21 décembre 2010. 11h40. Nous sommes toujours à Clamart en compagnie de l’ex-Valentins Jean-Louis Piérot, pour parler de ce qui l’occupe désormais chaque jour de 10 à 20h : produire des disques. On est plus précisément au studio Bulle, qu’il a monté il y a trois ans en association avec l’ingénieur du son Philippe Balzé. Et comme on s’y sent bien et qu’on a déjà coincé la bulle dans sa bulle en évoquant dans une première partie son travail sur les albums de Daho, Miossec, Bertrand Soulier et Ludéal, on souhaitait maintenant entrer dans la pièce maîtresse.

Qu’il nous parle de sa collaboration avec Alain Bashung sur le disque qui a redéfini dans le même mouvement nos paysages intimes et la chanson française : Fantaisie militaire.

 

Jean-Louis, tu as travaillé avec Bashung sur Fantaisie militaire qui est considéré comme l’un des albums cultes, si ce n’est L’Album culte de la chanson française moderne…

… Et il ne se passe pas une semaine sans qu’on m’en parle. Tout à l’heure tu me demandais pourquoi on sollicite mes services, hé bien j’ai bossé pour des artistes très différents, des gens qui n’ont parfois rien en commun, mais ils font tous systématiquement part de leur admiration pour cet album incroyable. L’exception, je dirais, c’est Renan Luce. Je crois que Bashung c’est pas sa came.

Tout le monde semble s’accorder sur le fait que Bashung avait une manière très particulière, voire inédite, de travailler. Tu confirmes ?

C’est simple, nous en gros on a appris notre métier avec Etienne [Daho, Ndlr] et on l’a désappris avec Alain. Fantaisie militaire a complètement chamboulé dans notre façon de travailler.

Est-ce lié au fait que Bashung semblait moins fonctionner comme un auteur-compositeur-interprète que comme un D.A. qui supervise des séances d’expérimentation musicales et procède ensuite par collages ?

Oui, il y a de ça. En fait avec Etienne on a appris à enregistrer un album de manière traditionnelle. C’est à dire qu’au moment d’entrer en studio, les chansons étaient écrites, on avait des maquettes. Aujourd’hui à ce stade on a même des pré-prod mais à l’époque la technologie ne le permettait pas. Donc voilà, t’as les chansons, tu les enregistres au propre avec des musiciens, au pire tu les fais répéter un peu avant ou tu les fais jouer séparément si tu veux ensuite pouvoir bidouiller un peu le son et hop, tu mixes le tout. Ça, c’est la manière traditionnelle. Ce que je fais encore aujourd’hui hein ! Et avec Bashung c’était l’inverse. On a fonctionné de manière complètement déstructurée. Bon, faut aussi remettre ça dans le contexte. L’enregistrement du disque s’est fait en 97, à une époque où on découvrait tout juste Pro Tools…

… Et où venait de sortir Ok Computer, un des grands disques rock, si ce n’est LE grand disque rock à avoir pris acte des premières possibilités offertes par ce logiciel qui a changé les façons de faire et d’enregistrer la musique…

Oui, d’ailleurs on l’écoutait en studio. Donc c’était les débuts de Pro Tools, et dès le départ pour ce disque Alain voulait l’utiliser, parce que son idée, son fantasme, c’était de faire travailler plusieurs arrangeurs sur les mêmes chansons, de prendre un peu de l’un et de l’autre et de mélanger le tout. Il n’y avait que Pro Tools qui pouvait permettre de faire ça, sur bandes on ne pouvait pas. Et c’est ce qu’il a fait. Avant nous, il avait déjà commencé à bosser des chansons comme ça avec d’autres gens. Mais comme ça n’avait pas été concluant, un jour j’ai reçu le coup de fil d’une amie qui m’a dit que Bashung voulait me rencontrer. Et moi, Bashung, j’étais fan donc pffff… j’y croyais à peine…

J’imagine ! Comment avait-il eu l’idée de bosser avec toi ?

