Puisque que l’on fête à grands coups d’événements les cinquante ans de mai 68, Romain Goupil et Daniel Cohn-Bendit sont partis en grande vadrouille pour capter quelque chose non pas de Tennessee mais de la France d’aujourd’hui, jouant un peu de leur aura et aussi de leur sale caractère pour réinventer le truc de mai en version 2018… Résultat, « La Traversée », un film présenté à Cannes en séance spéciale et puis, à suivre à la télévision… Bref, on ne va pas tellement parler de musique (mais un peu quand même).

Septembre 2017 : c’est l’ambiance des grands jours autour de la vénérable église Saint-Pierre sur l’Hâte de Sainte-Marie aux mines (Haut-Rhin) dont l’origine se perd entre le XIème et le XIIIème siècle, et signalée pour sa nef gothique et sa voûte d’arêtes à nervures. Un monument devenu église « simultanée » parce qu’elle accueille les cultes des deux confessions chrétiennes, catholique et protestant. Ce soir, ce sera plutôt bougies et projo. Sous l’écusson aux armoiries de Guillaume (surnommé soit dit en passant « le Grand »), les ombres gothiques de métal en rajoutent encore dans le style « cérémonie gnostique ». Dans la poussière vaporeuse, les amplis font mine de bourdonner pour ce qui est ni un évènement concocté par Pacôme Thiellement (Révolution gnostique, PUF 2017) ni un remake du concert de Nico dans la cathédrale de Reims (1974) ; c’est un peu tout ça à la fois.

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D’abord, il y a Pascal Jacquemin, le parolier du Bashung de « Figures imposées » (1983) qui se laisse aller électrique, soutenu par la batterie puis le clavier de celui qui semble être son jeune fils. Des enfants du pays, du Bas-Rhin précisément venu en visite chez les voisins du haut (Rhin). Entre vieux de la vieille et résistants, l’assemblée ne compte pas un seul enfant, sinon celui du cuir éternel, les mille et un visages placides du rock’n roll des origines. On comprend mieux les bougies, on sourit en contemplant l’ombre des crucifix. Après Jacquemin, la pause bretzel et le petit vin blanc, ce sera Rodolphe Burger et ses deux porte-flingues (Sarah Murcia, Christophe Calpini) qui prendront les commandes d’un show auquel on assiste médusé, à la fois frappé par l’étrangeté de la situation et converti à l’intimité du lieu. D’abord doux puis plus soutenu, il finit par prendre le micro pour saluer « l’invité surprise » avant d’entonner la chanson des ours polaires qui ne doivent pas pleurer, en allemand (« Eisbär müssen nie weinen »). Déluge et percussion quasi techno qui bousculent un peu l’oecuménisme du moment.

La traversée ? Terres et champs de maïs, gros plans sur les vaches qui ponctuent les « rencontres » de Dany avec les Français.

Romain Goupil adore cette façon de, comment dire, « rompre la glace » ; ça et les chants pygmées et ce qu’il appelle le hard rock … son usine à kiff. Interrogé un peu plus tôt, Dany est resté plutôt discret sur la musique, évoquant le festival de l’île de Wright comme un point d’orgue du «  rock’n rôle » comme il dit. « Soixante-huit » dit-il mais on a envie de lui répondre, « soixante dix », l’année du gros boxon entre deux types de nice guys : ceux qui paient leur entrée (en fait, c’était le pôle emploi local qui payait) et ceux qui forçaient les entrées, montaient sur scène et balançaient des cannettes sur la gueule des musiciens.

Ainsi les Doors jouent sans lumière pour se protéger, Kris Kristofferson quitte la scène de colère. Mick Farren, le jeune start-upper qui a organisé tout ça avale son chapeau et Rikki Farr son frère ennemi à la production se bidonne. C’est lui qui a lancé l’appel à la ZAD et retourné l’événement cette fois au bord du cataclysme. Et voilà qu’à presque 2 heures du matin, le presque inconnu Leonard Cohen se pointe sur scène avec ses dix ans de plus, ses allures de poète grec qui demande à 600 000 mecs – qui s’exécutent – de craquer une allumette. « Ah ouais, dit Cohen, c’est bon d’être là, c’est une grande nation mais faible encore, très faible » Et le charme agira, jusqu’à 4 heures du mat’, à la fin, Cohen a calmé les rebelles avec sa poésie ancienne.

