Robert Frank est mort ce lundi 9 septembre à l’âge de 94 ans. L’année dernière, il fêtait les 60 ans de la publication de l’un des livres de photo les plus célèbres : Les Américains. En voici un making off, publié précédemment dans le numéro 26 de Gonzaï Magazine.
Garé sur le bord de l’US-65, un petit homme, la trentaine, mal rasé, les yeux bouffis, ayant sérieusement besoin d’un bain, observe dans le rétroviseur un officier de police s’extirper de son véhicule. Dans la découpe des gyrophares colorant cette terne matinée d’automne, le lieutenant R.E Brown, un homme dont les collègues reconnaîtront qu’il aimait frapper les prévenus à coup de ceinturon, fait le tour de la Ford Business coupé qu’il a arrêtée pour voir de plus près ce petit truc qui l’intriguait. Il regarde le chauffeur puis se fige devant le pare-choc, se penche, et tire un grand coup de pied dans la bagnole. Un oiseau à moitié mort se décroche de la grille du radiateur. Robert Frank comprend qu’il a un problème.
L’officier de la police de McGehee, minuscule ville de l’Arkansas, ouvre la portière, flaire le photographe, note sa tignasse bouclée, son air de clodo, son accent étranger et l’odeur d’alcool qui flotte dans l’habitacle. Son passeport est suisse, sa plaque d’immatriculation de New York, il a deux appareils photos de marque allemande à côté de lui, des centaines de pellicules usagées dans le coffre et une bouteille de whisky « étrangère » à portée de main. En plus, il est juif. Nous sommes en 1955 et le lieutenant Brown tire de toutes ces informations la seule des conclusions logiques : ce type est un espion communiste.
Comme les Beatles et Kerouac
Il ne faudrait jamais se fier aux apparences. Voici à quoi tiendra longtemps le quiproquo entre les Américains et Robert Frank. Souvent, ils ont cru qu’il était leur ennemi. Pourtant, depuis qu’il est arrivé dans leur pays en 1947, Robert Frank n’a jamais voulu vivre autre part. Les Américains l’ont imaginé misanthrope. Mais son caractère explosif et son goût pour l’isolement sont les signes d’un être à fleur de peau qui voulait témoigner de leur solitude. Les Américains ont pensé qu’il les haïssait. Et il leur a répondu que parfois, les plus grande preuves d’amour naissaient de la colère. Les Américains, livre pivot pour la photographie de la seconde moitié du XXe siècle, aussi important pour son art que Sur la route le fut pour la littérature, n’est pas le pamphlet d’un rescapé décidé à détruire l’autosuffisance d’une nation à coup de cliché. Non : c’est le miroir tendu par un étranger à un peuple souffrant. Et pour ce faire, Robert Frank a fait ce que la majorité des Américains se refuse : il a visité leur pays.
Qu’il l’adore ce pays… Dès ses premières semaines à New York, c’est le coup de foudre avec cette ville où il aime se mêler à cette foule mouvante, des heures durant. Le New York de 1947 est le point de ralliement de ceux que la violence des gouvernements européens a jetés sur les routes. Une ville dont la dynamique secrète, le mouvement caché, étaient impulsés par la solitude. C’est la solitude qui donnait l’énergie de se jeter dans les rues, les métros, les taxis pour boire, trouver du travail, faire fortune, rencontrer quelqu’un. Et cela plaît à Frank.
Très vite, après avoir travaillé pour les Three Stooges, dont il se délecte du cynisme, il se fait embaucher par Alexey Brodovitch au Harpers Bazaar, qui ne peut que constater ses talents de photographe. La photographie est, depuis qu’un voisin lui en a appris les secrets à Zurich, la langue maternelle de Frank. Pourtant, il ne reste que quelques mois dans le prestigieux magazine. Rapidement, il met les bouts et se contente de suivre son instinct. Il voyage à Londres et Paris, puis en Amérique du Sud, où il n’adresse la parole à personne pendant un mois. Le paradis. Ce caractère aventureux force le respect de ses confrères. Frank n’a pas peur, ni pour sa peau ni des autres, ces étrangers. Peut-être car c’est la peur qui a statufié ses parents quand le nazisme était à leur porte. De ses premières pérégrinations, il façonne un premier livre de ses mains qu’il nomme Black White and Things. Son talent y déborde ; il est remarqué, notamment, par Walker Evans, le plus grand nom de la photographie américaine d’alors. Frank le fréquente, l’admire, puis devient son ami. Avec ces premiers travaux, il tente d’imposer son style au magazine Life, qui le salue, mais le rejette. Idem pour l’agence Magnum, où il n’aurait pas été accepté à cause d’une tache d’œuf sur sa chemise. C’est les périodes de vaches maigres. Evans prend peur que son jeune ami, affamé et dégoûté, ne rentre en Europe. Il le convainc et l’aide à postuler à la bourse de la fondation Guggenheim. À deux, ils écrivent les notes d’intention d’un projet : un grand voyage dans l’ensemble des États-Unis, dont on tirera un livre de photos. Le livre qui fera de Frank le photographe le plus connu de sa génération.