J’ai appris qu’il avait eu cette idée parce qu’il était tombé sur un album de Brigitte Fontaine [Genre humain, nda] où Edith et moi avions réalisé deux titres, et qu’il adorait les claviers d’un des morceaux. On s’est donc rencontré lors d’un dîner. Ce soir-là on a beaucoup parlé de musique et je me suis rendu compte qu’il avait une curiosité musicale hallucinante. Il connaissait tout sur tout, des années 40 jusqu’à maintenant, même les petits groupes obscurs à peine recensés par les Inrocks. Moi pas, mais heureusement à l’époque parmi mes 2-3 albums phares y’avait Spirit of Eden de Talk Talk, et ça nous a tout de suite connecté. Je me disais qu’il pouvait connaître ce disque et même l’aimer, mais je ne me doutais pas qu’il l’aimerait à ce point tellement c’était loin de sa propre musique. Mais c’était justement là qu’il voulait aller. Il avait déjà fait des petites maquettes, c’était des DAT à l’époque, et sur ces DAT les deux pistes n’étaient pas utilisées en stéréo donc sur l’une il y avait un pattern de boîte à rythme, et sur l’autre sa voix a capella. A part ça, aucune information musicale.

Bashung commençait donc ses compos par le texte ?!

Ah oui, quand il avait écrit ses textes il considérait que son album était déjà quasiment fini.

C’est étonnant car on entend souvent dire qu’une chanson sonne moins bien si le texte préexiste, car la musique devient alors esclave des mots. Or ce n’était pas son cas. Il était le plus musical de nos « chanteurs français ». Comment arrivait-il à tordre ça ?

Je n’ai eu la chance de travailler avec lui que sur un seul album, mais tu pourras par exemple demander à Jean Fauque [parolier, NdA] et Jean Lamoot [producteur, NdA], qui ont travaillé plus d’une fois avec lui, ils te diront qu’il parlait de son album quand les textes étaient finis. A la fin du dîner il m’a dit : « Ecoute, je te confie quelques titres. Vois ce que tu peux faire avec ça. » Et en effet, sur les DAT qu’il m’avait confiés, tous les textes étaient là, avec sa voix a capella, et pas une note de musique à part un pattern de boîte à rythme. Bref, après les 4 mois de pré-prod on était plus que deux équipes à bosser sur le disque. Il y avait donc Edith et moi, et un type qui s’appelle Richard Mortier. Bashung souhaitait donc confronter nos arrangements aux siens en nous faisant bosser sur les mêmes titres de manière cloisonnée. C’est ce qu’on a fait, et on a évidemment trouvé des arrangements différents, mais ce qui est dingue c’est qu’en partant des mêmes voix a capella on a aussi réussi à trouver des accords différents et même, sur certains titres, des tonalités différentes. C’est-à-dire que dans la voix d’Alain, si tu mettais telle note t’avais l’impression d’entendre telle mélodie vocale et si tu l’enlevais et que t’en mettais une autre t’avais l’impression d’en entendre une toute autre, tout aussi clairement définie. C’était curieux parce que quand t’enlevais le tout il n’y avait pas vraiment de mélodie, il ne faisait que parler, tout était dans la rythmique, l’intonation.

On a l’impression qu’en faisant bosser deux équipes d’arrangeurs en simultané, Bashung était comme l’annonceur qui sollicite plusieurs agences de pub pour pouvoir ensuite tirer profit de leurs meilleures propositions.

