Le soir où Ganafoul et Océan ont réanimé le rock ouvrier

Le 29 novembre 2024, Ganafoul et Océan se produisaient en co-tête d’affiche au Théâtre Traversière, non loin de la Gare de Lyon à Paris. Pour tous ceux qui firent le déplacement, jeunes comme moins jeunes, ce fut un moment intense. Loin d’être une sorte de recueillement sur des gloires oubliées, les deux groupes ont offert des prestations passionnées, pleine d’énergie, rallumant dans nos coeurs de rockeurs un peu désabusés la flamme d’un rock populaire et anti-conformiste qui semblait avoir définitivement disparu avec les derniers grands anciens.

Les temps sont durs, Paris est morose. Le climat politique lourd qui écorche la province depuis des mois a touché la capitale française. Les réjouissances obligatoires des Jeux Olympiques ont fait long feu. Paris est retourné dans sa sournoise dystopie entre bourgeoisie sur-luxueuse, pouvoir politique égocentrique, ville-musée, scories de prolétariat et misère crasse.

Ce vendredi 29 novembre, c’est la fin de la semaine. Le jour tombe à 17 heures. Une jolie lumière de soleil couchant s’installe dans les rues bondées du quartier de la Gare de Lyon dans lequel je tente de me frayer un chemin avec ma voiture. Bien qu’habitant Besançon, je ne suis pas un campagnard allergique aux transports en commun. Bien au contraire, lorsque je viens à Paris, je préfère laisser ma voiture en banlieue et me déplacer en RER et en métro. C’est l’un des grands avantages de cette ville, même si c’est un peu la jungle urbaine par moments pour un plouc comme moi. Mais je dois amener un panel de mes livres, au poids conséquent, alors pas question de prendre les transports en commun. Après quelques errements dans les rues à sens unique, je finis devant le 16-19 de la Rue Traversière. Le régisseur m’ouvre la cour, et je gare ma voiture à côté du camion des Ganafoul.

Backstage

Je descends vers la salle, et je croise un Georges Bodossian stressé. Le guitariste d’Océan s’est occupé de l’organisation de l’évènement, et s’en est vraiment un. En plus des concerts de Ganafoul et d’Océan, Marco Delavaud expose ses photos de concerts, avec des sets mythiques

comme celui de Led Zeppelin à Bruxelles en 1980. AC/DC, Motörhead… ils sont tous là, magnifiés dans de beaux tirages encadrés. Je m’installe à une belle table avec un fauteuil confortable, et je déballe mes cartons de livres. Puis, je ne peux rester trop longtemps en place, car des riffs boogie rugissent dans la salle : les Ganafoul sont en train de faire les balances. Je croise Luc Blackstone, le bassiste. Nous sommes amis sur un réseau de vieux nommé Facebook. On est content d’enfin se rencontrer en vrai. Chacun se règle, puis l’ingénieur du son propose que le groupe joue un morceau live pour tester les réglages. Ganafoul envoie Love Peace Rock’N’Roll, un morceau des Buzzmen de Jack Bon et qui sera sur le prochain album dans une nouvelle version. Le son est impeccable, fort mais pas trop, et tout le monde est parfaitement audible. La prestation m’enchante déjà, alors que le groupe joue sur la réserve. Jack Bon fait encore quelques ajustements, très pointilleux. On peut le comprendre. C’est leur premier concert depuis 1980 ou pas loin. Ils ont dû faire quelques incursions après, mais leur dernier grand concert parisien eut lieu pour l’émission d’Antoine De Caunes, Chorus, en 1979.

C’est donc un grand moment pour Ganafoul. Leur carrière semble globalement redécoller. En discutant avec Luc Blackstone, les premiers concerts restèrent concentrés sur la région lyonnaise dont ils sont originaires (Givors!) et la Saône-Et-Loire où habitent Luc et Jack. Mais depuis quelques mois, Ganafoul va jouer dans la Loire, vers Orléans, dans le Nord Pas-De Calais, et en Belgique dans des festivals. Ce n’est guère étonnant vue la tenue de l’album de 2023 « Roll On », qui était une nouvelle interprétation de vieux classiques des trois premiers albums de Ganafoul.

