(C) Gérard Love

Vous vous sentez perdu parmi les plus de 60 000 titres mis en ligne chaque jour sur Spotify ? Nous aussi. Mais on a quand même pris le temps d’en écouter certains et voici ce qui a retenu notre attention ce mois-ci, comme au bon vieux temps où l’on écoutait des CDs commandés chez Club Dial, l’ancêtre de Spotify pour les mélomanes en chaises roulantes.

 

Lana Del Rey – « Did You Know There’s a Tunnel Under Ocean Blvd » 

Mood : story Instagram sous les palmiers de Californie sur fond d’affaire de meurtre d’une playmate

Pourquoi les œuvres en 2023 doivent-elles être si longues ? Pourquoi le prochain Scorsese est annoncé avec une durée de 4 heures ? Le champ libre laissé par les plateformes de vidéos et de streaming à la demande ont-elles eu raison des contraintes techniques qui avaient le mérite de devoir trancher, de faire des choix et de ne pas écrire des articles de 25 000 signes à chaque fois qu’on veut parler d’un disque ? Autant de questions à l’intérêt limité qu’on est pourtant en droit de se poser à l’écoute de la nouvelle sortie annuelle de Lana Del Rey. Avec son titre tellement Delreyien, « Did You Know There’s a Tunnel Under Ocean Blvd » et ses 16 tracks pour près de 1 h 17 de musique aurait clairement mérité un régime minceur. Cela étant dit, la plus grande diva des années Instagram à la production stakhanoviste fracasse encore une fois la concurrence après un « Blue Bannister » un peu flemmard.
S’il n’est pas si évident de faire le tri dans ce qui aurait pu être enlevé ou pas du disque, elle fait cette fois dans l’intime avec un songwriting toujours à des années-lumière de ses contemporaines (« This is the experience of bein’ an American whore »). Et une kyrielle de titres catégorie poids lourds entre gospel (The Grants), ballade piano-voix (Kintsugi, Paris, Texas, le morceau titre) ou cordes (Fingertips), et peut-être l’une des plus belles compositions de sa carrière avec l’aventureux A&W. Elle est vraiment trop forte, elle arrive même à rendre pertinent le très pénible Father John Misty (Let The Light In). Emmanuel Jean

James Holden – « Imagine This Is A High Dimensional Space of All Possibilities »

Mood : pour le printemps, transformer son balcon de 5 m2 en chill-out circa 1992 ambiance cyber hippie tatouage tribal à chilom.

Gros espoir de la scène électronique anglaise il y a une vingtaine d’années à coups de mix d’enfer, de remixs prestigieux et d’un premier album marquant (« The Idiots Are Winning »), James Holden s’était ensuite orienté vers des sonorités plus mystico-acoustiques assez loin des pistes de danse. Après six ans d’absence, il revient avec un gros disque en forme d’hommage au chill et à l’ambient house du début des années 90. C’est très dense et souvent grandiose, ça part dans tous les sens à coup de tablas, de synthés modulaires et de saxo baléarique.
S’il lorgne là vers le spiritual jazz (Contains Multitudes), ici ses premières amours trance (In The End You’ll Know), les matinées enfumées d’Ibiza (Common Land) ou l’école de Berlin courant Schulze dans le cosmos (Continuous Revolution), tout est dédié au versant le plus hédoniste de l’électronique. Et alors que les mélanges pourraient parfois virer au bad trip tribalo-ethnique (Worlds Collide Mountains Form), l’Anglais parvient à ne jamais gâcher la fête. A l’image d’une fin de disque tout en redescente, il lance un gros clin d’œil à The KLF (Infinite Fadeout) et, si en 2023 il n’y a plus un million de livres à brûler dans le monde de la musique, il signe le « Chill Out » des années post-Covid. Emmanuel Jean

Saint Jude – « Signal »

Mood : quand The Field Mice rencontre la culture UK Garage en anorak. 

Ne me demandez pas comment ni pourquoi, mais, pendant une courte période de ma vie, je me suis retrouvé à travailler comme monteur de piscines extérieures – je construisais le plancher des terrasses en bois brésilien entourant les bassins de particuliers. J’avais la vingtaine et cela se passait dans le Sud de la France. Je ne sais plus comment j’avais eu ce plan merdique, mais le gars qui vendait ces piscines était un commercial assez débile qui roulait en BMW, portait des costumes Celio à épaulettes et était dans la cocaïne. Quand il me ramenait dans son bolide, je me souviens surtout qu’il écoutait uniquement des disques d’enregistrements live dans son autoradio – des captations de concert, quelques soit le style. Il m’expliquait que c’était pour sentir la foule, l’excitation d’une salle/stade quand il roulait.