Dany a peut-être pas su, en tout cas il aurait aimé. « La musique, je vis dedans » dit-il en fixant ses deux téléphones portables (une sonnerie avec les Stones, une autre avec Piaf). Pour le reste, on le sait, c’est plutôt le sport qui le passionne. Dans le film, il en place une sur le championnat d’Allemagne et puis son bouquin chez Robert Laffont, Sous les crampons la plage où il se raconte, gosse juif allemand exilé en France qui suit le match devant les vitrines des revendeurs de télévision. Ballon rond donc et petite balle de tennis autour de laquelle il sait s’attirer les grâces du public féminin. La veille, le déjeuner a tourné exclusivement autour d’un match de Federer. Du coup, je n’avais vraiment rien à dire. On était au studio de Burger qui pour le coup, croise peut-être Dany pour la première fois. Le voilà ainsi, accompagné de l’ex maire de Strasbourg, Catherine Trautmann, et tout en retenu devant l’idole allemande. Ce type, exilé en France puis expulsé et puis franco-allemand et finalement électeur en France (la première fois en 2017)… Oui, cette façon de dire « nous sommes tous des Juifs allemands », slogan de 68, ça résonnait vraiment.

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Il insiste donc pour écrire la musique du film, pas question que ça se passe autrement. Ce sera une improvisation autour de son disque « Good » avec une voix un peu trainarde qui secoue négligemment les images façon tôles ondulées reflétant les paysages de France, terres et jachère, machines outils et usines robotisées, gros plans insistants sur les ruminants qui ponctuent les « rencontres » de Dany avec les Français. Le film d’ailleurs se terminera sur ce concert durant lequel Goupil a fait projeter des rushs. Une mise en abîme comme on dit. La veille au soir, j’ai bien cru que Dany s’endormait dans le chœur durant le premier concert. C’est vrai qu’il a quand même 72 ans Dany le rouge. Mais ce deuxième soir, l’invité-surprise est presque survolté, corps masse qui bouge sans les bras, mouvements shoegaze, chaloupant dans les vrombissements électriques. Pile à ce moment-là, Goupil alias Romain-Pierre Charpentier s’est presque jeté par terre, dans la travée, pour le filmer. Lui l’ancien leader de lycéens en mai 68 qui servait la soupe troskarde pendant que le Dany appelait à jouir sans entrave a forcément quelque chose à tirer de sa caméra, là maintenant. Lui que l’on a connu assistant réalisateur chez Polanski (Tess, 1979) et Coluche (Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, 1977), lui l’enfant illégitime de Godard et de Garrel qui ne peut pas s’arrêter de filmer, sauf peut-être pendant l’enterrement de Jacques Higelin quelques mois plus tard au Cirque d’hiver alors que les proches entament une danse païenne autour du cercueil… Là stop, il finit par lâcher son téléphone et s’effondre en sanglots.

Cohn-Bendit en a « par-dessus la tête des 50 ans de mai 68 ».

Avril 2018 : rentrés à Paris, nous voilà chez lui, dans le hall de sa cité d’artistes où il vit depuis toujours, à côté de ses quatre marches d’escalier que les enfants devaient sauter d’un coup (d’abord une puis deux puis trois) pour prouver qu’ils avaient grandi. Titis parisiens contre loubards de Clignancourt. Courses avec les fachos et les RG. Menaces de mort, coups d’oeil sous la voiture avant de démarrer. Une jeunesse française… Il vient d’apprendre que son film était sélectionné pour le festival de Cannes (« séances spéciales »), 35 ans après « Mourir à trente ans » qui lui avait valu une caméra d’or à la (belle) époque. Alors la tension média monte un peu, parce que Dany ne veut pas trop faire d’interview et se concentre sur ses histoires de ballon rond (la coupe du monde 2018, la mort d’Henri Michel). On gratte un peu, on cherche la punch-line (sur les grèves SNCF, grève d’impuissance, grève d’appareil : « maintenant que l’on peut vraiment compter le nombre de manifestants, les masques tombent ». Ces gens sont incapables de déclencher une grève générale). On l’observe, on finit par bien aimer sa régularité (et même sa motricité infra-keatonienne) en relisant son portrait un peu parodique dans le M le Monde, en l’écoutant engueuler les gens sur les plateaux télé, à finir par cogner deux « loubards dans le métro » (comme le raconte à sa façon la Guillemette Faure du Monde). Il y quelque chose de vraiment plaisant là-dedans alors si vous n’aimez pas Romain Goupil eh bien désolé, allez vous faire foutre.