Non, parce qu’on n’était pas en concurrence. Bon, je pense qu’inconsciemment on devait se dire qu’il fallait qu’on fasse mieux que Mortier qui lui aussi devait se dire pareil de son côté, mais c’était plus une question d’émulation. Il fallait qu’on fasse au moins aussi bien que lui. On était dans un studio qui n’existe plus, qui était derrière la place Clichy et qui s’appelait le studio Antenna. On avait une sorte d’atelier dans une pièce, Richard dans une autre et puis au milieu il y avait un studio qui servait à enregistrer tout ce qu’on faisait. Chacun de notre côté on faisait plusieurs versions d’un même titre. Par exemple Edith et moi avons dû faire pas moins de dix versions radicalement différentes de Malaxe. Dans son style qui n’est pas mieux ni moins bien, juste différent, Richard a dû faire de même. Et le génie d’Alain c’était de dire : « Bon bah là je voudrais le couplet des Valentins, le pont de Richard et cette autre version du couplet des Valentins. » Il tentait des choses hallucinantes comme ça, des sortes de puzzles faits de mélanges et de hasards qui faisaient qu’on naviguait dans le brouillard. C’était l’éclate. Par moments je me rappelle que j’avais comme des éclairs de lucidité : « Mince, cette chanson est quand même énorme ! »

Cette façon de faire ressemble à celle du cinéaste qui, sur le plateau, tourne des scènes dans le désordre avec ses acteurs pour, au montage, donner forme au film qu’il a en tête.

Oui, il y a de ça. D’ailleurs, de là où il était, il entendait assez bien ce qu’on faisait et des fois il déboulait furieux : « Mais c’est de la merde ! Je veux pas entendre ça ! » et à l’inverse parfois il rentrait estomaqué : « Les mecs, déconnez pas, j’espère que vous avez enregistrés ce que vous venez de faire ! Vous avez enregistré hein ? Me dites pas que vous avez pas enregistré là parce que c’est ça que je veux ! C’est ça ! » Il était comme ça. Parfois il se rendait compte qu’il venait de tourner une scène qu’était pas de la merde. Et puis après on pouvait ne pas l’entendre pendant deux jours, il fumait ses joints dans sa pièce en lisant son journal. « Alain, tu veux pas venir écouter ? » « Non, non, allez-y, bossez. »

 

Dis-moi si je me trompe, mais j’ai le sentiment que bosser sur Fantaisie militaire c’est comme d’avoir bossé sur un disque de Bowie, et qu’en France seul Bashung pouvait avoir un projet musical aussi riche, prospectif, captivant.

Exactement ; je pense que leurs démarches se ressemblent. Alors que Bashung n’était justement pas un très bon musicien. Il ne jouait pas très bien de la guitare, il jouait un peu d’harmonica, c’est à peu près tout. Or, tu vois, on dit que c’est Ian Caple qui a réalisé Fantaisie militaire, c’est ce qui est officiellement écrit, « réalisé par Ian Caple », mais en réalité ce n’est ni réalisé par Ian Caple, encore moins par Les Valentins, Richard Mortier ou qui que ce soit d’autre, et je ne dis pas ça du tout contre Ian Caple ni Richard Mortier, ce sont tous deux des mecs charmants et pleins de talent. Non, c’est juste que c’est réalisé par Alain Bashung lui-même. C’était lui le vrai réal’. C’est lui qui nous menait tous en bateau. Je pense qu’il était aussi perdu que nous mais c’est quand même lui qui tirait les ficelles. C’est pour ça qu’il n’entrait jamais dans la cabine avec nous. Il savait qu’on était plus ou moins fans de lui, et du coup il savait que sa présence nous empêcherait de créer, que tant qu’il serait là on serait dans un rapport de subordination. Un jour, je me rappelle, il nous a dit : « Oubliez tout ce que j’ai déjà fait et essayez de me trahir ».

Ce que n’ont pas fait les collaborateurs de Bleu pétrole, son dernier album.

Ah ça, ça n’engage que toi (rires) ! Je ne me permettrais pas de le dire mais oui, c’est vrai que certaines choses m’ont un poil déçu.

Bashung devait intuitivement savoir que cette « trahison » était le prix à payer pour que la magie de la création jaillisse comme par ricochets de rêves, « rêves emboîtés ».

Oui, parce qu’en un sens Fantaisie militaire n’a été imaginé par personne et n’a été construit à partir de rien si ce n’est le travail concret de plein de gens différents !