Du coup, je me souviens d’un trajet à écouter un live débile d’Étienne Daho à un niveau de décibel à peine concevable pour l’audition humaine avec ce cocaïnomane qui roulait à 180 km/h en hurlant. J’ai le vague souvenir de m’agripper fermement à la poignée du haut, côté passager, en fermant les yeux. À attendre que ça passe. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre, hein ?  Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela, mais il se passe quelque chose du côté de Londres qui s’apparente aussi à ce sentiment de chaos subit, de drogue et de dépression. Saint Jude est un tout jeune producteur de 2step urbain en anorak. Il est affilié à un collectif Londonien du nom de Slow Dance qui organise des soirées où se rencontre culture breakbeat, indie rock, jeunesse dépressive et galerie d’art contemporain. Saint Jude – Jude Woodhead de son vrai nom – a décidé de chanter sur ses productions, ce qui donne ce rare mélange entre la twee pop à la The Field Mice sur des rythmes UK Garage (No Angels). Il y a des morceaux avec un esprit 2step et shoegazing et l’on a l’impression de découvrir un nouveau The Streets ou un James Blake des débuts. En espérant que Saint Jude ne finisse pas à construire des piscines, lui. Gerard LOVE

Kool Keith / Real Bad Man – “Serpent”

Mood : hip-hop canal historique qui fait remuer la casquette bien vissée sur la tête un peu chauve.

He ouais, les rappeurs de notre jeunesse dépassent aujourd’hui les 60 piges. La bonne nouvelle c’est qu’ils sont encore capables de sortir des disques qui déchirent. Avec une carrière aussi longue et compliquée que sa psyché, Kool Keith est quand même dans le circuit depuis la fin des années 80 d’abord avec Ultramagnetic Mc’s puis sous différents pseudos dont le fameux Dr Octagon et son « Dr. Octagonecologyst » de 1996. Carrément l’un des plus grands disques de hip-hop d’une décennie qui n’en a pas manqué sur l’histoire d’un gynécologue obsédé sexuel de l’an 3000.
Si sa carrière fut parfois plus chaotique par la suite, cette collaboration avec le beatmaker Real Bad Man est probablement ce que le psychopathe du Bronx a fait de mieux depuis des lustres. Amateurs de samples ciselés à la MF DOOM / Madlib qui n’ont jamais réussi à franchir le cap des années 2010 du rap jeu, ce « Serpent » va vous envouter entre boucles de piano, vieux saxo et flow old-school de darons. C’est aussi l’occasion d’entendre enfin de nouveau le fantastique Edan sur Rugged, Rugged et même papy Ice-T sur Battle ! En plus, la pochette est super cool. Et ça, c’est important. Emmanuel Jean

Eddie Chacon – « Sundown ».

Mood : Un disque organique fait par un vieux, pour les vieux avec de l’attitude.

Vous vous souvenez du hit interplanétaire de 1992, Would I Like To You, signé du duo Charles & Eddie ? Pour les plus jeunes, ce morceau a été dans le top 3 à sa sortie dans près de 14 pays et s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires. C’était massif. Dans ma tête de jeune kid avec un t-shirt Guns’n’Roses sur le dos, j’avais l’impression que ce morceau passait genre 102 fois par jour sur la FM. Ce morceau pop-soul avait, je ne sais pas, un côté vraiment obsédant. Ce qui est plutôt intéressant, c’est que ce hit de 1992 de Charles & Eddie était perçu à l’époque comme une bouse commerciale. Tous les cool kids détestaient ce truc. Would I Like To You, malgré son charme, représentait la musique du grand capitalisme à deux cornes, à l’opposé d’artistes comme Alice In Chains, Sonic Youth ou Kurt Cobain. Pourtant, c’est des années après qu’on a appris que derrière ses longs cheveux propres et ses chemises bariolées, le Eddie du duo avait commencé sa carrière avec ses deux amis d’enfance : l’un a ensuite créé le groupe Faith No More, l’autre était Cliff Burton, le regretté bassiste original de Metallica. Il existait donc une connexion entre Would I Like To You de Charles & Eddie et « Kill’Em All » de Metallica !  Je trouve ça fascinant.

