Racheté en 2015 par le groupe Condé Nast pour un montant dépassant de loin le budget de production de plusieurs centaines d’albums indie, Pitchfork revient ces jours-ci dans l’actualité avec l’annonce par Anna Wintour de la dissolution du même média dans GQ, autre marque pilier éditorial du groupe américain. Une décision qui, au-delà de sa logique comptablement implacable, amène à se questionner sur notre rapport au format écrit, de plus en plus dé(lé)bile.

« Je voulais t’informer d’une terrible nouvelle : machin est morte aujourd’hui à l’hôpital, elle avait 93 ans ». Quelques jours avant l’annonce de la fusion annoncée entre Pitchfork et GQ, une personne proche a souhaité m’annoncer cette « terrible nouvelle » d’un décès dont je n’avais absolument rien à foutre. Et allez savoir pourquoi, j’ai immédiatement fait le rapprochement avec cette mort programmée de Pitchfork, le pure player musical jadis référence qu’aucun d’entre nous ne lit plus depuis au moins dix ans.

Outre la dérive éditoriale d’un média emblème américain désormais condamné à errer dans les arcanes d’un autre média masculin faisant la promo des crèmes anti-rides pour les quarantenaires, outre le fait que l’avenir d’une rédaction rime désormais avec réduction d’effectifs pilotée par la très puissante Anna Wintour, aux manettes du groupe Condé Nast depuis 2021, et outre le fait qu’une ancienne bande de binoclards biberonnés à Shearwater, Radiohead et autres Sufjan Stevens ait pu élire disques de l’année ceux de SZA (2023), Beyoncé (2022) et Jazmine Sullivan (2021) histoire de rassurer les actionnaires sur la freshitude de leur trahison, quelque chose clochait.

 

Le diable s’habille toujours en Prada, vraiment ?

On aurait vite fait d’écrire des manifestes que personne ne lirait, et où l’on crierait dans le vide que le capitalisme a eu la peau d’un média dit « indépendant » (le rachat de Pitchfork en 2015 rapporta selon les experts plusieurs millions de dollars aux fondateurs), que la méchante Anna Wintour, un temps en couple avec le très underground Michel Esteban (Ze Records) et surtout inspiratrice du Diable s’habille en Prada, était la seule responsable de cette débâcle, ou encore que tout cela était la faute de l’internaute refusant désormais de payer pour du contenu, comme le soulignaient récemment nos confrères de Goute mes disques.

Non en fait, pour mieux comprendre le suicide actuel de Pitchfork, peut-être faut-il commencer par remonter à 2015 et à cette déclaration incompréhensible du directeur numérique de Condé Nast, au moment du rachat du site à la fourche  :

« L’acquisition de Pitchfork reflète la conviction continue de Condé Nast dans le pouvoir des voix éditoriales authentiques pour engager des publics influents à grande échelle. »

Autrement dit : une somme de mots alignés comme les mauvais chiffres d’un Euromillions, dans le désordre par une personne en costume ne pipant absolument rien au joujou racheté avec un chèque à sept chiffres. Une histoire que connaissent bien tous les médias contre-culturels ayant fait florès au cours des trente dernières années, Vice en tête, et dont la trajectoire s’est à chaque fois terminée dans le mur – la valorisation du géant Vice est passée de 5,7 milliards de dollars à 350 petits millions en 2023, et le média a finalement été racheté par ses créanciers. Triste fin pour les professionnels du coussin péteur.

Qu’en conclure ? Que l’alt culture, et la musique plus précisément, après avoir été longtemps la vache à lait de l’internet 2.0, ne fait plus recette auprès des annonceurs. C’est un fait, indéniable. Nous vivons actuellement l’équivalent d’une troisième révolution industrielle pour l’internet musical.
La première, fin des années 90, opposa l’industrie traditionnelle aux consommateurs refusant de payer (les utilisateurs de Napster & co). La deuxième, milieu des années 2000, vit éclore une flopée de blogs où chacun pouvait désormais rivaliser avec la presse écrite un peu fatiguée et donner son avis sur les disques téléchargés illégalement. La troisième, en cours, est la conséquence logique des deux premières : ayant grandement perdu de sa valeur symbolique et financière, la musique se retrouve aujourd’hui aux mains de robots mettant tout l’ancien écosystème (labels, anciens et nouveaux médias, lecteurs, artistes) sur un même peloton d’exécution. Et désormais guidée par l’intelligence artificielle et la montée en puissance des créations de contenus automatiques, la course à la bonne note qui fait cliquer met notamment la petite armée de rédacteurs de chroniques musicales sur le carreau.

Qui a encore ENVIE de lire l’avis de Pitchfork sur le dernier Ty Segall ?

