(C) JF Paga

Ce sera très difficile de publier un autre livre sur les années 70 après celui d’Éva Ionesco. Parce qu’il est l’un des rares qui peut se lire même si l’on se fout de cette période. Car Les Enfants de la Nuit possède bien des choses qui manquent terriblement aux «  témoignages » et autres « reconstitutions d’époque ». C’est une langue, une vision, que l’écrivaine et réalisatrice dépeint ici, sans artifices.

Eva Ionesco était une figure, un jeune visage imprimé dans le calendrier du Palace et sur les couvertures du magazine Façade. Icône de ces années, elle deviendra comédienne avant d’accéder, avec les difficultés qu’elle raconte ici, à la réalisation. Après un premier film, My Little Princess, sa vie qu’il faudrait nommer un destin, croisera celle de Simon Liberati. Il en naitra le meilleur livre de l’écrivain à ce jour – Éva – et la décision pour Ionesco de s’attaquer à son projet de toujours; l’écrire, ce destin, en débutant par l’enfance avec son premier livre : Innocence.

Un second film – Une Jeunesse dorée – explorait déjà les motifs dont il est ici question. Trois années plus tard, en 2022 donc, sort Les Enfants de la Nuit, livre parfait et impressionnant. L’illusion de la vie y est totale et c’est là une part de magie du travail de l’écrivain, celle qui dresse la barrière infranchissable entre ceux qui savent et les autres. Dans les lignes de mots, à force d’image et de sensations, une présence se forme et ce sont les personnages, la lumière, les meubles, les sons, les odeurs, l’air même qui s’incarne, invisible mais terriblement existant. Eva Ionesco réussit brillamment à écrire en racontant quelques mois de sa vie, qui la voit a, à peine 11 ans, s’éloigner de sa mère, s’émanciper déjà, rencontrer les amis d’une vie, se réapproprier son corps, connaître une première fois brutale, des expériences douces avec les drogues dures, danser, beaucoup danser et lire et puis, tenter la prostituions pour finalement retourner à l’école qu’elle arrêtera tout aussi rapidement qu’elle y était revenue. Les Enfants de la Nuit est ce type de livre : Hansel & Gretel englués dans un Shelby Jr. Et l’impression que cette vie d’Éva Ionesco tient plus du domaine de la mythologie et de l’immortel que de la chronique des années soixante-dix.

Les Enfants de la Nuit est un livre de 440 pages qui porte sur quelques mois de votre vie. Comment avez-vous décidé de concentrer votre écriture sur cette petite période qui court entre 1976 et le début 78 ?

Eva Ionesco : Je n’ai pas vraiment choisi. J’ai mis six mois à trouver le début. C’était très dur. Je n’arrivai pas à raccrocher avec Innocence, mon livre précédent. Je voulais absolument que le livre soit indépendant mais que les gens aient envie de suivre ce personnage. Alors j’ai fait un début qui avait le son de l’époque, un peu punk comme on aimait bien, le son qu’on pouvait entendre dans les chroniques de rock et je voulais qu’on retrouve ces sonorités tout en restant un peu dans l’enfance, un peu dans l’adolescence, aux côtés de ce personnage trop mur pour son âge qui a envie d’être une femme alors qu’elle vient tout juste d’avoir 11 ans. […] C’était mouvementé mais je suis heureuse du résultat.

La structure, les scènes, la langue : tous dans ce livre est extrêmement travaillé.

Eva Ionesco : Oui j’ai travaillé. C’est quand même un livre qui s’est fait sur deux ans et demi. J’ai pris le temps car ça fait très longtemps que j’envisage d’écrire trois ou quatre volumes sur cette période qui définissent l’enfance, puis l’adolescence avec un aspect peut-être caché pour le moment mais féministe, en laissant le choix aux lecteurs d’analyser ce qu’ils ont envie d’analyser. Comme il y a beaucoup d’aventures difficiles dans ce volume et dans les autres, je ne peux pas me permettre de trop « marquer » cet aspect, du moins pas pour le moment. J’avais commencé par travailler sur toutes ces choses avec les scénarios de My Little Princess puis Une Jeunesse Dorée, mais comme au cinéma, le processus de production est extrêmement long et que je me sentais à l’aise dans la littérature, j’ai commencé à travailler également sur les livres, surtout qu’on peut bien plus se permettre, ne serait-ce que du point de vue des moyens, de se dévoiler, et peut-être plus profondément aussi.

Dans votre esprit, les films et les livres font partie d’une même œuvre, ils sont articulés ?

