Après avoir dénudé la techno jusqu’à l’os pendant tant d’années, Actress publie « Karma and Desire », probablement son album le plus accessible dont l’aspect luxuriant et mélodieux cache une profonde réflexion sur les temps difficiles que nous vivons. C’est ce qu’il nous a expliqué par Zoom depuis Berlin.

L’intransigeance a toujours eu une part prépondérante dans le travail du producteur Darren J. Cunningham, aka Actress. Depuis ses débuts il y a plus de dix ans, l’Anglais n’a eu de cesse de bousculer la musique électronique en lui infligeant un traitement radical qui pouvait parfois aller jusqu’à une certaine forme de provocation. Au fil des années, celui qui aurait pu être le buteur des Baggies de West Bromwich Albion sans une mauvaise blessure a poursuivi une voie sans concessions aboutissant à l’acclamé « AZD » en 2017. Sa techno lo-fi a pris du poids et de la voix. Il entre désormais dans une nouvelle ère avec « Karma and Desire » publié chez Ninja Tune, son disque le plus abordable pour le commun des mortels. Imaginez de la SF des années 80 où on ne sait plus très bien qui est l’humain du robot, qui est vivant et qui est mort entre piano mortuaire, tragédie grecque et séquences club quand le Berghain ne sera plus peuplé que des replicants avec des écrans qui diffusent du glitch de vieilles VHS laissant apparaître des visages de revenants.

From Berlin, et même si pas facile à joindre, Actress se montre le jour de notre interview très prolixe dès qu’il s’agit d’évoquer sa musique qu’il veut avant tout visuelle et sensorielle pour un album qu’il voit comme « une nouvelle étape » dans sa carrière.

Actress Lets Light Through the Cracks

Tu as sorti il y a quelques mois « 88 » sur ton bandcamp qu’on ne pouvait écouter qu’en répondant à une énigme, c’était une sorte de mix incluant beaucoup de genres électroniques (house, jungle, hip-hop, IDM…), ça ressemblait quelque part à une sorte de bilan depuis tes débuts. C’était ça l’idée ?

Je ne sais pas si c’était mon intention mais je comprends que tu puisses penser ça. Pour moi, c’était plus une expérimentation par rapport au mode de distribution et au marché de la musique. L’idée était donc d’interroger sur le marché de la musique et c’est pour cela qu’il y a deux albums qui existent indépendamment l’un de l’autre. «88 » qui est en quelque sorte un « fake » album si on veut et « Karma and Desire » qui serait plus un véritable album.

Sur « Karma and Desire », il y a pour la première fois des invités qui chantent sur ta musique (Sampha, Christel Well, Aura-T09, Zsela…), pourquoi avoir attendu si longtemps pour utiliser des voix ?

Actress a toujours été un projet très personnel qui fonctionnait surtout dans une forme d’isolement. Au fil du temps, j’ai tout de même senti que ma musique avait besoin d’expressions vocales pour évoluer. Il m’a effectivement fallu du temps pour l’imaginer et l’incorporer à mes compositions. Ca n’a jamais été dans mes pratiques habituelles de faire des morceaux classiques dans un registre pop music qu’on peut entendre partout. L’exercice était donc d’arriver à incorporer des voix et des textes à un contenu musical assez abstrait qui est l’environnement habituel de ma musique. C’était le challenge et c’était vraiment intéressant à faire.

Le son est plus clair que d’habitude, j’irai même jusqu’à dire plus produit qu’avant, peut-on dire que c’est ton disque le plus accessible ?

Oui c’est possible, c’est en tout cas moins abstrait que dans un album comme « Ghettoville » (2014) par exemple, et moins froid et électronique qu’un disque comme « AZD » (2017). « Karma and Desire » incorpore selon moi différents éléments de chacun de mes albums précédents. Mais je suis d’accord, c’est plus accessible.

Il y a moins d’imperfections, ce qui était quelque part un trait significatif de ton son. Tu es d’accord avec ça ?

Je ne suis pas sûr, je pense que j’ai surtout choisi de cacher ces imperfections d’une différente façon dans ma musique. J’ai toujours cherché à faire en sorte que ma musique reproduise ce que je vois. J’ai une grande passion pour l’art, comme la photographie ou la peinture. C’est ma grande source d’inspiration. Je comprends ce que tu dis sur les imperfections mais ma musique, comme beaucoup de choses, s’améliore avec le temps. C’est aussi grâce à la technologie car je continue à apprendre de nouvelles choses en faisant de la musique et ça apporte de nouveaux sons. C’est pour cela que j’aime tant expérimenter.

Quels artistes visuels t’ont inspiré pour cet album ?

Il n’y a pas un artiste en particulier, mais beaucoup d’artistes qui résonnent toujours vraiment en moi et dont je me sens très proche. Ce sont souvent des artistes visuels effectivement : certains travaux de Jeff Koons me touchent beaucoup mais aussi le graffeur new-yorkais Rammellzee, Braque, Matisse… il y a aussi le cinéma et particulièrement le cinéma en noir et blanc qui me touche énormément. Il y a également beaucoup d’éléments qui viennent de mon enfance et des programmes TV comme la série The Equalizer avec une ambiance et un environnement sombres, très dramatique et toujours pluvieux qui m’a beaucoup marqué. Tous ces éléments ont imprégné mon cerveau et ressortent d’une manière ou d’une autre dans ma musique.