Oui, et c’est fascinant qu’un type qui ne sait pas écrire ses propres textes et qui n’est pas un musicien virtuose ait pu à chaque disque réunir autant de gens sous sa coupe pour exaucer ses visions. Comme si Bashung était la figure présidentielle du rock français…

Je ne sais pas si tu l’as entendu, mais l’année dernière Edith et moi avons été interviewés dans le cadre d’une émission qui retraçait disque après disque la carrière de Bashung. Ça passait sous forme de feuilleton le dimanche sur France Inter, mais ça avait été fait par une radio suisse. Et ils s’étaient bien cassé la tête, parce qu’il y avait un paquet d’interviews. Ils étaient allés questionner tout un tas de gens qui avaient bossé avec lui et c’était vraiment très étonnant d’entendre tous ces gens que je connaissais de nom mais que je ne connaissais pas personnellement traduire, chacun avec leurs mots, ce que moi j’avais vécu. C’est-à-dire que de notre plein gré on s’était laissé manipuler, positivement manipuler, et qu’on était pleins d’admiration parce que ça avait été agréable et qu’à l’écoute du résultat final le disque était plus que cohérent. Ça pourrait être n’importe quoi. Ça pourrait être complètement n’importe quoi. Par exemple, il n’avait pas attendu Pro Tools pour faire des mélanges et des castings dantesques. Sur Chatterton, l’album d’avant Fantaisie militaire, il avait déjà convoqué plus de trente guitaristes à venir jouer sur les mêmes morceaux. Mais que ce soit L’Imprudence, Fantaisie militaire, Chatterton, Novice ou Osez Joséphine, quelles que soient les techniques utilisées – parce qu’il suivait l’évolution des technologies de son époque – et les nationalités des musiciens – américain, anglais ou français – on faisait tous état de la même expérience !

Un tel processus ne produit-il pas son lot d’égos froissés, jetés ?

Si, bien sûr. Ceux-là n’ont pas été interviewés mais beaucoup de gens se sont fait lourder. Certains avec perte et fracas. Et j’imagine que ça doit être un peu humiliant de passer du ravissement de bosser pour Bashung au coup de fil qui te dit : « Bah non en fait, ça va pas le faire ». Mais nous, avec Edith, on avait dès le départ complètement conscience qu’on pouvait être lourdé du jour au lendemain, car au moins deux équipes avaient été lourdées avant nous et qu’on se demandait toujours ce qu’on avait fait de grandiose pour mériter d’être là. En plus, ce que je ne t’ai pas dit c’est que pendant toute cette période qui de pré-prod qui a duré quatre mois, on n’habitait plus à Paris. Moi j’habitais à Marseille et Edith à Aix. A Paris on logeait donc à l’hôtel, et comme d’une semaine sur l’autre on ne savait pas si on allait encore faire appel à nous, on avait un peu l’impression d’être sur la sellette comme à la Star Ac’. C’est-à-dire qu’on bossait, et à la fin de chaque semaine, alors qu’on avait presque fait nos bagages en se disant : « ça y est, c’est fini pour nous et si ça se trouve il ne va rien garder de ce qu’on a fait, à peine trois accords », Alain ou Barclay nous appelait pour nous dire qu’il nous voulait encore auprès de lui. Et comme ça, de semaine en semaine, on est resté jusqu’au bout et en fait, mis à part 2-3 titres où c’est à 90% du Richard Mortier, c’est vraiment nos notes. Mais on ne le savait pas à l’avance.

Ca faisait parti du jeu.

Oui, jusqu’à l’enregistrement. Qui a duré quatre mois supplémentaires.

Ne ressort-on pas lessivé après huit mois d’un tel travail ?

Non, non, c’était magique. C’était une période difficile pour Edith et moi parce qu’on venait d’enregistrer un album des Valentins où on avait de nouveau frôlé la séparation tellement ça avait été dur. Pour tout te dire, on avait même pensé à arrêter la musique…

A ce point ?!