J’aimerais retravailler avec Anamaria Vartolomei (césar de la meilleure actrice pour “L’enlèvement” dont le premier rôle fut My Little Princess, Ndr) sur un scénario avec une histoire très folle, bien qu’assez douloureuse, et j’aimerais aussi que ce soit un livre. Et j’aimerais rapprocher livres et films plus rapidement. Mais ce n’est pas moi qui décide.

Le thème des Enfants de La nuit est véritablement l’amitié et plus particulièrement votre amitié avec Christian Louboutin, quand votre film sur les années Palace, Une Jeunesse Dorée parlait d’un jeune couple qui se profile d’ailleurs à la fin de votre livre.

Eva Ionesco : Oui c’est cela. Une recherche d’amour. Et après, il y aura encore d’autres aventures dans ces amours et cette amitié. Puis il y aura la prison, plein de personnages qui reviennent, des voyages très longs, des choses assez compliquées. Il y aura bien plus de péripéties dans le prochain volume.

Archives Eva Ionesco

L’une des choses très étonnantes de votre livre est le degré de détails que vous donnez. Des souvenirs de lumière lors de moment intime, d’odeur pendant que quelqu’un joue une chanson…

Eva Ionesco : Je travaille comme un peintre, à partir des photos, des livres, des enregistrements. Avec la distance du temps, on a besoin de cela car la mémoire est confuse. J’ai enregistré des gens pour leur poser des questions. Puis j’ai un matériel photographique énorme et partir de ça, il a fallu faire des choix. Mais je travaille souvent par strates. Je reviens sur les scènes, je recase tout, je les remonte autrement. Parfois je les laisse telle qu’elle car elles sont bien mais il y a énormément de choses refaites, beaucoup et beaucoup, comme ce début.

Dans votre langue comme dans votre histoire cohabitent des choses qui n’auraient jamais dû se rencontrer : des enfants se retrouvent en présence de l’héroïne, des fleurs côtoyant des tubes à analyse sanguine…

Eva Ionesco : Oui bien sûr. J’adore ça. C’est comme ça, c’est le hasard qui est à l’œuvre.

Vous aviez une vision du livre avant d’entamer sa rédaction ?

Eva Ionesco : C’était compliqué parce que je lisais beaucoup Faulkner et c’est tellement dense que je n’arrivais pas à sortir de cette densité, opaque. Puis il y a évidemment Céline qui a toujours été très proche pour moi et qui est venue naturellement dans ce livre, un peu comme un copain…

Ça se sent énormément, surtout lors de vos scènes de foule. Il y en a deux qui sont comme les deux sommets de votre livre, des passages sincèrement hallucinants : la fête foraine de Pigalle et la Foire du Trône.

Eva Ionesco : C’était un peu compliqué à mettre en place parce que c’est un truc de mémoire mais dès que ça devient physique, j’adore. Et il y en aura plein d’autres de ce type dans les prochains car il y beaucoup de scènes aux USA aussi. Mais avant le livre, je lisais beaucoup Dickens, évidemment, Genet et Proust bien sûr, mais aussi les choses enchantées de Truman Capote, celui des débuts, car moi je le préfère ce Truman Capote, avec cet univers enfantin et foisonnant.

Vous avez dit qu’au fond, votre projet était proustien, qu’il fallait écrire une sorte de recherche du temps perdu de votre époque.

Eva Ionesco : C’est vraiment le projet de ces livres. Et mes amis l’ont aimés, ce qui est vraiment une bonne nouvelle. Normalement, c’est pas comme ça que ça se passe : quand on écrit sur les gens, on s’en prend plein la gueule. Alors que là, ils étaient tous contents.

En effet, car il y a des passages sur sa jeunesse qu’on ne raconterait pas à tout le monde. On retrouve dans votre amitié cette impudeur de la sortie de l’enfance où l’approche du corps et très… scatologique.

Eva Ionesco : Oui oui. J’ai retrouvé ça en me souvenant de nos rapports avec Christian. C’est vrai qu’on était très déchainé. Très très déchainé, et très longtemps.

« Comment est venue l’écriture ? Dans mon horoscope. »

Vous parlez aussi souvent de Carson Mccullers à propos de ce livre. Et c’est amusant car les enfances de jeunes filles qu’elle décrit sont quasiment à l’opposée de la votre : moche, façonné par l’ennui et le fantasme…

Eva Ionesco : Je l’aimais beaucoup quand j’étais plus jeune, comme toute la littérature américaine. Après j’ai moins lu puis j’ai relu en faisant la préface pour La Balade du Café Triste. Mais j’ai adoré tout ce qu’elle raconte dans Illuminations et Nuits Blanches sur sa manière de trouver son inspiration et ses personnages. Puis ses livres sont aussi sur des jeunes filles perdues, même si elles vivent dans des petites villes du sud des USA et ça… J’écrivais déjà à l’époque où se passe le livre. Des trucs que j’ai retrouvés très bizarres. Et on lisait, beaucoup. On ne voulait rien faire que ce qui nous plaisaient. Alors on lisait, chez les uns, chez les autres, chez Edwige, chez Babette, chez Christian, tous au lit, l’après-midi après être sortie ou avant de sortir.

