La littérature est affaire de visites. Bloy attendant à la porte de Barbey d’Aurevilly (« Que voulez-vous ? » « Vous admirez ! », pas mal celle-là, soignez la répartie si vous visitez), Sachs chez Gide, Berl dans la chambre en liège de Proust, Bernard Frank dans le bureau de Sartre, Nimier sonnant chez Morand…

C’est tout un art, un genre en soi que l’éditeur et critique Raphaël Sorin ravive aujourd’hui avec 21 irréductibles, son recueil de « visites ». Car Sorin n’écrit pas vraiment de portrait, d’interview ou de reportage. Il s’agit d’autre chose, moins corseté et pourtant plus respectueux, du journalisme culturel d’avant la glaciation et la caricature, d’avant les «clash » et la « night » de Technikart, les « crépusculaires » des Inrocks, bien avant l’étonnante équation d’époque : les mêmes sujets traités avec les mêmes mots dans plus de journaux.

Franchement, on respire en lisant la rencontre avec Bernard Frank et les cartes postales qui en découlent ou l’anti-autoportrait d’André Fraigneau : «Je suis incapable de m’envisager (…), comment éviter la prétention ou pire la fausse modestie. En tous cas, ce sera un joli piège à vanité.» La classe, immédiate, incontestable.

Avec Sorin, pas d’exclusive bornée, de bon côté de la barrière, de bibliothèque à la Nelly Kaprièlan, avec des étagères hermétiques et briquées de près. Fraigneau justement, qui était du voyage des écrivains à Weimar avec Drieu et Brasillach, côtoie le communiste Marc Bernard, les « stars » Simenon (deux textes poignants) et Julien Green voisinent avec des noms comme Marcel Mariën, Christian Guillet (il faudra tenter de lire son journal, visiblement) et Roland Dumas, oui le ministre élégant, évoque sa plaidoirie consacrée à Roger Gilbert-Lecomte.

Vous ne connaissez pas un nom sur deux ? C’est l’un des charmes de l’affaire.

Vous trouvez que ce genre de recueil part toujours dans tous les sens ? Primo, « et alors ? », deuxio ce n’est pas tout à fait vrai. Après la 21e visite, une photo de groupe se révèle, sans les rangs serrés d’une génération ou d’un mouvement littéraires, plutôt avec le flou artistique d’une époque, d’un « milieu ». Jean Paulhan apparaît évidemment entre les lignes, puis Gide, René Daumal en arrière-plan, la rue Sébastien Bottin… Bien sûr, si aucun de ces noms ne déclenche la moindre nostalgie -celle des époques que l’on a pas connu, la seule valable- autant lire des romans américains sur « la quête du père par un trentenaire dans le New-York post-11 septembre ». Ils sont nombreux et très bien distribués.

Dans le cas contraire, barrez un ou deux jours dans l’agenda : « mars 2009, rendre visite à Sorin.»

Raphaël Sorin // 21 irréductibles // Editions Finitudes

 

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