« Donner envie à un lecteur de relire une strophe de poème deux fois de suite. » Voici l’émotion que doivent procurer ses photos.
Image après image
Frank part avec sa femme et ses deux enfants le 4 juillet 1954, jour de la fête nationale, à Jay dans l’État de New York. Ne sachant trop, pour le moment, ce qui constituera son livre, il est attiré par les symboles du pays. Le drapeau étoilé en est le plus évident. Robert se balade au milieu d’un pique-nique organisé pour cette belle journée de juillet. Les enfants font exploser des pétards, certains jouent au ballon, les adultes discutent, les plus vieux regardent les plus jeunes. Il débute sa pellicule comme un père de famille normal, prenant son fils Pablo jouant à cache-cache derrière un arbre ou caressant un chien, à genoux dans l’herbe. Puis, son attention se porte sur un drapeau, suspendu. Il le prend, à l’horizontale d’abord, en format paysage, puis pivote, shoote quelques passants avec des chapeaux de cow-boy sur la tête. Il fait le tour du drapeau pendant qu’un vieux monsieur à casquette l’admire en passant dessous, avant de plonger son regard droit vers l’objectif. Frank tourne alors son appareil : deux petites filles, main dans la main, sautillent avec un ballon dans les bras. Un petit garçon, seul, coincé en bas à gauche du cadre, les poches pleines de boîtes de pétard, ouvre un paquet de bonbons. Il s’appelait James Crowenshield ; il attendra soixante ans pour comprendre que son visage se trouve sur la première photo que Robert Frank prit pour son livre le plus célèbre.
Deux mois plus tard, Frank profite d’un rodéo organisé au Madison Square Garden pour photographier un autre symbole de l’Amérique : les cow-boys. Il travaille son approche, traîne dans les rues qui encadrent la salle puis finit par repérer l’endroit où l’on fait descendre les chevaux des camions. Sur son trottoir, un cow-boy, stetson blanc sur la tête, chemise à carreaux sur les épaules, lui tourne le dos. Il le suit. Ce dernier s’arrête pour discuter avec un ami, la jambe à moitié perchée sur une poubelle. Tous deux se tournent vers le photographe tout en continuant leur conversation. Frank commence à leur tourner autour, prend une femme habillée d’une très belle chemise brodée de rose, puis un cheval blanc. Mais il revient à son premier sujet, désormais adossé à la poubelle, sortant du tabac à rouler de sa poche de chemise. Concentré sur la confection de sa cigarette, les yeux cachés par le rebord de son chapeau, il ne voit pas Frank déclencher l’appareil. Le deuxième symbole a été capturé.
Bien entendu, au moment où il les prend, Robert Frank ignore la qualité des photos qui se cachent dans la chimie des pellicules. Quand son travail sera achevé, deux ans et quatre mois plus tard, il en aura amassé plus de 767 comportant 27 000 photos. Il avance donc « à l’aveugle », donnant libre cours à son instinct et en jouant les transfuges dans cette société américaine qui aime tant que chaque communauté, classe sociale et État restent à leur place. Frank, même s’il ne les connaît pas encore, partage avec les Beat le goût des lieux qui lui sont interdits. C’est pourquoi il se retrouve dans un bal de charité où le port du smoking est obligatoire. Pour l’occasion, Frank change de type de pellicule – intérieur oblige – et capture les belles femmes, les bouteilles de champagne, les verres en cristal et les chandeliers. Puis son attention se porte vers les beautés vieillissantes, les vieux messieurs en nœud papillon blanc et les interactions entre ces deux générations.
Deux mois plus tard, à cheval sur les années 1954 et 1955, il part en train pour un congrès à Washington. Dans le wagon-bar, il s’amuse à cacher son appareil pour capturer quelques confidences partagées entre gros messieurs. Un trio de balourd en costume semble particulièrement lui plaire. Il cherche le cadre, fait dépasser la tête de l’un comme si elle sortait des épaules des deux autres, le tout certainement sans regarder dans le viseur. Une photo de plus.
