Le vrai premier disque solo du leader d’Okkervil River marque un tournant net, mais à sa manière. Loin de la folk souffreteuse qui aura fait les beaux jours du début des années 2010, « Nothing Special » permet de faire le deuil des vieux souvenirs et des mythes un peu trop poussiéreux, mais tout en rappelant avec nostalgie cette époque pas si lointaine où des Américains savaient jouer la corde sensible.

Si « Nothing Special » devait être autre chose que le joli disque que nous sommes sur le point de vous présenter, ce serait peut-être une mue de serpent, de ceux qui rampent sur les terres d’un Texas cher à Will Sheff. Un album-métamorphose à tous les égards, se traduisant d’abord par un éloignement des frasques de rockeurs et de la frénésie du succès, qui ont accompagné l’artiste et son groupe Okkervil River depuis 1998. En 2010, à l’apogée de sa gloire, Will Sheff produisait même l’album « True Love Cast Out All Evil » du pape du psyché Roky Erickson (13th Floor Elevators). Aujourd’hui, Sheff fait peau neuve, embrasse la sobriété, l’introspection et la contemplation, comme en témoignent ses longs cheveux et sa barbe de prophète, mais surtout ce nouvel album.

« Nothing Special » fut enregistré en trois sessions et en accueillant un grand nombre d’invités au fameux pedigree : Christian Lee Hudson et Cassandra Jenkins pour le néo-folk, Eric D. Johnson des Fruit Bats, Zac Rae de Death Cab For The Cutie, ou encore John Congleton, connu pour son travail avec St Vincent et The War On Drugs. Si la couleur générale est à dominante indie-folk, comme l’illustre la magnifique ballade In The Thick Of It, le passé rock du chanteur ressurgit par moments, tout en gardant une certaine retenue.

« Nothing Special », comme le morceau éponyme, est d’abord l’histoire d’un deuil. Celui de Travis Nelsen, ex batteur d’Okkervil River et grand ami de Will Sheff, décédé au printemps 2020 :

« Once upon a time, I rode with a friend of mine, side by side on the conqueror’s route […] I’m stranded on the shore, and you’re gone forever more ».

Le texte mérite d’être découvert, succession d’instants racontant une vanité et son chemin de croix, jusqu’à la pensée libératrice de n’être finalement qu’un pas grand-chose, comme une cassette d’un passage sur Terre lue en accéléré :

« It’s time to say it’s done, I’m not getting what I want, when I’ve lost it I’m finally free to be nothing special ».

 

En fait, si cet album lance concrètement sa carrière solo sous son propre nom, il est aussi pour Will Sheff une sorte de rédemption, un passage délibéré au second plan (rien que le titre de l’album, « Nothing Special », en est une belle illustration). Au-delà de la frénésie de sa carrière passée, c’est tout le mythe du rock’n’roll dont Sheff se sépare. Entré dans le bain avec la rage de sa jeunesse, accompagné de quelques amis qui, eux-aussi, rêvaient de gloire et du romantisme d’une vie brûlée par les deux bouts, Will Sheff s’est de moins en moins retrouvé dans ce grand narratif fondateur du rock. Et finalement, si « Nothing Special » est bien l’histoire du deuil d’un vieil ami, il est aussi celui d’une légende laissée derrière soi. Comme une mue de serpent desséchée au milieu d’un désert dont Will Sheff achève petit à petit la traversée. Et c’est peut-être un tout petit peu plus que pas grand chose.

Will Sheff // Nothing Special // ATO Records, sortie le 7 octobre
https://willsheff.bandcamp.com/album/nothing-special

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