Dany en a« par-dessus la tête des 50 ans de mai 68 », et c’est lui, « le lapin Duracell » (Pascal Bruckner) qui enchaîne les plateaux télé, se coltine les « Grandes gueules de RMC », les « jeunes populistes démagos » toujours avec son col de chemise qui dépasse de son pull en laine noir (pour les scènes extérieures, le cuir marron de piquet de grève des années 70). Est-ce qu’on va lui demander si les étudiants peignent des œuvres d’art à Tolbiac ou au Mirail, ou s’ils dégradent les bâtiments ? Est-ce que ça va être drôle vraiment ou bien juste drôle ? On le regarde s’énerver sur son portable parce que le correcteur ne corrige pas l’argot. Mais en fait si on regarde toutes les vidéos sur Youtube depuis le début des années 2000, on peut l’affirmer : ce gars s’énerve de moins en moins. Et puis, on pénètre dans l’appartement familial où ont vécu quatre générations de Goupil, enfin de Charpentier. « C’est le grand-père qu’on appelait le malin, le « Goupil », le gars qui écrivait des textes pour les frères Jacques (Ma’ était surtout connu pour ses doublages de films). Du coup, le fils on l’a appelé le petit Goupil et son rejeton, ben le fils Goupil, tiens. « C’est pratique quand tu te fais coincer par des méchantes brutes en Irak ou en Bosnie. Les mecs cherchent un Goupil et toi t’es un Charpentier. C’est moins cool pour les lettres recommandées ». Deux personnes mais un état civil qui se discute (comme la démocratie). Une fidélité derrière une fausse identité ? Nickel en tout cas pour embarquer dans la Matrix de la cuisine politique. On pénètre donc dans l’appartement, qui, dans sa demie-obscurité, ressemble à une maison de campagne. Un piano droit, des vitamines D3, des gros paquets de lunettes de lecture… Il y a un étage au-dessus et au mur, des photos de guerre, quelques enfants. Ava Gardner. « J’ai toujours dormi là, de ma vie je n’ai fait que bouger mon plumard entre enfance, célibat et mariage »

Une commande d’un film de moins de deux heures qui dure en fait 4 heures et qui est finalement réduit à 2h20

Alors le film ? Ben, c’est un film de France 5 c’est-à-dire pas génial par rapport à ce que peut faire Goupil (Les jours venus en 2012 et le comptage des points retraite avec Bruni Tedeschi en banquière, hilarant) ou alors, c’est très curieux, une absence flagrante d’unité entre des scènes chaque fois intéressantes. Un film qui ne « veut pas juger » … Dany en balade dans une usine désaffectée avec un vieil ouvrier qui pleure à moitié et le prend dans ses bras dans un clair-obscur de scène de rave, Dany lors d’un dîner avec une vingtaine de mecs du Front National (enfin, beaucoup de chasseurs aussi). Dany qui discute avec un iman pète-sec annonçant d’emblée qu’il est prof de maths et que pour lui tout est carré… ce à quoi l’ex rouge rétorque avec ce qu’il appelle une blague juive : « si tu as le choix entre deux solutions, choisis toujours la troisième » (et l’Imam qui réfléchit). Il y a aussi Macron dans une sorte d’hologramme alors que les deux compères s’engueulent dans un café en Allemagne. Pour la petite histoire, Goupil ne voulait pas filmer à l’Élysée, craignant que sa caméra soit prise dans le dispositif du pouvoir, un peu comme dans les filets d’une araignée. D’où cette astuce qui est un peu le scoop caché du film.