Enfin « arrêter la musique », on n’arrête jamais vraiment la musique, mais on se posait des questions. Et le plaisir qu’on a pris avec Alain nous a redonné la foi. Parce que pour moi le vrai sens de la musique c’est ce côté prospectif. C’est pour ça que la scène n’est pas mon truc. Je comprends que plein de musiciens puissent la préférer au studio, mais pour moi la création ne se fait pas sur scène. Sur scène c’est plus du théâtre, et moi la musique me passionne plus quand il s’agit de travailler en studio pour faire germer les idées qui constitueront le fil auquel le disque va s’accrocher. Faire cet album nous a donc  réconcilié, tous les deux. Et ça nous a surtout ouvert les yeux sur les autres façons de faire de la musique. Aujourd’hui on travaille l’un et l’autre de manière beaucoup plus traditionnelle que ce qu’on a fait avec Alain, mais par exemple maintenant quand je reçois une maquette et que les arrangements de la pré-prod ne sont pas pertinents, je m’autorise parfois à tout balayer pour repartir de la base guitare-voix. Car maintenant je sais que tout est possible.

Mais ce trip n’a-t-il pas eu une redescente ?

Si, si. Parce que professionnellement toute cette période de studio nous a beaucoup rapprochés, Edith et moi. Ca nous a d’autant plus rapproché que dans nos vies respectives, le hasard a fait que nos pères sont morts pendant l’enregistrement de cet album. Ils ont tous les deux eu un cancer du côlon. Ils n’avaient pas le même âge. Son père est mort le premier, le mien juste après. Donc c’était une période super difficile, et en fait, pour nous, cet album a formé comme une bulle qui nous a protégé du fait que nos propres vies n’étaient pas très rigolotes. Et moi, c’est bizarre car ça a beau être une période très difficile de ma vie, c’est aussi l’une des plus belles périodes. Je garde un souvenir ému de ces huit mois de studio. On se marrait ! Alain non plus n’allait pas bien. Il était en plein divorce. Les histoires d’avocats, tout ça, il n’en pouvait plus. Alcoolique abstinent jusque-là, il s’était remis à picoler. Mais quand on était ensemble – et on était tous les jours ensemble – on s’éclatait à écouter de la musique, à en faire et à parler de tout ça pendant des heures avec Alain. Moi ça me donnait envie de me lever le matin. C’est pour ça que j’ai un peu de mal à écouter cet album… J’adore l’album, je peux écouter trois titres, comme ça, avec plaisir, mais du début à la fin ça me plonge dans un état trop bizarre. Qui n’est donc pas lié à la musique, mais au fait que pour moi ce disque est clairement une madeleine de Proust. Le moindre titre, la moindre note, quand on l’a enregistré, comment on l’a enregistré, j’en ai un souvenir très précis.

Pas déçu de ne pas avoir été re-sollicité pour L’Imprudence qui a suivi ?

Alors, non. Parce qu’on savait dès le départ que par définition on ne le serait pas. Alain ne nous avait pas dit « Je ne vous rappellerai plus » parce qu’en un sens, comme il nous l’a dit à la fin de Fantaisie militaire, il aurait aimé qu’on refasse de la musique ensemble, mais parce que pendant qu’on l’enregistrait il n’avait pas cessé de nous dire que son obsession était de ne jamais faire deux fois le même album. Il voulait à chaque fois aller plus loin ; il fallait donc qu’il choisisse d’autres gens. Et ça, on l’avait très rapidement compris, donc on n’a pas été vexé. De la même manière, on s’était dit qu’on refuserait de l’accompagner en tournée sur ce disque si jamais il nous le demandait. Ce qu’il n’a pas fait puisqu’il n’a pas tourné avec Fantaisie militaire. Et il a bien fait de faire ce qu’il a fait car au final L’Imprudence se distingue de Fantaisie militaire, même si l’on peut voir que Fantaisie militaire a ouvert un peu la voie à L’Imprudence.

C’est vrai. Que penses-tu de L’Imprudence, en tant que pur auditeur ?

