Pour son quatrième album, Axel Monneau publie sous son encombrant alias un premier disque en français en s’appropriant la devise positiviste d’Auguste Comte : « Ordre et progrès ».

L’ex-guitariste du groupe Centenaire s’y affirme comme un sociologue qui aurait troqué sa carte d’électeur contre un exemplaire de « La Psychologie des foules » et une poignée de psychotropes, témoin privilégié d’un monde qui n’en finit plus de finir. Le choix délibéré du label Born Bad de publier le disque durant l’entre-deux tours, avec l’inscription « 2017 » en chiffres romains sur la pochette, l’associe d’ailleurs un peu plus à un contexte d’hystérie collective sur lequel il serait vain de s’attarder.

Heureusement plus fin qu’un édito de Laurent Joffrin, « Ordre et progrès » s’affirme comme un grand disque politique et satirique dans lequel règne une ambiance fin de siècle, délicatement décadente, soutenue par une composition particulièrement méticuleuse. Loin des djembés estampillés Nuit Debout, sans vilaine posture partisane, Orval Carlos Sibelius orchestre avec malice la tragi-comédie du statu quo qu’incarne particulièrement un titre comme Antipodes, ode à « la rébellion nouvelle et modérée » (« Je ferai tout pour que rien ne change […] Nous ferons tout pour que rien ne bouge »). Au pays des nantis, l’immobilisme est roi : toute ressemblance avec des faits réels est-elle vraiment fortuite ? Pour autant, Axel Monneau prend soin de s’affranchir d’un réel trop pesant en passant de l’autre côté du miroir comme Lewis Carroll, privilégiant l’humour, l’imaginaire et ses créatures. On assiste à l’amorce d’un combat politique, qui est aussitôt subtilement esquivé : l’engagement politique est ici transfiguré au sein d’un espace qui valorise le surréel, sans pour autant renier le réel. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil au clip du morceau Coupure générale, où l’on croise un centurion romain paumé aux abords de Bercy, traînant son cabas comme un antisocial dans les couloirs du métro. Au gré de morceaux entêtants qui miment les rapports de force, on croise des patrons, des travailleurs aliénés, des individus égarés au sein d’une société qui les rejette et réciproquement ; mais pour autant ce n’est ni de la propagande marxiste ni un documentaire de François Ruffin.

« Ordre et progrès » a l’humour grinçant comme les romans d’Emmanuel Bove, Mes amis par exemple, dans lequel le protagoniste mène une vie d’errance et de misère, vaguement tenté par le suicide, comme ici le personnage du morceau Cœur de verre : « Tu te sens moins seul, un pistolet sur la tempe / Trop gonflé d’orgueil pour effleurer la détente ». Comme chez Lautréamont, la violence s’affirme comme une pulsion vitale, réponse émancipatrice à la haine de ses semblables, d’où la prolifération des armes, par exemple sur le morceau Dopamine et sa rythmique krautrock : « Tu fais la grimace / Je sors mon scalpel ». Plutôt qu’un franc pessimisme, un certain humour désabusé préside effectivement à l’ensemble, oscillant sans cesse entre désespoir et persistance d’une attente. Les constats amers se multiplient sans réel misérabilisme, désamorcés par l’ironie. Voilà pour les textes.

Côté musique, on se situe quelque part au beau milieu d’une galaxie dans laquelle on trouverait Dashiell Hedayat, Van Der Graaf Generator, Kevin Ayers… L’utilisation des cuivres évoque le sublime « Forever Changes » de Love, passé à la moulinette burlesque des Who (on pense au titre Cobwebs And Strange tiré de l’album « A Quick One »). Par instants, on glisse vers un registre à la fois épique et fantastique, inspiré par des références plus ou moins implicites à l’univers SF, comme sur Locus Solus, courte piste instrumentale renvoyant aux personnages bigarrés du roman de Raymond Roussel du même nom, et qui se présente comme un croisement génétiquement modifié entre les claviers de Wendy Carlos et l’humour des « Rengaines » du compositeur surréaliste André Souris. Cet album carnavalesque témoigne par ailleurs de la survivance d’une frange de cette pop à la française qu’on pourrait qualifier de baroque : on pense évidemment à Julien Gasc et à Aquaserge en chefs de file, ou encore à Dorian Pimpernel, dont le disque « Allombon » a été publié par Born Bad Records comme le « Kiss me, you fool ! » de Julien Gasc [1]. Une clique que ne renieraient pas d’autres groupes plus jeunes comme les parisiens de Biche. On saluera ici le rôle du label Born Bad qui a certes depuis longtemps ouvert ses frontières garage, mais qui a aussi eu la bonne idée de devenir une terre d’asile pour ces réfugiés illustres autrefois défendus par feu Clapping Music (François Virot déjà, Orval Carlos Sibelius ici).

Complexe sans être grandiloquente, toujours subtile, même lorsqu’elle est plus résolument rugueuse, la musique d’Orval Oscar Sibelius excelle dans la recherche de surprises, de pirouettes, d’acrobaties diverses (changement brutal de mesure, modulations harmoniques, orchestration exubérante etc), tout en se gardant bien de reprendre aux revivalistes psychédéliques leurs vieux poncifs éculés. Toujours sur un fil, cette musique est définitivement funambule, et fascinante pour qui prend la peine de s’y attarder.

Orval Carlos Sibelius // Ordre et Progrès // Born Bad
http://shop.bornbadrecords.net/album/ordre-et-progres

[1] Le label a d’ailleurs eu la bonne idée de réunir Julien Gasc, Dorian Pimpernel, Orval Carlos Sibelius et Forever Pavot pour une même soirée, à l’occasion de leurs 10 ans avec « Born Bad goes pop » à La Station,

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