Le groupe s’est reformé autour de trois musiciens pionniers de 1974 : le batteur Yves Rothacher, Jack Bon et Edouard « Doudou » Gonzalez aux guitares, et le solide Luc Blackstone à la basse. Il manquait en fait Jean-Yves Astier, le bassiste-chanteur des années 1974-1980. Mais il a désormais fait sa vie dans les îles. Il fut de la reformation éphémère de 1998, mais préféra rester sur ses plages. Rothacher et Gonzalez vivent toujours à Givors, cette ancienne ville sidérurgique qui donna le nom à leur musique : sider-rock. Jack Bon et Luc Blackstone se sont installés dans les campagnes oubliées entre l’Allier et la Saône-Et-Loire, loin de la grisaille urbaine.
Jack Bon n’a jamais arrêté de faire de la musique, mais il s’est fait plus discret après la grande époque Ganafoul et les quatre albums des années 1977-1981 publiés sur le label Crypto créé par le groupe Ange à Belfort. Ganafoul fut signé grâce au soutien de Little Bob Story, avec qui il partageait ce goût du rock d’origine ouvrière, basé sur le boogie, le rock’n’roll et le rhythm’n’blues. Comme en Grande-Bretagne, les prolétaires blancs français et les afro-américains se trouvaient des points communs d’exploités. Bon a publié plusieurs disques auto-produits où il joue le blues et le rock qu’il aime, de manière plus ou moins intimiste. Mais tout cela semblait un peu étroit pour son immense talent.

Puis il y eut un alignement des planètes. Bon fonda les Buzzmen avec Blackstone à la basse et deux copains de campagne : Alain Babois à la batterie et Antoine Piedoz à l’harmonica et au chant. Le disque date de 2020, et est excellent, avec un vrai retour au son boogie. La même année, Simplex Records publie « Sider Rock », le tout premier album de Ganafoul enregistré en 1975 et jamais publié. Le groupe était alors constitué de Yves Rothacher à la batterie, de Doudou Gonzalez et Jack Bon aux guitares, de Jean-Yves Astier au chant, et de « Fourmi » Veau à la basse. Cette archive fut rapidement sold-out, dévoilant un intérêt certain pour le son Ganafoul. A cela s’ajouta cette envie de jouer plus hard au sein des Buzzmen pour Jack Bon, et tout était réuni. Bon, Gonzalez et Rothache se retrouvèrent. Quant à une possible hésitation sur le poste de batteur, Bernard Antoine n’était désormais plus là pour contester le poste à Rothache. Et finalement, ce nouveau Ganafoul était la réunion de trois des cinq membres fondateurs du groupe. Luc Blackstone apporta son groove discret mais gargantuesque, ainsi que ses choeurs soul. Ganafoul venait de revoir le jour, et le quatuor marqua d’entrée sa patte avec une pochette et une affiche revendiquant clairement leur héritage de Givors. Ils sont des hommes issus des usines, et c’est leur identité pour toujours. Cela peut sembler caricatural, mais elle est imprimée dans leur musique et leur interprétation gorgée de colère. Malgré la soixantaine largement passée, lorsque les Ganafoul lance l’assaut, ils sont toujours imprégnés de cette colère prolétaire qui fait résurgence dans leurs doigts. L’album de 2023 fut plus que la ré-interprétation des vieux morceaux par la nouvelle formation. Le quatuor fut capable de transfigurer ces vieilles scies boogie et blues-rock qui firent vibrer les kids des banlieues de Lyon à la fin des années 1970.

La veille du concert à Traversière, les Ganafoul ont réalisé une séance photo pour leur nouvel album à paraître en 2025 toujours sur le label Bad Reputation. On se rencontre enfin, Jack et moi, après avoir discuté plusieurs fois par mails. Il n’est pas un homme de réseaux sociaux, mais il est fidèle en amitié. On se serre enfin la main et on se fait l’accolade, chaleureuse. Je suis très heureux et honoré de le rencontrer. C’est un homme de taille moyenne, à la silhouette toujours fine. Il a caché la perte de ses longs cheveux châtains des années 1970 sous un élégant petit chapeau noir. Ses yeux clairs frisent toujours comme un jeune homme lorsque nous parlons de rock, des Rolling Stones, de Status Quo, des Variations… C’est un homme de peu de mots, mais avec toujours un petit trait d’humour pince-sans-rire en réserve. Je fais ensuite la connaissance des autres : Doudou Gonzalez est un agréable nounours dont l’oeil se met à briller lorsque l’on parle de Led Zeppelin ou des Variations qu’il a vu au début des années 1970. Alain Gouillard, le batteur d’Océan, est à ses côtés. C’est un homme cultivé, à l’élocution élégante, qui apprécie que j’aie écrit sur le jazz-rock qu’il pratiqua avec Edition Spéciale à la fin des années 1970. Yves Rothacher est un frêle bonhomme discret, qui déambule avec son blouson sur le dos même en coulisses : il me fait penser à Charlie Watts. Il va se métamorphoser une fois sur scène. Steff Reb, le chanteur d’Océan, est en retard pour la balance, et Georges Bodossian est un peu contrarié, déjà tendu par l’organisation de l’évènement. Océan n’a pas pu travailler son set comme il le voulait, Alain Gouillard ayant perdu son père il y a peu. Noël Alberola, le bassiste historique d’Océan, est détendu et rieur. Lorsqu’on demande aux musiciens si ils ont des invités à ajouter, Doudou Gonzalez lance en plaisantant « Macron ! ». Je lui réponds en plaisantant que vu l’âge de sa femme, elle aurait pu être une de leurs groupies. Il me regarde, et me répond sérieusement : « Ah oui, c’est vrai ! », puis il éclate de rire.