(Silence) Pour moi ça a été très difficile d’écouter L’Imprudence. J’ai dû mettre dix mois avant de pouvoir vraiment l’écouter.

Pourquoi ça ?

(Silence) Je ne sais pas, d’un coup c’est comme si tu rentrais dans une aventure à laquelle tu n’avais pas été convié. Que tu regardais les images du voyage que quelqu’un qui t’es cher avait fait avec quelqu’un d’autre que toi. Ce n’est pas de la jalousie, mais c’est déstabilisant.

Et le verdict, finalement ?

L’album est magnifique. Je le trouve juste un peu trop dans le détail. Fantaisie Militaire était un peu plus spontané, plus brute.

Après avoir travaillé sur un tel album, digne de rivaliser en inventivité et en qualité avec les anglo-saxons, n’as-tu pas eu envie de bosser avec…

Des artistes anglais ? Pour ça faudrait qu’ils m’appellent !

Tu ne te verrais pas faire les démarches par toi-même ?

Décrocher mon téléphone pour appeler Bowie et lui dire « J’aimerais bien bosser avec vous ? »

 

Par exemple !

Non, non, c’est pas mon genre. Comme je te le disais tout à l’heure, j’ai trop l’impression d’être dans l’imposture pour pouvoir faire ça. Et le fait que Bashung puis Miossec m’aient appelé pour travailler avec eux ne change rien à l’affaire. Je suis toujours ce mec qui à ce moment-là s’est dit « mais ils se trompent sur moi, je suis pas à la hauteur du truc. »

 

Mais ces gars-là doivent sans doute se considérer eux-mêmes comme des imposteurs.

Ah oui, je pense. Voilà, avec l’expérience je me suis rendu compte qu’on est tous plus ou moins des imposteurs.

Là, Edith et toi venez de réaliser le dernier album de Thiéfaine, qui est de la même génération que Bashung. Y avez-vous retrouvé un peu de la folle créativité des séances d’enregistrement de Fantaisie militaire ?

Rien à voir. Le seul point commun, je dirais, c’est l’allure. On a enregistré en grande partie cet album aux studios Gang, qui comportent une cour intérieure, et de temps en temps quand on voyait Thiéfaine la traverser pour aller aux toilettes, et avec Edith on se disait « Mince, c’est troublant, j’ai l’impression de voir l’Alain d’il y a 10 ans ». Avec ses Ray Ban – Alain avait tout le temps des Ray Ban – sa coiffure et l’espèce de démarche comme ça, il y avait vraiment une ressemblance physique, mais ça s’arrêtait là hein. Ah non, l’autre point commun c’est que Thiéfaine est un auteur. C’est-à-dire que là aussi les textes étaient déjà terminés.

Ils étaient de lui ?

Oui. Thiéfaine, le texte c’est vraiment son truc, il est pointilleux là-dessus, plus qu’Alain. Il passait son temps à les corriger, à vérifier le sens d’un mot sur Internet. Après, musicalement, comme Bashung il déléguait, il laissait faire les gens, mais sans vraiment superviser le truc avec une idée précise en tête.

Il n’a pas ce côté architecte sonore qu’avait Bashung ?

Non, musicalement il faisait plus confiance, il était moins investi qu’Alain, moins technicien. Enfin, Alain n’y connaissait pas grand-chose en technique, mais il connaissait les possibilités offertes. Thiéfaine, c’est étonnant parce qu’il a fait beaucoup d’albums, mais je ne suis pas sûr qu’il sache comment un disque s’enregistre aujourd’hui. Pour lui c’est la méthode traditionnelle : tu prends un bassiste, un guitariste, un batteur, tu les fais jouer ensemble, t’enregistres et voilà.

Actuellement en France j’ai le sentiment que le seul à être encore animé d’une soif d’expérimentation comparable dans le cadre de la chanson, c’est Christophe.

