J’étais posé dans mon canapé, perché quelque part dans les hauteurs de Barcelone, à me creuser la tête pour trouver un sujet digne de ce nom. Soudain, ma femme a dit quelque chose du genre : « Cravan, le poète-boxeur, tu remets ? Il y a une expo au Musée Picasso. » Comme de coutume, ça a été une galère sans nom pour vendre mon papier. Coup de fil, mail, coup de fil, mail. Le ballet habituel. Pour des prunes. En ce moment, les rédactions ne jurent que par l’indépendance de la Catalogne. Etant journaliste de profession, j’étais malgré tout dans l’obligation de couvrir l’événement.

Tailleurs prout-prout, costumes motifs pyjama, foulards aux couleurs criardes, petits apartés entre gens du monde… s’il avait eu le malheur d’assister à cette conférence de presse, Cravan en aurait bouffé son chapeau. Puis, il se serait fait un plaisir de se dévêtir ou de tirer quelques coups de pistolet en l’air.

Ils ont fini par l’avoir, bordel de nouille, ils l’ont l’enfermé entre les quatre murs poussiéreux d’un musée. Lui qui a sacrifié la postérité au nom du présent, pour vivre Maintenant, comme en témoigne le nom de sa fameuse revue dont il était l’unique contributeur et qu’il distribuait dans tout Paris à bord d’une charrette de quatre saisons. Marin dans le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, bûcheron dans les forêts géantes, chauffeur d’automobiles à Berlin, cambrioleur… Tout était vrai ou presque. Il avait fait de sa vie une œuvre d’art plutôt que de passer sa vie à en faire.

Mais les petits malins du musée Picasso ne l’entendent pas de cette oreille. Ils ont déterré une douzaine de toiles d’un certain Edouard Archinard, un peintre imaginaire qui pourrait bien être Arthur Cravan. Plutôt s’empaler sur l’uppercut de Jack Johnson que de rester plus d’une minute devant ces croûtes. Cravan était un être aux multiples personnalités. Il était toutes les choses, tous les hommes, tous les animaux, mais il n’avait rien à fiche dans les ateliers de peinture sauf dans celui de Kees Van Dongen dans le Paris du début des années 1910 à faire le coup de poing dans des combats improvisés où son double mètre et ses cent kilos faisaient des ravages.

C’est dans l’action que Cravan brillait, convaincu que le génie est une manifestation extravagante du corps. Comme cette fois où il a défié l’ancien champion du monde des lourds, Jack Johnson, le 23 avril 1916 sur le ring de la Plaza de Toros Monumental de Barcelone. Cravan était arrivé en Espagne au début de l’année, fuyant la Grande Saignée. Plus tard, il confiera à Trotski, sur le paquebot qui les emmenait à New York, qu’il voulait bien se faire démolir la mâchoire mais pas question de se laisser mitrailler par les Boches.

Johnson avait, quant à lui, échoué dans la capitale catalane après avoir flambé ses derniers dollars dans la nuit parisienne. L’année précédente, Jess Willard l’avait dépossédé de son titre sur un ring de La Havane. Pour résumer, les deux hommes avaient besoin d’argent. Ils s’étaient connus à Paris, au Bal Bullier. Ils avaient en commun un même amour des femmes, de la gnole et du scandale. Ils n’ont pas tardé à s’entendre pour disputer un combat de boxe avec une coquette somme à la clé. Un combat qui, un siècle plus tard, est à l’affiche du Musée Picasso.

Cravan a fait monter la sauce grâce à une campagne de publicité savamment orchestrée. Le champion noir contre le champion blanc. Du grand classique. Cravan est un mystificateur. En quelques semaines, il est parvenu à se faire passer pour un champion. Un comble pour un type qui n’avait à son palmarès qu’une ceinture de champion de France amateur des mi-lourds obtenue par forfait, son adversaire s’étant débiné. Un agneau jeté en pâture à un plantigrade, en somme.

On raconte que les deux hommes se sont attrapés au collet la veille du combat, que Cravan a voulu faire gonfler sa bourse, n’obtenant en réponse qu’une paire de gifles de la part d’un Johnson passablement agacé. Dès les premières minutes du combat, il est évident que l’Américain, même empâté, est bon pour une promenade de santé. Recroquevillé derrière sa garde, le poète-boxeur ne prend aucun risque – façon de parler. Il a eu ce qu’il voulait : l’un des premiers happenings de l’histoire de l’art. Il tente désormais de s’en tirer en limitant les dégâts. Le combat étant filmé, il faut que sa durée soit exploitable. Alors Johnson prend son temps, il joue avec Cravan, l’apostrophe et le couvre de moqueries. Au cinquième round, enfin, il l’envoie au tapis. Avant de le finir à la reprise suivante. Cravan prend la défaite à la légère, avec un grand sourire. Les poches pleines, il mettra le cap vers New York d’ici la fin de l’année. Cravan change de pays comme de chemise. Il fuit la folie des hommes. Il a besoin d’aller voir ailleurs. Sans ça, il prétend que la bêtise le gagne. Le voyage prendra fin un jour de novembre 1918, quand le poète sombrera dans les eaux du Golfe du Mexique, à bord d’une embarcation de fortune.

La conférence de presse, elle aussi, vient de s’achever. Un tissu de banalités. La visite commence. Des gratte-papiers qui n’y connaissent visiblement rien passent le directeur du musée à la question. L’homme, fort sympathique au demeurant, répond par bribes confuses, renvoie au dossier de presse puis au catalogue. Les œuvres sont survolées. Tiens, voilà Jack Johnson croqué par Van Dongen, nu comme un ver, canne et haut de forme à la main, dans un décor sauvage. « Ça c’est au Prince de Monaco », s’exclame l’aimable directeur. « Il aime beaucoup Van Dongen », confirme une élégante dondon.

C’en est trop pour votre reporter qui jette l’éponge et quitte l’exposition séance tenante. Et tant pis pour les flûtes de champagne gratuites.

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