP nommé « Space Is The Key » sort en 2017, et marque une évolution nette vers des sons plus heavy. Dominator qui ouvre le disque manie avec élégance le riff et la psychédélie frénétique de ses premiers enregistrements. The Sword est un petit chef d’oeuvre mélangeant MC5 et dérapages acides à la Man. Son riff redoutable emmène tout sur son passage et en fait un premier classique de scène. Canek Flores et Rémi Fossat s’imposent de plus en plus comme une rythmique soudée et originale sur laquelle Jean Fossat peut s’appuyer pour prendre son envol sans aucun problème. The Sleeve et Space Is The Key constituent les deux grands sommets du disque avec leurs huit et dix minutes respectives. Le trio ne joue plus seulement sur les improvisations acides de Jean Fossat, mais sur des tableaux mélodiques différents qui s’assemblent comme pour un triptyque flamand de Hieronymus Bosch. Ils sont pour l’heure davantage des déformations du riff ou du thème initial sous les effets de pédales de Jean Fossat. Mais on sent qu’une construction musicale est en train de se mettre en place.

L’alignement des planètes

Slift sort son premier véritable album en 2018 : « La Planète inexplorée ». Si le disque est globalement très bon, il rompt avec la progression magique enclenchée depuis ses débuts. L’album débute par une nouvelle version de Heavy Road, issu de la première démo. Si l’enregistrement est plus propre, cette interprétation n’apporte pas grand-chose au morceau initial. Surtout, ce retour en arrière casse l’élan débuté avec « Space Is the Key ». Les morceaux sont globalement plutôt courts, autour de trois-quatre minutes, avec seulement deux développements plus longs avec Trapezohedron et Silent Giant. Ce dernier est le vrai grand titre prometteur du disque, les autres se contentant d’être d’excellentes relectures de la musique des Osees. Il n’y a bien sûr rien à jeter : la basse, la batterie, la guitare, tout est impeccable et inspiré, et mais il manque ce souffle épique enclenché par le EP, et que l’on ne retrouve ici qu’en de trop rares occasions.

Slift poursuit néanmoins sa route, et tourne autant que possible, d’abord essentiellement dans le grand quart Sud-Ouest puis avec des incursions dans le reste du territoire français. Le trio est conscient qu’il a loupé le coche avec « La Planète inexplorée ». Il stagne artistiquement, et cela n’est clairement pas la nature des trois musiciens. Ce qu’ils veulent, c’est que Slift décolle vraiment. Et que les idées qu’ils ont en tête prennent leur vraie dimension.
Lorsqu’ils sont captés le 7 décembre 2019 pour la chaîne de live Youtube KEXP en aparté de leur passage aux Transmusicales de Rennes, le répertoire a changé. Slift présente trois nouveaux morceaux : Ummon, Altitude Lake et Lions, Tigers And Bears. Le son est plus lourd, les structures plus audacieuses. La prestation filmée permet de constater leur capacité à tenir une scène, leur prestation étant pleine de passion et d’énergie, et la vidéo atteint le million et demi de vues.

La publication de la vidéo coïncide avec la sortie d’un nouvel album nommé « Ummon » en février 2020, serti dans une sublime pochette signée Caza (Métal Hurlant). C’est le grand album tant attendu, mais inespéré de par sa qualité sonore et créative. Tout est porté par le superlatif. Dès l’attaque du morceau-titre, la puissance sonore s’est considérablement renforcée. Les éclats des riffs et de la basse saturée ne sont pas sans évoquer Elder, le quartette de Boston adepte du stoner-metal progressif, et qui est devenu l’un des maîtres depuis 2011 du morceau au long court et au développement se tordant au fur et à mesure de l’humeur des musiciens. Il n’est pas improbable que cette influence soit possible, comme celles de Godspeed You! Black Emperor ou de Goat, et même de Led Zeppelin pour ce sens du blues-rock halluciné aux textures foisonnantes. L’album est un voyage complet, avec ses différents chapitres, qui se succèdent avec un brio et une intensité qui ne baisse jamais. Thousands Of Helmets, Citadel On A Satellite, Hyperion, Altitude Lake ou le final Lions, Tigers And Bears sont autant de jalons d’une musique nouvelle et aboutie. Jean Fossat y développe également l’utilisation de synthétiseurs vintage afin de donner une dimension space-rock à certaines séquences. Tout est alors en place pour le grand décollage du trio vers une reconnaissance internationale bien méritée.