Retour en 2023 :  revoici Eddie, désormais fringant quinquagénaire, après une traversée du désert de près de trente années ! Il a composé pour d’autres artistes, dans l’ombre, il a fait une longue dépression suivie d’une rémission, ne voulait plus entendre parler de musique, s’est orienté vers la photographie et a fini par assister aux funérailles de son jumeau musical : Charles est décédé en 2001. Avec ce nouveau disque, Eddie Chacon ne cherche pas à être dans le coup et ne tente pas non plus de faire le jeune. Il sait très bien qu’il ne pourra pas nous refaire le coup de ses vingt ans. Les plus jeunes ne vont pas écouter Eddie Chacon : ils vont lui préférer SZA ou Aya Nakamura et c’est très bien comme ça. « Sundown » est donc le disque d’un artiste revenu de tout qui – avec l’aide des producteurs novateurs de Solange et Frank Ocean derrière la console – nous propose une soul pour les vieux, à la fois luxuriante et minimaliste. C’est rempli de mysticisme à la Alice Coltrane, du Marvin Gaye produit par Brian Eno et de l’électronique partout, mais avec un cœur qui bat derrière. Un cœur gros comme ça ! Gerard LOVE

Brainwaltzera – « Royal Wavetable Mellodies & Old TDKs »

Mood : dance music dite intelligente pour rassurer les geeks sensibles qui n’arrivent pas à danser.

Nous sommes en 2023 et personne ne sait encore qui se cache derrière le pseudo de Brainwaltzera, près de 7 ans après ses débuts. Si tous les grands noms de l’IDM (Aphex Twin, Luke Vibert…) ont été évoqués comme possible identité, le docteur gang de l’electronica garde la pêche avec un nouvel EP moins d’un an après l’impeccable « ITSAME ». Il respecte ici à la lettre la définition de « musique qui fait pleurer les ordinateurs » avec un thème qui revient en récurrence. L’IDM, genre en plein retour de hype actuellement, est abordé sous son angle plus tendre, enfantin voire naïf comme cela a pu parfois être le cas chez U-Ziq ou Andrew Weatherall. Ce sont un peu les comptines électroniques que ferait écouter un vieux iMac fluo de la fin des années 90 à son bébé McBook à puce M2, même si la menace plane toujours en arrière-plan. Ce qui me fait me demander : et si Brainwaltzera n’était en fait qu’une IA programmée dans le darknet depuis son bunker par ce sadique de Richard D. James ? Emmanuel Jean

Marta – « When It’s Going Wrong »

Mood : non, ce n’est toujours pas ça pour Tricky.

Je regardais d’un œil un concert de Judas Priest nouvelle formule – j’adore ce groupe, vraiment. Et j’observais sur scène leur nouveau guitariste, Richie Faulkner, qui remplace le guitariste original depuis 2011. C’est un musicien beaucoup plus jeune, un fan de la première heure, un guitariste accompli qui joue toutes les parties des disques mythiques du Priest avec passion et l’amour du travail bien fait.
Dans le cas de ce disque de Marta, c’est un peu la même histoire. Ici, il s’agit du premier disque de Marta, la nouvelle chanteuse de Tricky depuis cinq ans. Avant Marta il y a eu Francesca Belmonte, puis encore avant une certaine Costanza Francavilla et encore avant Martina Topley Bird. Comme avec le guitariste de Judas Priest, la chanteuse est ici interchangeable. Je me demande quelle est la pertinence de proposer un disque solo quand le résultat semble aussi dénué d’originalité – excepté la dernière chanson en polonais.

Le disque oscille entre du The Kills aux ralentis (« Magic Through Water ») et des tentatives electroclash mâtinées de PJ Harvey. Malheureusement, la production sonne assez cheap – complètement éloignée des sonorités urbaines novatrices des débuts à Bristol – et laisse la place à du rock dont les compositions ne sont pas transcendantes. Un goût de déjà-vu. Je parle de ce disque, car quand Tricky sort un projet, les trentenaires et quadras – qui connaissent par cœur « Maxinquaye » ou « Pre Millenium Tension » – pensent toujours que le natif de Bristol va surprendre ou se reprendre. Mais non, ce n’est pas pour cette fois-ci encore. Vous pouvez me trouver dur avec Tricky, mais il faut quand même tenter de lui mettre un coup de pied au cul, nan ? Après tout ce mec à sa place dans l’encyclopédie de la musique anglaise. Qui peut en dire autant ? L’écoute de ce disque me met mal à l’aise, car Marta ressemble à une poupée ou un automate au service du Tricky. Le disque est composé et produit par ce dernier et il tourne avec elle sur scène. Ce qui est tout de même passionnant, c’est l’exploration mystique de Tricky depuis 25 ans à chercher encore et encore ce même type de voix originale féminine. Certains diraient qu’il court après la voix de Martina Topley Bird depuis 1995. Ma théorie, c’est qu’il recherche, dans les voix interchangeables de ces filles, le spectre de sa mère, suicidée quand il avait quatre ans. Gerard LOVE

June McDoom – « June McDoom »

Mood : disque de folk aux accents de sororité féministe, mais qui plaira aussi aux mecs qui collectionnent les disques. 

