Dans l’œuvre d’Ingmar Bergman, l’idée d’incarner un personnage en fonction d’une situation est centrale. Selon qu’on soit acteur, réalisateur, chanteur ou qu’importe, on porte des costumes qui conditionnent nos actions et nos êtres dans ce que l’on pourrait appeler le « grand théâtre social ». Et c’est précisément ce que cherche à mettre en scène Kim Chapiron du collectif Kourtrajmé, metteur en scène du projet Pink Noise. Il nous accueille chez lui pour une discussion en plusieurs chapitres autour de ce mystérieux projet « multimédia », comme on disait avant l’arrivée d’internet.

Jacques Simonian : Pink Noise est un projet complètement 360° : tous les sens sont mobilisés. Est-ce un parti pris ?

Kim Chapiron : Totalement et peu importe le chemin qui va te mener dans le « bruit rose ». Ce « bruit rose », c’est la somme de toutes les fréquences audibles par l’oreille. Il y a un rapport pur et dur à la machine donc un côté très technique, et en même temps, si tu te promènes un peu, tu commences à voir l’aspect métaphysique. Ce « bruit rose », c’est aussi le son que le bébé entend dans le placenta de sa mère. C’est également quand l’eau respire, ce : « pchhhh ». Il n’y a pas de différence entre les aigus et les graves. Alors que l’aigu creuse et attire ton attention, qu’il t’alerte, le grave, lui, tapisse, ronronne, il t’apaise. Le bruit rose, c’est un mélange des deux. À travers le visuel, si on a envie de faire la même chose, quelle est la différence entre une image qui interpelle et une qui apaise ? Le bruit rose ne fait justement pas la différence, comme Dieu ne fait pas la distinction entre le bien et le mal : à la fin, on meurt tous. L’idée est ainsi de traiter ces sujets qui nous constituent, et qui entraînent des conversations intéressantes.

Chapitre 1 : découverte de Pink Noise avec le titre Too Hot, juin 2019. Dans le clip, on suit Tina Kunakey enceinte, dans une soirée baroque. Tout bascule quand les convives lèchent des crapauds hallucinogènes et que Tina rencontre Molly Constable, qui se transforme elle aussi en batracien. Il y a beaucoup de questions qui s’entrechoquent dans cette vidéo, notamment cette idée de « culte de la personnalité ».

Tina est une actrice de ce monde contemporain tout en étant un personnage actif de l’univers des réseaux. Pour commencer ce clip, je lui ai demandé si elle avait envie de se faire lécher par une grosse blanche. C’est-à-dire qu’on est là, dans cette période où les revendications identitaires sont tellement maladroites… Elle, comme moi, en tant que métis, on est forcément dans un grand théâtre comique quand on parle de ça. C’est très égarant pour nous. Donc je lui explique : « au milieu d’une soirée avec une naine noire et le troisième plus grand homme tu monde, noir aussi, tu vas lécher une grosse blanche qui va se transformer en crapaud. Tu seras comme la marâtre dans Blanche Neige, qui est une sorte de prêtresse des réseaux sociaux, avec une statue à ton effigie. » C’est une espèce de conte halluciné, et c’est ce que j’adore. Au début, je voulais faire ça juste avec ma caméra et Tina, puis on s’est engrainé et j’ai embarqué les copains de Phantasm [société de production, NdlR] et Mathematic [Effets visuels, NdlR]. C’est finalement devenu un truc plus massif, pour le mieux. C’est une vraie étrangeté comme je voulais le raconter, et pour présenter le groupe, c’était super.

 

Chapitre 2 : Papa Belly, avril 2020. Là, cette vidéo est plus évidente : on est avec un jeune mec à gueule d’ange  dans un club de naturistes, et qui tombe sous le charme d’une femme qu’il finit par embrasser. Là, c’est notre rapport à la beauté et à la nudité qui est questionné. Les corps sont différents, sans artifices. C’est rare, à l’heure des réseaux sociaux.

J’ai toujours aimé filmer les gens nus. Ces corps très polymorphes sont beaux. Ils sont très libres. C’est Tsui Hark qui disait : « Le cinéma, c’est faire tout ce que tu ne peux pas faire dans la vraie vie. » Et là, on est en plein dedans ! J’adorerais être ce mec qui va en club nu. Mais ce n’est ni le bon pays ni le bon timing. Si j’habitais en Allemagne, pourquoi pas ? Bref, Papa Belly, c’était ça : après « Too Hot » et la naissance du groupe, ce deuxième clip affirme qu’il n’a rien à cacher. Pour la petite histoire, on a reçu 800 candidatures et 80 % ne venaient pas du milieu naturiste. C’est ce qui est génial : qu’autant de gens suivent cette idée zinzin et qu’on soit tous dans le même camp. Chaque clip est un prétexte à démontrer ça et Pink Noise a cette volonté – par rapport à l’image –, d’être un catalyseur. Il faut que tu imagines ça comme un algorithme coloré. À la base, je suis un metteur en scène. C’est-à-dire quelqu’un qui réunit dans une même pièce des gens brillants pour créer des connexions. J’adore être spectateur des personnes que je rencontre et le projet Pink Noise, c’est ça. Ce sont toutes ces entités qui ensemble forment un tout. Le but de tous ces clips est de court-circuiter dans le bon sens du terme, de sortir les gens de leur réalité pour leur en faire visiter une autre. Qu’ils aient un autre point de vue sur la réalité qu’ils côtoient plus souvent.