 

Le concert

Je rejoins la salle où nous exposons Marco Delavaud et moi. Les portes ont été ouvertes à dix-neuf heures, et contre toute attente, le public arrive continuellement pendant une heure. Je discute avec Marco du concert de Led Zeppelin à Bruxelles en 1980, ainsi que de ses souvenirs de Lemmy Kilmister de Motörhead. Le concert de Ganafoul doit commencer à vingt heure, et je rejoins la salle qui se remplit. C’est un théâtre avec des fauteuils, mais le public se lèvera très rapidement. Ganafoul est à l’heure, et attaque avec Full Speed Ahead. Le son est formidable. Le discret Rothache se transforme en machine à groove, tapant avec une précision fantastique, et une poigne des plus solides. Jack Bon se montre sarcastique, ironisant sur le délai entre ce concert et le précédent à Paris. Dès qu’il se met à riffer sur sa Dan Armstrong Lucite, les choses sérieuses commencent. Doudou Gonzalez arrive avec bonhomie en plaçant de petits chorus saignants sur sa Stratocaster, et Luc Blackstone monte en chantilly un groove de basse absolument énorme. Les quatre bonhommes, si sympathiques et discrets, se mettent à bâtir un immense mur du son boogie qui ne lâchera plus personne pendant plus d’une heure.

La musique est irrésistible, et le public se met rapidement à taper dans ses mains sur les improvisations et hocher de la tête sur les riffs blues et boogie issus des trois premiers disques : « Saturday Night », « Full Speed Ahead » et « Side 3 ». Je me sens heureux, comme je l’ai été rarement. Je suis en train de voir pour la première fois un groupe culte que j’aime depuis ma petite adolescence, sur la seule fois d’un documentaire aperçu il y a bien longtemps : Saloperie De Rock’N’Roll. Dans ma tête de gamin, Ganafoul était le groupe par excellence, et la découverte de leurs trois premiers albums, bradés en brocante dans les années 1990, ne firent que me confirmer tout le bien que je pensais d’eux. Mais jamais je n’avais espéré les voir un jour sur scène, et à ce niveau musical. Il ne manqua finalement que Bad Street Boy pour que mon bonheur soit total.

Un peu sur la réserve, les Ganafoul se lâchent, et notamment Jack Bon qui commence à fermer les yeux pendant ses solos et à prendre des poses dignes de Jimmy Page et Mick Taylor. Le duo de guitares Gonzalez-Bon est redoutable, les deux hommes passant leur temps à se répondre à et se compléter. Yves Rothacher cravache des tempos solides à la AC/DC, et Luc Blackstone emplit l’espace sonore restant de ses notes rondes et pleine de groove. Le set se termine sur un Saturday Night diabolique, avec un public en feu. Durant une heure a rugi un rock qui semblait perdu pétri de boogie contagieux et de riffs assassins. Loin d’être restitué de manière plan-plan, il fut cracher avec précision, méthode et passion.

Après cet excellent premier concert, nous retournons dans la salle d’exposition avec le bar pour boire une bière. Je suis vraiment heureux d’avoir un jour souffler à l’oreille de Georges le contact de Jack Bon pour organiser un concert commun. Je sais par contre qu’il a une pression énorme. Car il va falloir assurer derrière alors qu’Océan n’a eut que peu de temps pour se préparer, que le guitariste est un professionnel pointilleux.

