L’un est dingue, professionnel, à vif, psychotique, populaire. L’autre est patriote, paumé, romantique, bon vivant et pas vraiment con. Entre les deux, le néant, la perdition, le conflit des encéphales, la schizophrénie consentie, l’humain, la souche. Quand Raoul Duke assassinait Thompson le 20 février 2005, la terre du milieu était au calme, mais rongée par la popularité qui autrefois incitait Duke à tirer. Gonzo, documentaire sur Hunter S. Thompson conté par Johnny Depp, remet les pendules à l’heure avant d’éteindre la lumière.

Après When you’re strange, documentaire consacré au Roi Lézard et sa clique, le pirate des Caraïbes vient poser sa voix sur le film d’Alex Gibney consacré au Docteur Gonzo. Voix calme et sans excès lyriques, celui qui un jour tapait ses cendres sur un baril de poudre dans les sous-sols d’Hunter fait son boulot proprement. Après un ou deux raccords discutables au début de l’œuvre (la séquence où un Hunter sous la neige tire sur sa machine à écrire, enchaînée avec un mauvais zoom sur la main, le tout raccordé sur un autre film où la main tire sur une autre machine… on reste perplexe), on prend la route avec le maître, en gardant au fond des rétines un coup de pied au cul : les tours jumelles qui s’effondrent.

Pas si cramé le Thompson à ses débuts, quand il devait se défendre contre les Hells sur un plateau télévisé. Super bien documenté, ce portrait livre en première partie l’ascension d’un Thompson beau gosse, réfléchi. Un timide chevelu aux mots puissants qui ne sortait pas toujours de ses gonds. Son travail s’intensifie dans l’ombre, les rédac chef sont séduits. Commence alors la campagne présidentielle. Thompson fait les unes et s’arrache sur le candidat Mc Govern avec cette haine grandissante pour Nixon. De son côté, la femme d’Hunter, qui ne cessait d’être trompée, commence à parler du Thompson traumatisé. Un écrivain bouleversé et en larmes devant des étudiants matraqués. Putain de rêve américain, où es-tu passé ? Thompson a les yeux qui coulent. Raoul Duke écrit. Plus d’anonymat, l’image circule, le public en redemande. Il veut la star et il en veut à foison.

Dans Gonzo, Gibney a fait le choix de parsemer l’oeuvre des dessins de Ralph Steadman, grand comparse de Thompson qui livre des témoignages picturaux exceptionnels. Le Thompson vu par les doigts qui l’observaient la boue dans la gueule et la poussière sur les lunettes. Traits allongés, dents qui crachent, clopes qui sautent. Quand Hunter est caricaturé, il ressemble tellement au grand Duke… Un passage sur sa campagne de Shérif à Aspen, Colorado, mettra en avant le monde imaginaire et réalisable de Thompson. Son utopie. Depp, bien assis dans un bar, lira son programme qui ne dérape en rien sur la constitution, mais cisaille l’esprit américain conservateur jusqu’au bout du bic.

Un gosse qui traîne par là, une femme aux cornes qui touchent le plafond, un reportage foiré en Afrique sur Mohamed Ali, de la farine qui coule des narines, sa quille, ses médocs. Le divorce.

Où est passé Raoul ? Va-t-il revenir ? Les années s’enchaînent dans la confusion, l’écrivain s’enferme, tire, collectionne les guns, ne sort plus. Les gens viennent à lui, alors qu’il fut un temps c’est lui qui s’envolait refaire le monde. Chez Tom Wolfe, dans les gradins, les rédacs… Une femme plus tard, le Thompson a vieilli et même s’il voulait retaper dans le Gonzo, il aurait du mal. Aujourd’hui, les gens aiment plus ses lettres que son oeuvre et seule l’image de Duke est restée, gravée sur des planches de bande-dessinée. Un coup dur pour cet illuminé qui ne se mire pas poser avec Mickey. Lors d’interviews, bien que son menton pende sous les rides, son visage se tire et convulse dès que Nixon habille une phrase. Sa petite bimbo de nouvelle femme lui redonne le sourire, l’envie de plaisanter comme un papy qui s’est fait voler un fragment de vie. Désormais, lorsqu’il gribouille sur sa machine, un rire gêné et mesquin prend forme. De belles images prises sur le vif, caché derrière un rideau dans le vent en témoignent. L’éternel romantique reprendrait-il goût à la vie ? Certes, mais sa mort est calculée. Il l’a annoncée depuis longtemps à ses proches. Ça va tomber. Sa dernière volonté sera l’explosion de ses cendres. Comment mourir à l’américaine. Thompson fera construire un monument sur ses terres. Le poing à deux pouces, haut perché, duquel sera lancée une cartouche remplie de ses rêves, de ses cendres. Encore une fois, c’est le pape du gonzo qui s’envole, laissant dans le creux des vallées les vestiges mélancoliques d’un homme enfin pénard. Drôle de suicide où tout le monde s’y attendait, Thompson s’en est allé suite à une journée familiale bien cosy où rien d’anormal n’était prévisible. Hunter le simple, entouré, heureux, soucieux que de tels moments ne se reproduisent pas dans cette ère corrompue où le peuple entier veut de lui ce qu’il n’est plus. Enfin le repos, la paix, « je suis heureux un instant » devait-il se rassurer. Il s’est plombé la gueule en fin d’aprem.

Rien de pire dans l’oeuvre si puissante de l’homme, que de voir que nous sommes quelque part tous responsables. Responsables d’avoir fait passer l’être d’une schizophrénie choisie à une double personnalité subie. Ce documentaire, qui dans la forme peut faire penser aux reconstitutions de certains cataclysmes, l’après-midi sur France 5, reste un travail incontournable pour cerner celui qui m’a fait pleurer de rire dans mon plumard le soir, quand j’avais treize piges au compteur. Alors que les années passent, à chaque lecture ou nouveau document sur le docteur des mots, je ne cesse de le redécouvrir sous une autre forme, un autre homme. Thompson a eu des vies, et le plaisir qu’il prenait à en changer finira par devenir corrosif dès lors que le succès viendra s’inviter sur les touches de sa machine. Deux heures de documentaire ne suffiront jamais à comprendre l’artiste… Mais les déclarations de Wolfe, Carter, la femme du druide, Ralph Steadman et les autres, gomment et réajustent les traits des dessins erronés que l’on se fait quand on part à Las Vegas. Thompson n’aura sûrement jamais trouvé son rêve américain. Il aura peut-être trouvé la paix l’espace d’un instant, sûrement aussi infime que le temps qui, le 20 février 2005, sépara la balle de son corps, de son travail et de ses vies.

Alex Gibney // Gonzo //DVD, sortie le 30 novembre (Wild Side Video)

2 commentaires

  1. ah mais ça fait pas super longtemps qu’il est « sorti » sur internet ce docu? j’ai souvenir d’un Depp lisant du Thompson avec un .357 dans la main

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