C’est un passage obligatoire qui n’a pas fini de traumatiser les groupes : l’écriture de leur bio. Loin de l’objet marketing et du business plan auxquels le marché des « musiques actuelles » a tendance à cyniquement la restreindre, la bio doit être envisagée comme un moyen d’affirmer une démarche artistique souveraine et subjective.

Geoffrey Sebille est formateur et pigiste. Il soigne les groupes envoûtés par le mauvais esprit du « projet musical » avec ses ateliers Promenons-nous dans les bios et J’aurais voulu être un artiste.

Voilà plus de dix ans que j’interviens dans les dispositifs d’accompagnement de musiciens pour proposer à qui veut l’entendre mon point de vue sur la « bio ». J’entends par dispositif d’accompagnement toute offre de services proposée par une salle de concerts ou une structure culturelle se donnant pour objectif d’éclairer les musiciens sur la voie de la sacrosainte professionnalisation.

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La bio serait quant à elle ce document censé décliner l’identité d’un groupe (son style, ses influences, son parcours) dans le but d’éveiller l’attention des pros et, tant qu’à faire, du grand public. Notez la prudente utilisation du conditionnel dans cette tentative de définition de la bio. Du haut de ma première décennie de documentation sur le sujet, je puis en effet certifier qu’il n’existe aucun gabarit de référence en matière de bio de groupe mais rien d’autre qu’un vaste catalogue de bios plus bigarrées les unes que les autres. J’ai lu des bios qui tenaient en une phrase et d’autres qui s’étalaient sur plusieurs pages. J’ai lu des bios qui tentaient courageusement de décrire le style du groupe et d’autres qui n’y faisaient aucune allusion. J’ai lu des bios qui listaient des influences et d’autres qui faisaient l’impasse sur le sujet. Ce constat, celui de la diversité des espèces de bios existantes, constitue le terreau de ma réflexion. Je ne prétends pas savoir mieux que les autres à quoi servent les bios des groupes. J’essaye simplement d’épauler les musiciens dans cette torture qui consiste à écrire sur leur propre démarche.

Vous aimez le « groove infernal » ?

Je ne saurais chiffrer le nombre d’ateliers sur la bio que j’ai pu donner jusqu’à aujourd’hui et encore moins la quantité de musiciens rencontrés dans ce contexte. J’estime toutefois avoir assez œuvré pour constater le rapport étonnement scolaire, docile, sérieux que les groupes « accompagnés » pouvaient entretenir avec la musique. Dans le cadre précis de la bio, cela se traduit la plupart du temps par un copié-collé des bios des autres groupes. Vous vous demandiez d’où venaient le « groove infernal », les « guitares cristallines », les « refrains imparables » et les « combos qui prennent toute leur ampleur sur scène » ? La faute à une certaine paresse intellectuelle qui choisit de reproduire les mêmes formules, perpétuant ainsi le cercle vicieux qui se dessine depuis la nuit des temps de chroniques de disques en interviews, d’interviews en bios et, fatalement, de bios en bios. C’est là toute ma prétention : fermer le robinet des lieux communs et permettre aux groupes d’ouvrir de nouvelles vannes subversives, facétieuses, radicales, sensibles. Des exemples ? Salut c’est cool (dissout l’an dernier, Ndr), qui se présente dans sa bio sous les traits d’un « nouveau modèle de sac poubelle ultra résistant avec une doublure en mousseline renforcée », Daddy Issues qui prétend sur sa page Bandcamp être « bigger than U2 », Warm’n’wet qui sonne « comme une éponge scotch-brite glissée dans le bas du dos » ou encore la musicienne Seule Tourbe qui se défend de fabriquer ses chansons façon « lasagnes expérimentales ». Un manifeste, une profession de foi, une plaidoirie, voilà comment doivent vibrer et résonner les bios.

Si les groupes n’arrivent pas à écrire leur bio, ça n’est pas par manque d’idées ni de talent mais à cause de l’injonction au succès.

Et sinon, t’as un projet musical ?