On parle beaucoup d’expériences musicales avec des disquaires, la passion du vinyle à 36 euros, des chaines haute-fidélité, l’audiophilie poussée à son comble, la collectionnite aiguë de disques que l’on n’écoute jamais finalement – je suis passé par là, mais je m’en suis sorti. Anyway, j’ai toujours trouvé weird ce rapport à la musique, mais surtout aux supports. Avec le recul, une des plus surprenantes expériences d’écoute de musique était à la sortie du dernier album de Lenny Kravitz – un disque pas terrible. Je faisais la queue dans un McDonalds et en attendant, je feuilletais leur revue qui parle de sortie cinéma, musique ou jeux vidéo. Et donc, un très court article sur la sortie de Lenny Kravitz. Il y avait un QR Code : je l’ai scanné avec mon téléphone et, instantanément, je pouvais écouter ce disque sur une plateforme d’écoute avec abonnement. Là, debout dans la queue du McDonalds.
Vous allez rire, mais, avec le recul, c’était tellement simple de me retrouver à écouter ce disque que j’étais en état de choc. En repensant à ma jeunesse en province où je me rendais à une gare de chemin de fer, où j’attendais et je prenais un train afin de me rendre dans une ville plus grande équipée d’un réseau de disquaires afin d’acheter un disque trop cher pour mes moyens. Du temps perdu ?

Ce disque de la chanteuse June McDoom, je ne l’ai pas connu via le magazine gratuit de McDonalds, mais via un petit encart publicitaire dans la revue anglaise Wire. J’aime ce que m’évoque la pochette : une expérience hippie, intimiste et secrète. Ce premier disque discret de cette artiste américaine est folk, psychédélique, organique, mais plus que tout, c’est terriblement sincère. Gerard LOVE

Andrea – « Due in Color »

Mood : Pour ceux qui étudient le langage des dauphins et aiment le Commandant Cousteau.

Une nuit, j’ai rêvé que j’avais le Commandant Cousteau au téléphone. Les détails sont flous. C’est lui qui tenait à m’entretenir d’un sujet important. Mais je l’ai coupé et orienté la discussion en le félicitant longuement pour son merveilleux album avec Jean-Michel Jarre. Dans mon rêve, le temps est allongé et les situations absurdes – vous voyez ce que je veux dire.

Ce qui est plutôt absurde, c’est que le Commandant Cousteau n’a pas réellement collaboré avec Jean-Michel Jarre pour ce sublime disque « En attendant Cousteau » de 1990. C’est un disque important, car Jarre n’est pas encore au fait du raz-de-marée techno qui pointe son nez et qui va le réhabiliter. Quand j’étais gamin, j’écoutais cette K7 sans fin. Hormis un morceau époustouflant entre Blade Runner et Einstürzende Neubauten (Calypso Part 2) c’est un disque au concept écologique, très ambiant et pourvu d’une production Midi luxuriante. Ce disque bizarre s’est vendu à près de 500 000 exemplaires et il contient un morceau ambiant de 46 minutes en face B. C’était en fait, ma première expérience de musique dite ambiante. Ce genre musical est devenu assez clivant aujourd’hui, parce qu’il ne parle pas à tout le monde. Beaucoup y voient de la soupe et d’autres une certaine facilité à rester bloquer sur les mêmes accords de nappes de synthés pendant 17 minutes. Ce disque du producteur techno italien Andrea, est à mi-chemin entre l’ambient, l’esprit drum’n’bass 90 s et surtout de l’écho dans tous les coins. Ce qui, in fine, nous plonge dans une sorte de cocon rempli de liquide amniotique dont nous ne voudrons plus partir. Le Commandant Cousteau, qui a exploré des grottes sous-marines remplies de mystère au large des côtes amalfitaines, aurait adoré ce disque. Gerard LOVE

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