How 1980s Cult Artist Rammellzee Mesmerized Everyone from Basquiat to the  Beastie Boys - Artsy
Rammellzee

 

Tu as évoqué la difficulté de la vie urbaine dans « Hazyville » (2008) et « Ghettoville » (2014) mais aussi la symbiose humains/robots dans « AZD », il semblerait qu’avec « Karma and Desire » tu aies quitté la condition humaine vers le paradis, un mot qui revient souvent dans le disque…

Oui quand j’ai commencé à travailler sur ce disque, il y avait beaucoup l’idée du rapport entre le paradis et la vie terrestre. J’y voyais une sorte de tragédie grecque. « Karma and Desire » seraient deux sœurs, Karma vivant au paradis et Desire vivant sur Terre et chacune des décisions qu’elles prendraient affecterait leurs sphères respectives. A travers ces deux mondes parallèles, j’essaie aussi de questionner la politique sociale, ça parle du monde d’aujourd’hui, de liberté, d’identité, d’amour…

Le disque alterne beaucoup entre des moments très calmes et d’autres passages plutôt très « club », pourquoi cette alternance ?

J’étais confiné comme tout le monde. Et très souvent, la raison pour laquelle je fais de la musique c’est pour créer mon propre divertissement. J’ai toujours voulu créer ma propre expérience. Ton esprit créé forcément des choses qui te correspondent et les morceaux club dont tu parles m’ont littéralement fait danser et j’espère donc qu’ils feront bouger les autres. C’est une des raisons pour lesquelles je suis DJ et que j’aime tant faire ce boulot : trouver ce qui va faire danser les gens et générer des émotions chez eux à travers le bon son, la bonne vitesse… ça m’a toujours intéressé.

Il y a beaucoup de piano dans le disque, cet instrument a été important dans la composition du disque ?

Oui, et c’est probablement une direction que je prendrai encore plus dans le futur. C’est l’instrument parfait pour moi. Il créé les sons et les émotions que j’aime entendre. La composition avec un piano est infinie avec différentes couleurs et nuances. C’est l’instrument qui te permet le plus de t’élever et c’est le plus agréable à utiliser. Ca a vraiment été très important dans cet album.

« Je ne pense pas que tout le monde soit fait pour être artiste. »

En France comme en Angleterre, les artistes sont peu considérés et encore plus avec la pandémie liée au COVID-19, Rishi Sunak a récemment déclaré que les artistes devraient se trouver un nouveau job, comment le vis-tu en tant qu’artiste ?

C’est intéressant. Je ne pense pas que tout le monde soit fait pour être artiste. Si tu veux être un artiste tu dois persévérer pour faire ton truc qui qu’il en soit. Tu dois forcément lutter et sacrifier beaucoup de choses pour ça. C’est ça le plus important : continuer à créer et faire de l’art.
Tout le monde est sur le même bateau actuellement. Même si je ne pouvais pas gagner ma vie avec la musique, je continuerai à être un artiste. J’ai déjà connu ça par le passé. Il n’y a pas de règles. C’est aussi difficile pour moi que pour n’importe qui. Il faut être encore plus créatif et c’est un challenge. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que les politiques ne s’intéressent pas à l’art. S’il y a de la valeur, ils y trouvent leur intérêt. Ils en ont besoin comme d’un outil, un outil parmi d’autres. Il y aura toujours de l’art, il ne disparaîtra pas mais ceux qui le font vont peut-être devoir changer.

Les périodes de crise génèrent souvent de la meilleure musique, tu le ressens actuellement ?

Oui c’est souvent le cas. C’est différent aujourd’hui car tout le monde peut faire de la musique de multiples façons. La distribution et l’accès à la musique n’ont jamais été aussi importants. Je ne sais pas si cela rend la musique plus puissante mais le nombre de musiciens va s’accroitre encore. Et il est important de trouver les moyens de mieux la distribuer et que tout le monde s’y retrouve.

Il y a quelques jours, tu as publié un remix de l’Américaine Soccer Mommy, travailler sur du rock indé était un exercice intéressant ?

Oui toujours. C’est une musique que j’ai toujours écoutée depuis très jeune et qui fait partie de mon univers. Je me sens très à l’aise quand je travaille sur ce type de musique. Ca me correspond en termes d’émotions et d’attitude. C’était assez facile pour moi.

Pour finir à l’écoute de « Karma and Desire », tu sembles plus serein, c’est le cas ?

Oui. Je fais de la musique depuis pas mal d’années désormais et j’ai atteint plusieurs degrés de maturité. J’aspire effectivement à plus de tranquillité et à un endroit où tu puisses te reposer. Cet album c’est un peu ça : c’est comme une cassette vidéo que tu aurais trouvée dans un grenier. Personne ne sait rien à son sujet et tu l’as découverte. Tu as l’impression d’être la seule personne à l’avoir et de la beauté en ressort. C’est ce que je veux que ma musique procure aux gens.

Actress // Karma and Desire // Ninja Tune

[MAJ] Actress a depuis publié un court-métrage de 17 minutes réalisé par Lee Bootee dans lequel figurent Yves Tumor, Zsela, Sampha ou encore Aura T-09 à voir ci-dessous

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