L’écriture est une vocation donc ?

Eva Ionesco : C’était dans mon horoscope. Mon père m’avait fait faire mon thème astral en cadeau de naissance puis il s’est effacé malheureusement car l’encre s’effaçait des rouleaux. C’était terrible. C’était une grosse machine aux Champs Élysées qui faisait l’horoscope et tout le monde allait là car c’était assez précis et donc assez cher, 150 francs pour l’Astro Flash. Pour moi, c’était marqué que j’allais devenir écrivain. Et tout semblait assez juste parce que plein de choses sont effectivement arrivées.
Donc il y avait cette prédiction. Mais j’ai toujours écrit. J’écrivais déjà avant cet horoscope, je faisais les scénarios et le fait d’être avec Simon [Liberati], auprès de lui, m’a permis d’écrire doublement, triplement. La question ne s’est pas posée, tous les jours, je travaillais. Puis lorsque Simon a écrit sur moi, j’ai voulu m’y mettre car je pensais que peut-être je les écrirais mieux. Et c’est tellement plus rapide que les films. Il faut au minimum 5 ans pour faire un film, donc maintenant, j’ai décidé d’écrire entre temps.

Innocence (ebook), Eva Ionesco | 9782246858393 | Boeken | bol.com

Le financement de My Little Princess, le film dans lequel vous raconté votre relation avec votre mère qui vous faisait poser pour des photos dénudées alors que vous n’étiez qu’une enfant, aura demandé dix ans. Vous pensez que c’est en partie dû à son sujet ?

Eva Ionesco : Oui, et encore aujourd’hui, c’est très difficile de faire financer ce genre de projets avec des sujets violents, de la transgression… Puis personne ne me prenait au sérieux, personne ne voulait me soutenir, je n’avais aucun soutien. C’est arrivé tardivement par Isabelle Huppert qui voulait faire ce film. Mais sinon, avant elle, la misère.

Et vous trouvez que ça s’est amélioré ? Les gens vous prennent-ils plus au sérieux désormais?

Eva Ionesco : Un peu. Pas encore. Pas suffisamment. Je vois que les hommes entre eux sont très soutenus, il y a un truc de camaraderie très fort qui les unit. Ce n’est pas le cas des femmes car les filles, elles veulent toujours le sac de l’autre pour plaire aux garçons. Elles ont beau dire, c’est toujours la même histoire. D’ailleurs, j’ai été beaucoup plus défendu par des hommes pour ce livre que par des femmes.

Pourtant votre livre parle assez frontalement de violence sexuelle et particulièrement de la pédophilie, sans ressembler non plus aux livres de témoignages de victimes. 

Eva Ionesco : Ces questions sont compliquées. Ça dépend déjà de ce qui fait vraiment mal. L’histoire de ma première fois avec Gene [un rockeur qui a aussi couché sa mère, Ndr], elle est très violente mais elle ne m’a pas fait mal bizarrement. Elle m’a surprise mais elle ne m’a pas fait mal. Alors qu’est-ce qui fait mal ? Dans ces choses qu’on dit violentes, on est tous logé à la même enseigne quand il s’agit de pédophilie ou de ce genre de choses. C’est une douleur, mais le curseur de douleur justement peut aller de presque rien à beaucoup et de beaucoup à pas tant que ça. La douleur dépend aussi des couches successives d’évènements et des répercussions qu’elles ont en nous, comme une contagion, quelque chose qui vous envahit. Et la question lors de l’écriture de ce livre était : oui, ces choses sont présentes, mais est-ce le moment, d’un point de vue littéraire, d’en « parler » ? On ne peut pas raconter les choses et être dans leur commentaire (silence). Puis personne ne sait encore ce que je vais faire. Le personnage ne peut pas comprendre. Elle est jeune, elle est en train de vivre les événements. On verra plus tard ce qu’elle en fait.

… d’accord. Encore une fois, c’est comme chez Proust : tout devient moral à la fin, une fois le temps… « retrouvé » ?

Eva Ionesco : Voilà. Certainement, ce sera comme ça. On verra.

Les Enfants de la Nuit, chez Grasset, 442 Pages, 24€

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