Christophe, on l’a justement rencontré après Fantaisie militaire. Il avait été question qu’on travaille ensemble. On s’est donc rencontré une nuit, pas pour travailler mais pour discuter, et ce fut assez surréaliste…

Pourquoi ?

Je l’ai trouvé complètement givré, mais positivement. C’était pas « Quel con ! », plutôt « Quel mec incroyable ! » Et oui, je pense qu’ils avaient des points communs. Déjà ils se connaissaient très bien, et quand on a parlé musique je me rappelle que Christophe parlait aussi de son obsession de défricher, de faire ce qui ne s’est pas encore fait. Donc oui, il y a de ça.

Tu as travaillé avec Daniel Darc peu après la fin de Taxi Girl. En 2004, après des années de silence il a sorti Crève-coeur, un super disque réalisé par Frédéric Lo. N’es-tu pas déçu de ne pas avoir été appelé pour en être le maître d’œuvre ?

Oui, dans l’idée j’aurais bien aimé le faire, mais non, je suis pas déçu parce que je trouve le disque superbe et qu’en plus j’aime bien Fred Lo. Lui et moi on n’a jamais travaillé ensemble en studio, mais on a tous les deux travaillé sur le premier album de Ludéal dont je te parlais tout à l’heure. Il en avait réalisé trois titres. Daniel Darc, j’ai travaillé avec lui en studio mais c’était des broutilles. A l’époque, Daho le produisait et il m’avait juste appelé pour venir faire un ou deux pianos. Je suis passé un après-midi et voilà. On ne peut donc pas dire qu’on ait vraiment travaillé ensemble. Il ne doit certainement pas savoir qui je suis. Ou alors il a dû oublier vu l’état dans lequel il était déjà à l’époque !

Il n’avait donc aucune raison de penser à toi pour Crève-coeur ?

Non. Mais c’est un mec que j’ai toujours bien aimé. En plus j’adorais Taxi Girl, donc j’ai toujours un à priori très sympathique pour lui. Et puis je trouve le mec attachant.

As-tu une wishlist des Français avec qui tu voudrais bosser ?

Oui, mais elle va rester secrète (rires) ! Elle n’est pas très longue parce qu’en France il y a peu de gens que j’admire, mais il y en a quelques-uns. J’ai eu la chance de travailler avec certains… et j’en découvre de nouveaux, comme Bertrand Soulier.

Sur cette petite wishlist il y aurait plutôt des jeunes ou des vieux ?

Des pas si vieux que ça (rires) ! Disons qu’il y en a surtout un mais… je ne peux pas dire que j’aimerais travailler avec lui parce que je le trouve tellement génial que je ne vois pas ce que je pourrais lui apporter. J’ai plus l’impression que c’est lui qui m’apporterait quelque chose. En fait, depuis la mort d’Alain, je considère que c’est le seul mec qui pourrait prétendre reprendre le flambeau de l’artiste qui remue la chanson…

Il a autant de cheveux que toi ?

Je ne répondrai pas à cette question (rires) !

Ok !

Un mec génial hein. Je l’ai rencontré 2-3 fois et je le trouve en plus humainement adorable. Très humble.

Oui.

Et je l’ai encore vu en concert 2-3 fois l’année dernière. Formidable.

Je suis totalement d’accord avec toi. J’ai même écrit un article pour dire qu’à mon sens ce mec était le mieux doté pour succéder à Bashung dans le rôle du grand rockeur de la chanson française. Mais les rares fois où j’ai exposé ce point de vue on m’a dit « Non, c’est pas lui, c’est Biolay ». Qu’en penses-tu ?

Biolay ? J’y crois pas trop.