Sur le fond quand même, il y a un moment où ça coince, les deux ont soutenu l’élection du jeune Président mais pas sa politique des frontières, et encore moins les barbelés. Goupil d’ailleurs filme avec insistance le ciel en m’expliquant que « les nuages ce sont des nuages, pas des nuages français ». Dans cette Traversée, il y a aussi une belle idée du son, « pas d’ingé mais des caméras super équipés et un gros boulot de mixage ». Ça crache. Et puis, cette façon de partir à l’aventure, de pourrir la commande d’un film qui devait durer moins de deux heures, et finit sur une durée de 4 heures… et qui est finalement réduit à 2h20. Tu pètes la case Création de France 5 c’est ta façon à toi d’être révolutionnaire (Lomepal ou Marwa Loud ? ). « On donne pas le nom des gens, on dit pas où on est » (Goupil). Dany : « Romain, il est gentil il veut éduquer les masses, moi je veux montrer, pas éduquer ». « Ouais, ouais » (Goupil)… Dany qui s’extasie : « le directeur général d’Air Liquide qui veut être là au moment de notre visite, c’est génial, les boss viennent s’expliquer devant nous qui ne sommes pas des gens importants »… « Si quand même » (Goupil). « Je t’ai dit qu’il fallait faire ce truc (Dany). Non c’est moi qui ai dit que c’était super d’entrer dans une usine ». Forcément.

(C) Xavier Schwebel
(C) Xavier Schwebel

Faut quand même que je reprenne la main… je suis l’intervieweur oui ou merde ? Je demande : « qu’est-ce que vous préférez, le 20ème ou le 21ème siècle ? » Et Cohn-Bendit de se précipiter, « je préfère le 22ième siècle tu vois… ta question n’a aucun sens ». Ok Dany, et après tu viendras me taper sur l’épaule dans l’église Saint-Pierre quand tu me verras dessiner la poitrine de la contrebassiste de Burger. Goupil calme le jeu.  « On a rencontré des paysans, des producteurs coopératifs d’entremets glacés, pêcheur de bars en ligne, policiers, hospitaliers de nuit … On filme les gestes du travail et puis chaque fois, il se passe un truc avec Dany … le truc c’est de déclencher quelque chose d’ultra perso qui touche au cœur du métier… on collecte tout ça … l’empathie avec les gens. On guette ça … le reste on s’en fout ». Donc Dany, ben oui, il a ce truc (« et puis tout le monde le connaît »). Et cette façon d’être passé de la politique au sport en restant le mec de 68, c’est quand même brillant. Pour le coup, il y a vraiment une classe de vieux briscards du rock’n roll. Comme Zappa est devenu ministre de la culture de Tchéquie, il s’est habilement extrait du Muppet show médiatique (éditorialiste à côté d’Eric Brunet, non c’est trop moche) pour glisser vers le vrai truc qui intéresse les Français, la ligue des champions et tout ce qui va avec. Le ballon rond… Cette idée d’être proche des gens, pas besoin de les convaincre, juste d’être avec. Juste ton envie d’aimer, peut-être juste le grain de ta voix.

Allez, à moi la chute finale : peut-être que si tant de gens suivent avec passion les pérégrinations des équipes et des joueurs, ce n’est pas seulement parce que le ballon ressemble à un cul de femme, un beau cul bombé qui fait rêver les pauvres comme dirait Nathalie Quintane (Les années 10, La fabrique éditions). Non, s’ils n’en perdent pas une miette des actions sur le terrain, des transferts et des résultats finaux, s’ils dépensent avec régularité leurs maigres deniers dans les paris en ligne (l’inconscient comique de Pierre Menes) c’est peut-être parce qu’ils ont impérieusement besoin d’être proches les uns des autres, riches et pauvres réunis, et de s’aimer enfin. Non ?

« La traversée », réalisé par Romain Goupil, rêvé par Daniel Cohn-Bendit, produit par Georges-Marc Benamou, diffusé sur France 5 le 21 mai 2018 (ce sont eux qui le disent).

4 commentaires

  1. François Cusset ?! C’est tout ce que tu as Dédé ? J’ai envie de dire que l’on ne fait pas d’histoire sans archéologie (du savoir) et ces deux là (c’est pas Robert Ménard non plus ni même François Ewald) ont quand même le mérite de mettre le doigt là où visiblement ça fait mal : le mot « libéral » a aussi un sens politique.

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