On pourrait dès rétorquer, comme certains l’ont déjà fait d’ailleurs, que le public n’a plus besoin de la sainte prescription des médias pour se faire un avis sur le disque de son choix. C’est vrai, finalement : qui a encore ENVIE de lire l’avis de Pitchfork sur le dernier Ty Segall ? Hélas cette question en amène une autre, plus profonde : qui écoute encore des albums en entier ? Un rapide coup d’œil aux statistiques d’écoutes Spotify semble prouver que perdus dans un temps internet trop rapide désormais consommé à 90% via des smartphones, aucun de nous ne dispose plus de la patience nécessaire à la compréhension d’un disque conçu en épisodes à regarder dans un ordre donné. Si lire prend du temps et devient pénible, alors il en va de même pour ce vieux concept de tracklisting imposé par des cadres de l’industrie.

Opinion: Pitchfork News Is Devastating for Music Criticism. Here's Why Reviews Matter. · Feature ⟋ RA

Des chiffres ou des lettres

Si l’on se soucie finalement assez peu du sort réservé aux équipes de Pitchfork, dont la grande majorité finira digérée, au sens clinique du terme, par un gros intestin mesurant le succès au nombre de likes sur Instagram, on peut en revanche s’interroger sur la contemplation d’un monde en plein écroulement, et vieux de 600 ans : celui de Gutenberg, et d’une société qui aura reposé pendant six siècles sur l’écrit comme mode de transmission.

La mort de Pitchfork, à sa façon, illustre le changement de paradigme en cours du medium écrit vers le tout vidéo, nouveau mètre-étalon d’une société-écran où le contenu devient un consommable, la musique une bande-sonore prétexte pour des vidéos TikTok, et l’album en tant que tel une variable d’ajustement, un « nice to have » dispensable. De quoi se repasser en boucle cette citation de Michel Rocard, exprimée dans une longue interview accordée à Gonzaï, et où l’homme politique pourtant pas connu pour son amour de Kanye West, Rosalía ou The Weeknd revenait sur notre relation addictive grandissante aux formats visuels :

« Il y a un fait technique, au-delà de l’ultrarapidité, qui empêche de penser : c’est l’image. Elle ne fait, à l’évidence, pas travailler les mêmes neurones que l’imprimé. Dans le métro, au bureau ou n’importe où, les gens qui lisent ont un rapport de compréhension qui implique le temps. […] L’image et le son remettent cela en question, mais la radio n’a pas eu le temps d’installer sa maîtrise. Dès qu’elle arrive, l’image est prégnante. Est-ce que l’œil est différent de l’oreille ? Je n’en sais rien, mais notre mécanisme de cervelle saisit plus complètement et plus exclusivement l’image. Le son n’a pas ce défaut, on peut toujours en capter un autre. Et puis surtout, ça va trop vite, et donc on n’a pas le temps de fixer. L’image passe un message, il en arrive déjà un autre ».

Michel Rocard est finalement mort en 2016, un an après le rachat de Pitchfork par Condé Nast. Je ne pensais pas écrire cette phrase un jour, mais son décès coïncidera finalement avec ce grand basculement, cet an 1 pour l’industrie de la musique, ce moment où Internet devint la propriété des algorithmes et nos artistes préférés, des soldats envoyés à la guerre pour rien. Une guerre d’images, mais sans le son. Comment expliquer autrement le rachat de Bandcamp par le géant Epic Games en 2022, puis sa revente quasi immédiate à Songtradr, la récente annonce de licenciements chez Universal, pourtant connue comme la plus grande maison de disques au monde, et cet arrêt brutal de Pitchfork après presque 30 ans de domination ?

Aussi sûr qu’il n’y a qu’une chance pour dix pour que vous soyez arrivé au bout de ce papier, ledit format papier, digital ou imprimé, vit donc actuellement ses dernières heures. Est-ce un bien, est-ce un mal ? L’histoire jugera. On regrettera, au passage, que la montée en puissance des formats vidéos courts se soit faite aux dépens des avis critiques encore écrits sur un clavier.
Peut-être qu’un jour lointain, lassés de consommer des vidéos génératives de moins de 30 secondes présentées par des gens qui n’existent pas, des internautes du futur se plairont à revenir à des consonnes et des voyelles pour comprendre l’émotion cachée derrière leurs disques préférés ; à la manière du « retour du vinyle » opéré au début des années 2010.
Mais si l’on peut déplorer que Pitchfork n’ait pas su prendre le train des contenus sociaux à temps, notamment en développant des formats vidéo originaux comme celui réalisé avec Stromae récemment, on peut pour l’heure se questionner sur la prochaine étape, inévitable : la disparition pure et simple de toute critique musicale, faute de lecteurs, d’économie et de temps.

Bienvenue dans un monde où la musique gratuite ne fait plus vendre. Bienvenue dans un monde où le plaisir des yeux finit par rendre aveugle.

6 commentaires

  1. Le constat a déjà été fait par Gonzai dans les deux très bons tomes « Profession : Rock critic » où il n’y a pas un interviewé, pas un seul, pour dire que sa profession a un avenir.

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