« La vie n’a qu’un charme vrai : c’est le charme du jeu. » Jean-Claude Killy
Sur les pistes exceptées Jean-Claude Killy n’a jamais été une lumière. Et pourtant, cette affirmation parfaitement banale irradie d’une lucidité épatante. Parce que sonder les tréfonds son esprit – parfois jusqu’à le faire saigner, c’est aussi ça, jouer. On s’est déjà tous posé la question de savoir ce que l’on ferait si l’on apprenait dans la seconde que l’on devait mourir dans une semaine ou de manière plus pragmatique qu’est-ce que l’on choisirait, sur une ile déserte, entre les jambes d’une femme et son vagin ou seulement le tronc et sa tête. En partant d’une idée à peu près aussi improbable, Mark Boyle, un Anglais de 31 ans, a pour sa part décidé de vivre une année sans argent.
On le sait, l’archétype de décision radicale à laquelle Mark Boyle s’est soumis émane souvent d’effluves éthyliques. Sans surprise, son cas ne déroge pas à la règle et cette volonté subite de changer de mode de vie doit en grande partie son essence à une discussion de pub remontant à novembre 2008. Après avoir réalisé que tous ses problèmes étaient plus ou moins connectés avec la variable monétaire, Mark prend la résolution radicale de vendre sa baraque et de lâcher son travail. Dans la foulée, il s’acquitte d’une liste résumant tout ce qu’il achète plus ou moins au quotidien, puis s’interroge sur la manière de se les procurer d’une façon n’incluant pas d’échanges monétaires. Une fois ce ramassis de bonnes intentions digéré, les choses se compliquent passablement pour quiconque se plie à une telle philosophie et chaque petite merde du quotidien requiert dès lors un effort hallucinant. Pour se brosser les dents, Mark confectionne un mélange de coquillage broyé et de graines de fenouil sauvage. Pour laver ses fringues, même galère; et voilà comment on se retrouve à fabriquer de la lessive liquide en faisant bouillir des noix sur un réchaud. Et on pourrait continuer longtemps de la sorte. Pour ce qui tient des saloperies matérielles, se procurer un iPod par exemple, là on oublie carrément, mais en grand hippie optimiste, Mark semble content à l’heure d’arguer que les oiseaux sont devenus son wakos à lui. Se pose également la question du logement – c’était bien beau de vendre sa baraque mais faut bien un spot pour crécher. La bienveillance n’étant pas la dernière des vertus dans ce monde, une organisation s’est chargée de lui refiler une caravane qu’il a calé depuis dans une ferme organique à proximité de Bristol. Désormais, Mark cultive sa propre nourriture et produit de l’électricité grâce à un panneau solaire qui lui permet notamment de recharger son téléphone et son ordinateur. Réjouissons-nous, Mark a donc su faire preuve d’ingéniosité pour mener à bien son honorable entreprise.
Au delà du travers dans lequel je suis en train de sombrer – à savoir divertir le lecteur en lui relatant une histoire sympathique ayant pour vocation de lui faire oublier son petit quotidien durant trois minutes de lecture – l’anecdotique tentative d’existence parallèle de Mark B. a l’immense mérite de traduire un acte de défiance face un système qui crachote sa fumée à la face de ses sujets. Un peu comme il m’arrive de le faire parfois dans la rue sans m’en rendre compte, et donc sans me demander si cela peut être incommodant pour celui qui reçoit la nicotine en pleine gueule. Ceci n’est n’est pas une breaking news, le système dans lequel nous vivons repose totalement sur la variable monétaire. Imaginez ne serait-ce qu’un instant de ne pas avoir de compte en banque. Impensable à l’heure de toucher ses 30k€ à l’année, de courir chez son proprio pour payer votre loyer, voire de se pointer au guichet pour payer l’électricité, le net ou la facture de téléphone. Mon cerveau formaté et mes jambes urbaines et engourdies en saignent rien qu’à y penser. Parce que ouais mon pote, comme toi et comme plus de 99% des français je possède un compte en banque. Pourtant, en y réfléchissant bien et en connectant deux-trois synapses – je parle de celles préservées, pas la masse informe ravagée par l’alcool qui aide précisément à échapper un peu à la lucidité et la conscience de ce monde – la petite histoire de Mark, au delà de la sympathie – je me répète je crois – qu’elle inspire s’inscrit probablement dans une évolution sociétale qui pourrait croitre dans les temps à venir. Si je me souviens bien, en 2008, on nous avait pas mal bassiné avec les freegans, ces communautés qui se nourrissent en récupérant de la bouffe dans les poubelles des supermarchés. A peu près dans le même temps, le réalisateur de documentaires Pierre Carles sortait Volem rien foutre al païs, un film qui mettait à l’honneur des individus de la même trempe, chantres de la décroissance, s’organisant en communautés, souvent avec l’objectif avoué de parvenir à une autonomie face au système consumériste, particulièrement en matière de besoins alimentaires et d’énergie. Une quête requérant souvent des moyens subversifs pour parvenir à ses fins qui n’est pas sans rappeler un peu la parole prônée dans un ouvrage sobrement intitulé L’insurrection qui vient.
Alors, ouais c’est une évidence: les velléités de rupture avec le système établi de l’argent roi, notamment en occident, sont légion. Mark Boyle lui-même n’est pas totalement un novice en la matière et a créé en 2007 un mouvement, Freeconomy, reposant notamment sur un système d’entraide encourageant les gens à partager leur savoir et leurs possessions. Jolie réussite quand on sait que la doctrine peut aujourd’hui se targuer de pas loin de 20 000 dévots. Ah putain, le fantasme d’un monde sans argent baigné dans une douce anarchie aurait de quoi satisfaire les plus mal lotis et les esprits les plus brillants aussi. Toujours est-il que, devenu visiblement accro à son nouveau mode de vie, Mark Boyle, heureux comme jamais dans sa vie selon ses dires, a décidé de prolonger l’expérience en continuant à vivre de la sorte. Reste à savoir à quoi lui servira le pognon engrangé par The Moneyless Man: A Year of Freeconomic Living, le bouquin tiré de la première année de sa nouvelle vie. Vendu pour la modique somme de 13 euros. Pour des raisons pragmatiques, je nierai pour ma part avoir jamais écrit ces lignes que je regrette déjà. Lâche je suis.
Mark Boyle // The Moneyless Man: A Year of Freeconomic Living