SLIFT • UMMON (FULL ALBUM) - YouTube

Le temps suspendu

Le 19 mars 2020 tombe la nouvelle d’un confinement complet dû à une pandémie nommée Covid 19, un virus venu de Chine et qui semble tuer à grande échelle. C’est le début d’une période complètement folle, entre abattement moral et introspection. Certains vivront l’affaire mieux que d’autres, surtout ceux tranquillement calés dans leur résidence secondaire. Pour le monde de la musique, cela va se transformer en gabegie une fois le premier confinement de trois mois passé. La reprise des activités culturelles va se faire dans une complète incohérence, avec les distances obligatoires, masques, pas masques, jauges de salle, évènements annulés faute de public ou dans l’incapacité d’être rentables avec une audience aussi faible. Des expérimentations toutes plus débiles les unes que les autres vont se succéder, mais au final, les concerts ne reprendront timidement qu’en fin d’année 2021.

Slift n’a quasiment pas pu donner de concerts après la sortie de « Ummon », à peine une poignée, avant de finir enfermé comme tout le monde. Il ne fera pas de set à la maison, mais une session live pour les Levitation Sessions au laboratoire du CEMES de Toulouse, dans la salle du microscope à électrons pour l’écho.

La prestation est splendide, avec des versions dantesques de Citadel On A Satellite sur laquelle Jean Fossat fait traîner le spleen intersidéral durant de longues minutes à la guitare et au moog, et Altitude Lake à la dimension émotionnelle insurpassable.
Le retour scénique se fera en 2022 avec une trentaine de dates européennes entre mai et août, une résidence en tête d’affiche au Roadburn Festival avec le saxophoniste Etienne Jaumet, et une série de concerts américains en tête d’affiche en octobre 2022. Alors que l’on pensait que le groupe allait sombrer et finir exsangue devant ce coup du sort qui avait brisé le bel élan de son album décisif « Ummon », Slift a réussi à reprendre le cours de sa carrière en la menant à un niveau encore supérieur. Le public ne les a pas oublié, fortement marqué par « Ummon » et sa qualité exceptionnelle. Le talent scénique des trois fera le reste, et le trio se repositionne parmi les meilleurs groupes de rock au monde avec sa musique unique. Les salles qu’il remplit sont encore modestes, mais elles sont de plus en plus nombreuses et bien fournies en spectateurs.
Il envoie en décembre 2022 un simple avec deux titres inédits : Unseen /The Real Unseen. Ces deux titres, datant des sessions de « Ummon », n’apparaîtront cependant pas sur le nouvel album annoncé en janvier 2024, et déjà nommé « Ilion ».

L’album de tous les dangers : une étude

En ce début d’année 2023, Slift est dans une situation aussi enviable qu’inconfortable. Le groupe a publié un album majeur largement salué au-delà de la communauté stoner-rock et psychédélique, et a réussi à revenir sur le devant de la scène grâce à un intense travail scénique en 2022 après une pandémie qui aurait pu les mettre totalement au tapis. Ils doivent cependant envisager de donner un successeur à « Ummon », qui date déjà de plus de trois ans.

Certes, la pandémie a ralenti toute l’activité musicale, mais il faut maintenir l’intérêt sur le groupe, et pour cela, il faut se lancer dans la confection d’un album qui ne pourra pas être moins bien que le fantastique « Ummon ».
Pour cela, Slift sécurise d’abord sa situation économique en signant sur le mythique label américain Sub Pop, celui des débuts de Nirvana. On ne peut que remarquer que le trio se tourne vers l’exportation. Il a compris que sa musique faite de longues pièces intenses chantées en anglais ne connaîtrait pas l’enthousiasme du circuit français. Il tourne d’ailleurs largement plus en Europe et aux USA que dans son propre pays. Slift n’a pas l’intention de se battre contre des chimères, et les quelques critiques tièdes recueillies dans la presse française ne l’ont pas encouragé à chercher à davantage plaire sur ce circuit, hormis de satisfaire les fans de stoner et de psychédélique nationaux déjà acquis à leur cause. C’est dans ce contexte que se présente « Ilion », le successeur tant attendu de « Ummon », annoncé pour le 19 janvier 2024.