Lorsque leur set débute, les quatre Océan balancent coup sur coup Aristo et Rock’N’Roll de leur troisième album mythique. Le son est lui aussi meilleur qu’en balance. Bodossian fait rugir sa Gibson Les Paul, Gouillard et Alberola assurent un tapis rythmique plein de groove hard’n’heavy. Steff Reb doit alors poser sa voix, lui qui est le successeur de l’irremplaçable Robert Belmonte. Sa voix a désormais un côté Ian Gillan teigneux du début des années 1980 très appréciable. « Océan » de 1981 et « C’est La Fin » de 2016 vont constituer l’essentiel du matériau du set. Tu N’Penses Qu’à Ta Gueule, Je Crois Que Tu Aimes Ca, ou Instinct Animal assurent méchamment, mais c’est bien quand résonne les vieux classiques dignes de la quintessence d’AC/DC et de Led Zeppelin que le public frémit à l’unisson. A Force De Gueuler, Qu’On Me Laisse Le Temps, Attention Contrôle et Qu’Est-Ce Que Tu Dis sont des diamants du hard-rock, dont la puissance des textes en français reste immaculée. Le trio Bodossian-Gouillard-Alberola se lance régulièrement dans des improvisations bluesy délicieuses. Leur niveau technique est impressionnant, et leur capacité d’improvisation instantanée époustouflante. On a affaire à des musiciens de très très haut niveau, derrière leur apparence décontractée. Peut-être un peu moins spontané que Ganafoul, Océan délivre une prestation pleine de feeling et de maîtrise, à l’image de leur hard-rock faussement simple, mais considérablement bien construit.

Steff Reb réunit sur le dernier morceau Océan et Ganafoul pour une jam sur le morceau Louise. C’est beau, sympathique, humain, joyeusement bancal, et c’est le couronnement d’un double concert fantastique de deux heures et trente minutes. Les vieux fans les plus blasés sont tous estomaqués. Ce fut grand. Je le sens dans mon ventre. Je passe le reste de la soirée à discuter avec des fans, Marco Delavaud et sa femme Cathy, Georges Bodossian, Alain Gouillard, Doudou Gonzalez, Yves Rothacher, l’adorable Luc Blackstone, et Jack Bon. Je pense encore aux paroles de A Force De Gueuler : « ce soir, faut pas que ça s’arrête ».

On se retrouve Jack et moi au fond du hall d’entrée à discuter ensemble. Il m’achète mon livre sur les Variations écrit avec Marc Tobaly, et m’interroge sur le morceau Bad Street Boy. Je suis un peu pris de cours. Jack a tout simplement le souvenir d’un article de ma plume sur l’album « Roll On » où j’avais évoqué mon souvenir d’enfant de ce riff boogie que j’ai retrouvé des années plus tard sous le nom de Bad Street Boy. L’histoire l’a marqué, et je suis ému que ce soit le cas. On se met alors à discuter près d’une heure de la destinée de Ganafoul, comment le groupe a été malmené par la presse musicale de l’époque, comment il a dû galérer avec son label Crypto. Bon est très philosophe sur le sujet, cette conversation fut absolument passionnante. Ces musiciens sont de vrais héros rock’n’roll ouvriers. Rien n’est gagné, rien n’est acquis, tout doit se gagner à la force du poignet.

Georges Bodossian m’avait raconté des anecdotes semblables. Car si Océan était un groupe parisien, son approche hard-rock le mit vite au ban de la scène rock française avant que Trust ne sorte du bois grâce à CBS. Le temps qui passe a érodé une partie des souvenirs, mais ces hommes, eux, n’ont pas oublié comment on les traita à l’époque. Jouant du rock à cheveux longs pour un public ouvrier et banlieusard, ils ont été méprisés par la critique petit-bourgeoise qui préférait le petit monde du punk parisien. Mais dans les années 1970-1980, c’est bien sur Little Bob Story, Dogs, Ganafoul, Factory, Océan, Trust et Téléphone que les gamins de France se défoulaient.
La soirée se termine tranquillement. J’échange un exemplaire de mon livre de Motörhead contre une magnifique photo de Jimmy Page de Led Zeppelin en concert en 1980 en fin de soirée. Les Ganafoul prennent congé après quelques photos et accolades. Ils dorment à Fontainebleau avant de retourner sur la région lyonnaise. Georges Bodossian est discrètement heureux. La salle était presque pleine, et surtout, il y avait des jeunes gens. J’ai discuté avec quelques-uns d’entre eux après le concert. Ils ont juste vu la date pour vingt-cinq euros avec l’exposition et deux groupes. Un jeune homme m’a expliqué qu’il a découvert Océan il y a deux semaines, et Ganafoul dans le train. Il était en formation à Paris, et a pris sa place pour s’occuper. Et il s’est régalé. Je vois de jeunes filles chantonner en riant A Force De Gueuler. Ganafoul comme Océan se sont formés il y a tout juste cinquante ans, en 1974. Cependant, ce soir, le temps ne semblait pas les avoir touché. Ils ont donné chacun une prestation intense et passionnée, dont la maîtrise technique fut le seul signe du temps qui a passé. Tout cela fut une nouvelle cavalcade électrique au coeur de la nuit.

Un grand merci à Marco Delavaud pour ses photos.

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