L’un des arguments est qu’il aurait pu prendre la suite de Bashung mais qu’il a loupé le coche en 95 quand il a renié le devenir tubesque de son Twenty-two bar (c’est un indice pour nos lecteurs, vous l’aurez compris). Alors que de son côté, Biolay n’a jamais caché son désir de faire de la variété…

Oui mais non. Parce que Bashung, c’était un malin. Je pense qu’il n’avait aucune envie de faire de la variété mais qu’il était juste assez malin pour sortir le single qui allait lui permettre de continuer à tracer sa voix. Le truc suffisamment classieux pour qu’on ne dise pas « C’est de la merde ! » et suffisamment accessible pour toucher le grand public. Mais il n’en sortait même pas un par album. Sur Bleu pétrole il y en a peut-être mais c’est pas lui,  sur L’Imprudence il n’y en a pas, et sur Fantaisie Militaire il y a La nuit je mens mais c’était involontaire, initialement le morceau ne devait même pas figurer sur l’album.

Ah bon ?!

Oui, pendant les quatre mois de pré-prod on n’a pas travaillé sur ce titre. On ne l’avait pas. Tout s’est joué au dernier moment. On était dans le studio dont je te parlais tout à l’heure, où on nous reconduisait in extremis semaine après semaine. Les pré-prod allaient se terminer dans une semaine donc on savait que tout le monde allait s’arrêter, mais comme il restait une semaine de studio bookée, Alain nous a dit : « Bon bah c’est bien, je suis très content de ce qu’on a fait, mais comme il nous reste une semaine de studio on va pas rester là à ne rien faire ». De sa valise pleine de DAT il nous en sort un. « Je sais pas trop quoi en penser mais c’est un titre que j’avais. Si vous avez des idées, allez-y ». Et c’était La nuit je mens en version voix a capella, accompagné d’un pattern de batterie. Donc tu vois, si on n’avait pas eu une semaine d’avance sur les pré-prod, cette chanson n’aurait jamais vu le jour. Enfin, il l’aurait sûrement sortie pour L’Imprudence, mais elle aurait alors été différente.

C’est dingue, ça tient à pas grand-chose !

Ah non, pas grand-chose ! C’est pour ça que maintenant en studio je dis souvent aux artistes de ne pas s’arrêter de composer. « Si t’as des idées, note-les, t’es pas à l’abri d’une bonne idée de dernière minute qui peut changer la face de ton album ! »

Oui, et puis cette idée aussi qu’un grand disque est rarement le fruit d’un seul homme…

Oui mais t’en as quand même certains qui font tout touts seuls. Va en parler à Prince ! Lui, dans son studio il n’y a que lui qui compose, enregistre, produit. Il n’y a même pas un ingénieur du son !

Oui, et on voit aujourd’hui les limites d’une telle méthode !

Oui, mais au départ il faisait déjà ça et c’était bien. Donc voilà ce qui est bien aussi dans ce métier, c’est qu’il me permet de rencontrer des musiciens étonnants. Y a des gros nuls aussi, enfin quand je dis « gros nuls » c’est pas nécessairement des mauvais musiciens, mais des gros cons qui pensent avoir tout compris. C’est peut-être un lieu commun de dire ça, mais souvent les très très bons ne se la racontent pas.

Photos: David Arnoux

5 commentaires

  1. Désolé d’avoir squatter tous les commentateurs potentiels avec mon article sur l’underground et ses méandres, mais cette interview, cette partie numéro 2 consacrée à Piérot, est tout simplement passionnante, ça se dévore.

    C’est du grand, grand, Sylvain Fesson.
    Et un merci véritable pour l’histoire de ce disque, qui m’a toujours passionné.

  2. Ouch, viens de me faire les deux d’affilée, c’est du lourd ! Well done, hombre. Une nette préférence pour la deuxième partie, comme pas mal de monde, je présume. Mais le tome 1 était nécessaire pour mettre dans le bain. Bientôt l’anthologie Syvain Fesson sur papier ? En tout cas je fais comme les autres : passionnant, mec.

  3. c’est vrai que tu as fait un bon taff là dessus, je trouve que le tome 1 était un poil trop long mais en effet il contextualise bien le personnage. C’est simplement moins ma tasse de thé.
    Je connaissais un peu la « méthode » baschung pour en avoir entendu parlé mais là on est au coeur du réacteur, well done

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