Les Marquises, c’est évidemment le nom de cet archipel où vint s’éteindre un Jacques Brel à bout de souffle, mais c’est aussi le nom du voyage opéré depuis une quinzaine d’années par Jean-Sébastien Nouveau. Loin d’être seul sur son île déserte à parler avec ses propres albums, il vient le cinquième, « Soleils Noirs », qui permet encore une fois de mesurer la distance grandissante entre le grand continent commercial et les beaux bouts de terre lointains, de plus en plus inaccessibles. Interview de ce Robinson Crusoé de la pop française.
Deux pistes de vingt minutes chacune, pas de tube et pas de gueule sur la pochette. Si le marketing était un tableau, alors Jean-Sébastien Nouveau poserait certainement hors-champ. C’est d’ailleurs le cas depuis le début des années 2010 ; le Français opérant dans son coin un voyage ininterrompu en aucun cas rythmé par l’impératif du succès. Si cette traversée du désir ne remplit pas les poches, elle offre néanmoins aux auditeurs qui le suivent un drôle de voyage en terres étrange, à la manière de Pointe du Lac avec son excellent album publié récemment chez Hands in The Dark.
Alors oui, hors-champ, peut-être. Mais avec une poignée d’autres groupes besogneux, Les Marquises persiste et signe dans la contre-allée avec « Soleils Noirs », un disque contemplatif anti-tête de gondole où le vide permet aux curieux de s’installer, comme dans les plus petites galeries du Louvre, à la recherche de détails invisibles aux touristes pressés. C’est de tout cela dont il est question dans l’interview qui suit ; loin des considérations habituelles sur la musique de masse dont les années 2020 viendront on l’espère à bout à force d’avoir épuisé tous les filons. Pas certain que « Soleils Noirs » suffise à éclipser la musique pour aéroport, mais les Marquises confirme encore une fois que la musique, c’est aussi et surtout un temps long comme une carrière qui préfère l’obstination à la prostitution.
Jean-Sébastien, on se retrouve trois ans après le disque « La Battue » pour parler de ton nouvel album. Et le moins qu’on puisse dire à l’écoute, c’est que tu sembles ici verser dans la radicalité progressive : deux titres de la durée d’un épisode Netflix et pas de partie vocale. C’est assumé ?
Effectivement, cela fait déjà quelque temps que j’avais ce désir de radicalité. Et là, par rapport au disque précédent, j’avais fait le tour d’une certaine forme de « pop », disons des structures conventionnelles avec du chant, des paroles et un souci d’efficacité. Là, j’avais envie d’un format plus long pour me lancer dans une exploration différente des sons. Le plus important pour moi, c’était la notion de longs voyages, d’autant plus que le disque a été débuté au moment du Covid-19, d’où le besoin d’évasion. Depuis le temps que je fais des disques, je suis très soucieux des sons, du grain ; sauf que jusque-là ça s’entendait assez peu sur mes albums. C’est un peu comme regarder un tableau figuratif avec un personnage, on fait immédiatement moins attention à l’arrière-plan. Idem en musique. Et c’est pour ça que proposer un morceau de 20 minutes avec très peu de mélodie et pas de chant, cela te force à plonger dedans pour observer la matière. La radicalité dont tu parles vient surement de là.
Difficile de ne pas penser aux travaux de Gavin Bryars, signé dans les années 70 sur le label Obscure de Brian Eno. On a l’impression que cet album est une suite de musiques exploratoires qui jouent la longueur pour perdre l’auditeur dans une espèce d’ailleurs.
Le mot « ailleurs » est celui qui définit le mieux « Soleils noirs ». Cela relève aussi du fantasme. Et l’écho à Gavin Bryars est fort, inconsciemment. Dans sa musique, le temps est flottant, indéfini. J’aime bien l’idée de laisser les gens en suspension. Et puisqu’on parle du label Obscure de Brian Eno, j’ai toujours aimé le graphisme des pochettes, avec des visuels très sombres et le parti-pris d’un petit carré lumineux. C’est l’envie de prendre un petit bout comme point de départ pour construire un ailleurs tout autour. C’est ce que j’ai fait avec mon album.
Après treize ans dans le « business » de la musique, que penses-tu du terme « musique expérimentale » auquel tu es souvent accolé ? Si l’on s’attache trop à cette étiquette, c’est presque à croire que la musique se diviserait en deux catégories : la pop qui vend (un peu) et la musique expérimentale réservée à une petite bande d’initiés.
Pour moi, les Marquises c’est avant tout un groupe de pop expérimentale, puisque ça ne veut rien dire, aha. Ce sont deux extrêmes entre lesquels il peut se passer plein de choses. Je considère que ce que je fais ne relève pas de l’expérimentation. L’objectif de l’expérimental, ce n’est pas de finir ou d’aboutir, mais de chercher. Avec les Marquises, je pense faire l’inverse, avec des choses très écrites.
Si l’on considère « Soleils Noirs » comme un voyage à l’intérieur de soi-même, quel est ton rapport au temps, en tant qu’artiste ? Chaque disque est-il une étape ?
Clairement, ce disque est un peu de côté vis-à-vis du reste de ma discographie. Ce qui est certain, c’est que je vois une évolution par rapport à mes débuts, même si les Marquises est un projet qui s‘inscrit dans le temps ; ça durera toute la vie et je m’imagine parfaitement encore avec ce projet à 80 ans, avec la possibilité de le faire évoluer selon mes envies.
Le fait de n’avoir jamais eu de vrai tube t’a-t-il paradoxalement aidé à sortir de ce besoin d’efficacité immédiate ?
Ce qui est bien avec Les Marquises, c’est que je ne cherche absolument pas à séduire. Ni à en vivre. L’idée de carrière n’est donc pas liée à un objectif professionnel. Évidemment que j’aimerais que ça se développe le plus possible, mais on voit bien la complexité des groupes qui se lancent à attiser la curiosité des médias. Au bout du troisième album, tu fais déjà partie du paysage. Un ami m’a d’ailleurs conseillé d’ailleurs de changer de nom de groupe à chaque album…
Les Marquises, de ce point de vue, c’est un peu une PME où tu serais le seul salarié. Tu écris, produis et gères également ton propre booking.
Ce n’est pas un choix de ma part, simplement on ne trouve plus de tourneur. Je suis obligé de tout faire ou presque, mais c’est tout sauf volontaire. Par le passé, j’ai même utilisé un avatar pour faire la promo de mes disques, mais c’était une impasse, aha ! La réalité pour un groupe dit indépendant, c’est que trouver des dates reste très complexe. On vit une époque très dure pour la notion de découverte, avec des groupes ou projets ultra dominants qui écrasent tout. Et ce sentiment me semble de plus en plus prononcé. La France manque actuellement de médias musicaux prescripteurs.
Ce concept de « Soleils Noirs », sans transition, d’où est-il venu ?
Le disque a été conçu avec deux faces, une lumineuse et l’autre plus sombre. Pour le premier titre, j’imaginais une lente aurore derrière une montagne brumeuse. Pour le second, c’était quelque chose de très nocturne, comme un berger victime d’insomnie et errant dans la nuit.
Les Marquises // Soleils Noirs // Les Disques Normal
https://lesmarquises.bandcamp.com/album/soleils-noirs-3