Que les musiciens renâclent à l’idée d’écrire leur bio est une chose tout à fait compréhensible. Qu’ils se résignent à l’envisager exclusivement comme un « support de communication » en est une autre, hautement plus préjudiciable à mes yeux. C’est officiel, les groupes ne sont plus des groupes mais des « projets musicaux » rivés à des « objectifs de carrière » et des « stratégies de développement ». Rentabilité, visibilité, efficacité, rétro-planning, coaching, media-training, le vocabulaire utilisé et les ambitions véhiculées par les dispositifs d’accompagnement ressemblent à s’y méprendre à un ordre du jour de séminaire d’entreprise. Le chantier de structuration de la filière musicale, amorcé en France dans les années 90 avec la création des SMAC et la suspicieuse mutation de la musique en « musiques actuelles », a à ce point rempli son office que les amateurs de musique sont désormais sommés d’en devenir des professionels comme les autres. Le rapport avec la bio ? Envoûtés par cet état d’esprit entrepreneurial, les groupes sont encouragés à préférer le confort au risque, le calcul à l’intuition, les formalités aux libertés et, au moment de pondre leur bio, la confortable objectivité de la communication à la vertigineuse subjectivité de l’écriture. Quelle différence au fond y a-t-il entre un groupe qui s’adonne à « une electropop baignée de soleil qui enveloppe une voix douce mais puissante » et un shampoing qui « allie la douceur de l’amande et la vitalité du jojoba » ? Je ne blâme évidemment pas les groupes de mal écrire leur bio. Je déplore que la conception rédaction, le storytelling et l’obsession du pitch aient phagocyté tous les discours, y compris celui qui consiste à parler de musique et de chansons.

Art et rempart

Pour sortir du cul-de-sac rédactionnel de la bio, il est impératif que les musiciens revendiquent de manière ferme et inflexible leur condition d’artistes. L’art, cette notion qui, comme me le faisait récemment remarquer François Remigi (musicien croisé au gré des formations organisées par le réseau musiques actuelles en Occitanie), est la plupart du temps survolée par les dispositifs d’accompagnement. Voilà pourtant le garde-fou de l’autonomie et de l’émancipation des groupes. Si une chanson, un texte, un spectacle, un concert, un disque sont des éléments assumés comme autant d’item artistiques, alors ils peuvent se réclamer d’un certain degré d’irrévérence, d’incongruité, de fantaisie, d’étrangeté. Et donc échapper à la novlangue de la com’.

Malgré eux, les groupes se retrouvent contraints de vendre leurs chansons en les enrobant d’un argumentaire commercial à peine plus élaboré que celui d’un office de tourisme.

Si les groupes n’arrivent pas à écrire leur bio, ça n’est pas par manque d’idées ni de talent mais à cause de l’injonction au succès. Les mythes des « publics cibles » à conquérir, des « attentes des pros » qui ont droit de vie ou de mort sur leur carrière, de la case musicale dans laquelle la bio doit faire rentrer le groupe et des tendances d’un marché auquel il faut se plier sont si coriaces qu’ils tuent souvent dans l’œuf toute spontanéité. Malgré eux, les groupes se retrouvent contraints de vendre leurs chansons en les enrobant d’un argumentaire commercial à peine plus élaboré que celui d’un office de tourisme, (« un voyage immersif dans une contrée sans gravité où le temps s’arrête ») ou d’une campagne publicitaire pour un SUV (« un rock lunaire élégant aux contours cotonneux »).

Amour, gloire et bio

Lors de mes ateliers, il arrive fréquemment que les groupes désemparés me demandent par quels mots remplacer ceux que l’on retrouve habituellement dans les bios. Cette question, apparemment inoffensive, m’a longtemps déconcerté. Y aurait-il des mots interdits ? Des mots obligatoires ? Existe-t-il un code de la route de la bio qui tolère ou réprimande l’utilisation de telle ou telle expression ? Assurément, non. Il ne s’agit pas de troquer des éléments de langage douteux pour d’autres qui seraient plus estimables. Il s’agit d’anéantir les éléments de langage et d’utiliser la bio pour affirmer une posture artistique, une vision du monde. Pour cela, les groupes doivent arrêter de communiquer et commencer à écrire. Aussi douloureuse cette tâche soit-elle.

Ce papier n’aurait jamais vu le jour sans l’acharnement fraternel de Reno Vatain, bien connu des lecteurs de Gonzaï et la relecture méticuleuse de Clément Barbier, chanteur du sensationnel groupe Bärlin. Merci à eux.

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