Le disque est lancé par le fantastique morceau-titre. On y retrouve les chœurs quasi grégoriens de Altitude Lake, mais portés dans une dimension encore plus épique. Ils chantent en écho avant que le riff ne vienne exploser dans les enceintes. On retrouve l’urgence frénétique du groupe dans sa rythmique. La basse de Rémi Fossat est bien mieux mise en valeur, grondant dans le mix. Les caisses de Canek Flores ont également davantage de profondeur, et son jeu a encore gagné en virtuosité rythmique. Jean Fossat est le grand maître de cérémonie aux guitares rugissantes, aux claviers hypnotiques et au chant autant rageur que quasi-mystique. Ilion est déjà une démonstration de tout cela, avec sa fureur épique, saisissant l’auditeur à la gorge dès le premier titre. Même le meilleur de « Ummon » n’avait réussi une telle prouesse, c’est dire la force de cet album et de son contenu à suivre. Le niveau musical est déjà quasi-comparable à celui de King Crimson, entre « In the Court of the Crimson King » et « Red », avec une dimension moderne et inventive totalement unique. Le morceau bascule dans une seconde phase spatiale inquiétante, où le corps et l’esprit flottent sur des nappes de synthétiseurs obsédants, avant que le riff ne reparte. Les chorus de Jean Fossat sont désormais plus courts et concis. La dimension de volets sonores et de triptyques prend sa pleine dimension sur ce nouvel album.

Ilion - Modulor Records

La plupart des huit morceaux font entre neuf minute trente et douze minutes trente, ce qui offre des développements passionnants et une matière sonore riche. Nimh poursuit le voyage électrique avec un nouveau riff rageur. Selon les Slift, « Ilion » est construit comme une histoire homérique racontant l’effondrement de l’humanité et sa renaissance en matière dans l’espace-temps. Ilion est le nom de la ville de Troie en grec ancien. L’album a été construit sur la base de l’émotion humaine plutôt que sur celui d’une fresque épique comme « Ummon ». Cependant, la dimension épique est indiscutable sur ce nouvel album. Nimh en est une preuve sonore avec sa férocité et ses différents plans mélodiques, ses riffs et ses arpèges en cascade engendrant une véritable tornade intérieure qui joue sur tous les tableaux sensitifs. La rage laisse la place à une séquence douce et ouatée. Le ressenti se rapproche de 2001, Odyssée De L’Espace de Stanley Kubrick et des pièces acides improvisées du Pink Floyd de la fin des années 1960 comme Careful With That Axe Eugene.