Chapitre 3 : Coco Lime (feat Mai Lan), juillet 2020. Cette chanson est une ode au baiser. Elle est d’ailleurs parue pendant la journée internationale qui lui est dédiée (6 juillet). Pour illustrer ça, on voit un « kaléidoscope de langues » qui reproduisent ce geste au gré des époques, à travers différentes techniques (peintures, estampes…).

« Coco Lime » est arrivé pendant le Covid, quand on n’avait plus le droit de se rouler des pelles. C’était une façon de se le faire numériquement. Puis il y avait cette idée d’être transversal : la volonté visuelle, textuelle et musicale est la même. Créer du lien avec la personne qui va regarder, montrer d’autres chemins… Il y a quelque chose de très ludique là-dedans. En tant qu’amateur d’art, je me suis intéressé à comment, en tout temps, on a pu partager deux bouches collées l’une à l’autre. Pink Noise essaye de raconter cette énigme. Il n’y a aucune manière d’affirmer que l’amour existe. Il existe juste parce qu’on le vit. Dans ce clip, ce sont ceux qui l’ont vécu qui témoignent de son existence.

Chapitre 4 : Sky Cry (feat Zack Slime Fr), janvier 2022. Concernant ce dernier extrait, il y a plusieurs choses. D’abord un nouveau personnage, Crashtag. Avant la parution du mini-film, il s’est invité sur les réseaux sociaux tel un  troll. C’est-à-dire comme un moyen de détourner un outil de sa fonction principale.

Totalement. Surtout, Pink Noise fait ça sans critiquer : ça ne mène nulle part de dire que c’est bien ou pas, puis c’est le monde dans lequel on vit déjà. C’est le mode d’expression contemporain ! J’aime bien le mot « hasardeux » : les humains font ce qu’ils peuvent, mais l’exhibitionnisme des réseaux, hasardeux et extrêmement maladroit dont sont victimes tous les acteurs de ce grand théâtre numérique, me fait penser à une multitude de Crashtag, qui attendent le moment où ils vont se prendre le mur, et rien d’autre.

Le clip met donc en scène Crashtag. On le voit entrer dans un stade devant un public nombreux, pour prendre part à une course automobile folle. À la fin, comme tous les autres participants – et sans qu’il ne puisse rien faire –, il s’écrase contre ce « grand mur en forme de guillotine et à l’air divin » : les spectateurs jubilent. Est-ce un parallèle avec les notions de voyeurisme et de sensationnalisme qui gangrènent notre époque ?

Crashtag représente la « dernière tendance ». Celle à laquelle le public s’intéresse aussi vite qu’il l’oublie. Mais ce personnage, de par ses particularités physiques – il a un « # » scarifié sur le crâne et des lunettes noires – et sa volonté, souhaite défier les limites des algorithmes qui ont programmé sa mort. S’il y arrive un temps, c’est-à-dire qu’il réussit à éviter de justesse les pièges de ce circuit tueur, l’accident fatal a bien lieu. Le public est en liesse, sauf un enfant robot (la prochaine tendance ?), désolé par ce spectacle. L’histoire dans ce clip tourne donc autour de cette fascination mortifère à regarder nos idoles éphémères littéralement foncer dans un mur. Et au fond, qu’est-ce qui est le plus violent ? La défragmentation de Crashtag dans le mur ou ses supporters qui le poussent à s’anéantir ?

Dans l’un des derniers plans, on voit apparaître le nom « DIRTY PARADISE ». Doit-on s’attendre à un projet 360°, qui soit autant un album qu’un film ?

Bien entendu. Ce « DIRTY PARADISE » englobe tout ça. Dans l’idée, ça sera même une « plateforme Pink Noise ». C’est un terrain de jeu et j’aime bien cette expression : il ne faut jamais oublier qu’un « jeu » est très sérieux. Tu as bien vu comment les Ricains réagissent quand ils parlent du « game ». Dans la culture française, on n’a pas le poids de ce mot-là, de cette idée de risquer de changer d’avis, d’avoir un autre point de vue. Pour ma part, j’adore penser différemment et je suis terrorisé par les certitudes. On cherche à créer du lien et à se transformer. C’est ça le Graal : si quelqu’un me fait devenir une autre version de moi-même, j’ai gagné.

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