The Words That Have Never Been Heard débute par une sorte de percussion mécanique stressante qui aboutit à une nouvelle explosion électrique furieuse. Slift dessert cependant l’emprise pour repartir sur des territoires plus psychédéliques, avec de nombreux changements de rythmes chaloupés quasi-caribéens. On est toujours dans un grand voyage cosmique, et le trio ne lâche toujours pas son étreinte émotionnelle. La musique ne perd nullement de son ampleur cosmique, et la basse joue un rôle magistral avec ses lignes obsédantes et rebondissantes comme celles de Jack Bruce dans ses improvisations avec Leslie West et Corky Laing. Jean Fossat jongle entre ses guitares et ses claviers avec une grande adresse et crée une enveloppe sonore épique obsédante, dont les chœurs féminins ne sont pas sans rappeler les bandes originales de Lalo Shifrin pour les deux premiers films de Dirty Harry : le mélange est effectivement détonnant, mais les Slift sont-ils seulement conscients de toutes ces influences ? Ces jeunes gens jouent entièrement à l’instinct, avec une pile d’influences disparates, musicales comme littéraires. Ils ont façonné une nouvelle matière et les clins d’œil antiques sont spontanés. Les Slift sont des musiciens live, pas des architectes de textures et de séquences.
Confluence débute par un saxophone, celui d’Etienne Jaumet, qui participa aux sessions du Roadburn Festival 2022 et aux quelques concerts communs visant à diffuser ce set largement improvisé en one-shot. Il est heureux que ce travail trouve enfin une trace discographique, car il est une démonstration supplémentaire de la versatilité créative de Slift. C’est un morceau instrumental croisant la guitare et le saxophone dans des effets d’écho enivrants. Une fois encore, Rémi Fossat et Canek Flores sont brillants à la rythmique, assurant un tempo d’enfer, précis et souple. Des images de fleuves et de rivières se croisant aux abords de villes dans un tumulte farouche s’assemblent au fur et à mesure que le titre défile : la Garonne, le Rhône pour sa confluence avec la Saône, un endroit qui fut pendant longtemps, via la Gare Perrache, la séparation entre la ville bourgeoise et une queue d’agglomération prolétaire et pauvre. Les improvisations de Slift et de Jaumet sur ce Confluence sont fantastiques, comme une sorte de jazz fusion du siècle nouveau.

Puis la pulsation se ralentit avec Weaver’s Weft. Il s’agit encore d’une pièce de presque dix minutes, dominée par les chœurs magistraux du groupe. L’ambiance est mystique, solidement portée par la batterie impeccable de Canek Flores. La guitare et la basse finissent par exploser dans un rugissement qui s’évapore par séquences. Le chœur cantique se réveille de nouveau avant de laisser partir une cavalcade de caisses, de basse acide et de riffs de guitare gorgée de wah-wah. Le tout devient tourbillon avant de s’ouvrir vers de nouveaux étages émotionnels. Jean Fossat manie sa guitare comme un pinceau, dessinant de vastes tableaux de paysages désertiques. Jamais une musique n’aura aussi bien collé aux œuvres de Gustave Courbet et aux paysages du Larzac. Ces hommes sont habités par les hautes plaines.
Uruk vient briser la dynamique faite de riffs incandescents, de basse grondante et de batterie trépidante pour laisser place à une atmosphère plus planante et space-rock. C’est sans doute le titre le plus proche du chef-d’œuvre Altitude Lake, même s’il ne trouve pas là un équivalent aussi puissant émotionnellement parlant. Uruk est cependant des plus denses, avec son décollage à base de riffs en power-chords à la Who. Le morceau a d’ailleurs cette dimension inspirée de « Quadrophenia », ce chef-d’œuvre entre puissance, maîtrise et amertume. Les allers-retours de guitare, de claviers, d’emphase vocale, et de rythmique féroce ne font que consolider l’impression d’un album majeur.
The Story That Has Never Been Told débute dans une myriade de sons électroniques accompagnée d’une guitare héroïque, le tout rappelant les Simple Minds de l’album « Street Fighting Years » en 1989. Slift en propose une relecture magique avec une dimension stoner et psychédélique de tout premier ordre. Le trio y développe une cathédrale vocale et sonore impressionnante, comme les chants religieux d’une ère nouvelle. La sensation de suspension et de perte au-dessus du vide n’a jamais été aussi intense. Il est avec Uruk le successeur du magistral Altitude Lake. Mais leurs constructions symphoniques sont bien plus complexes, et ne peuvent pas vraiment être comparées à la densité de ce morceau séminal. Enter The Loop est une expérimentation quasi free-jazz qui vient clore un disque audacieux et dense.

Fort de cet album, Slift vient de poser une pierre historique dans l’univers du rock mondial. Intense, puissant, sans limites ni de temps ni de composition, le trio vient de confirmer sa capacité à être du niveau d’un Led Zeppelin du vingt et unième siècle. Et « Ilion » deviendra sans aucun doute le « IV » de Slift.

Slift // Ilion // Sortie le 19 janvier chez Sub Pop
https://slift.bandcamp.com/album/ilion

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