Après les drapeaux, les politiques, les cow-boys, Robert Frank trouve un nouveau symbole : le jukebox. Vu par le photographe comme le Cheval de Troie permettant à la civilisation américaine de s’infiltrer dans chaque recoin de territoire, il est l’emblème de ce mode de vie où une poignée de pièces d’argent suffit à s’acheter quelques de minutes de bonheur. Le jukebox éduque les enfants, trompe l’ennui, donne une impression de choix à un peuple accro à la radio. Partout où il ira, Frank les photographiera. Qu’il soit squatté par une bande de gamins de 11 ans, dont le plus bouboule allume ses sans filtre sous un perfecto, ou qu’un homme y détaille les titres comme autant d’épisodes de sa vie, les juke-box deviennent un motif des « Américains » avec les voitures, les tombes, les crucifix et les drapeaux. Ces objets, Frank les recherche. C’est pourquoi, à Hoboken dans le New Jersey, il use plusieurs pellicules en prenant des gens regardant aux fenêtres d’un immeuble où flotte un drapeau. Son regard oscille entre la rue, et cette façade, comme s’il sentait qu’une image se cachait ici. Un coup de vent mettra le drapeau devant un visage. Cette photo sera la couverture de son livre.
À l’été 1955, le photographe a, jusqu’à présent, pêché ses images à domicile, en semi-clandestinité. Guggenheim vient de lui signer un chèque de 3 600 $. Il est donc temps de se mettre en mouvement. Il a beau s’amuser en photographiant une bande de travestis noirs de New York, il finit par prendre la route et de se laisser dériver, « comme si j’avais plongé dans l’eau et laissé faire le courant ».
Un bout d’Amérique
Alors qu’il attend une autorisation de Ford pour pouvoir prendre en photo ses chaînes de montage à Détroit, Frank tue le temps avec une prostituée noire qui lui montre les environs. C’est avec elle qu’il se fera arrêter pour la première fois de son voyage. Il passera une nuit en prison puis les flics lui demanderont de nettoyer les couloirs du commissariat à la serpillère. Pour la première fois, Frank connaît la peur. Il comprend que son projet dérange, que loin des capitales, les habitants n’ont pas envie d’être importunés par un étranger. Il envisage d’arrêter, mais se reprend. En repassant par New York, il récupère sa femme qu’il embarque avec lui pour son premier voyage dans le sud-est des USA. Ensemble, ils développent ce rituel qui sera le leur dans chaque ville : arriver, prendre une chambre dans un motel de gare routière, conduire jusqu’à un magasin Woolworths pour commander un coca, puis se rendre dans un cimetière. Une feuille de route qui lui permet, en chemin, d’élargir les sujets qu’il inclura à son livre.
« Si je ne peux pas devenir américain tout ça parce qu’une personne noire a été vue dans ma voiture, la nationalité ne m’intéresse pas. »
À Charleston, en Caroline du Sud, il marche dans la rue en déclenchant son appareil sur les passants. Beaucoup de femmes, leurs enfants dans les bras, le dévisagent. Puis, en tournant la tête vers l’autre côté de la rue, il semble repérer une femme noire, adossée à une vitrine, tenant un bébé blanc dans les bras. Il traverse la route, se débrouille pour se retrouver face au bébé, et déclenche, une seule fois. Le bébé, blanc comme un marbre, le regard dans le vague, au visage étrangement adulte, porte aux lèvres la même moue figée que sa nounou, d’un noir organique, les cheveux emmêlés comme des branches. Puis Frank s’en va, s’intéresse à des ouvriers noirs en train de décharger des poutrelles métalliques.
C’est également lors de ce premier voyage vers le sud que Frank se liera au deuil d’une famille noire en suivant les hommes en canotier jusqu’à la chapelle où est exposé le corps du défunt. Étrangement, ces premières photos du sud ne semblent porter aucun commentaire sur la ségrégation raciale. Elles montrent surtout de la tendresse, des gestes pour se rassurer, des postures que l’on prend pour faire face à la vie. Le commentaire viendra plus tard, lors de son ultime voyage à travers le pays.
Après un retour de deux mois chez lui où il a fait connaissance avec la culture motard – devenue un nouveau mouvement de jeunesse depuis la sortie de L’Équipée sauvage avec Marlon Brando, Frank repart seul à l’automne, descend droit vers la Floride puis passe par la Géorgie pour rattraper le Mississippi. C’est alors qu’il suit le fleuve que la police de l’Arkansas le soupçonne d’espionnage. À l’aide d’un numéro du magazine Fortune où il a publié quelques photos, Frank réussit à empêcher le lieutenant Brown de faire développer toutes ses pellicules. Mais ses empreintes sont tout de même relevées et transférées au FBI. Robert Frank a les boules : avec ces soupçons d’espionnage, il risque de ne jamais obtenir la citoyenneté américaine. Ironiquement, c’est son arrestation à Détroit qui lui vaudra, quelques années plus tard, un interrogatoire approfondi, auquel il répondra : « Si je ne peux pas devenir américain tout ça parce qu’une personne noire a été vue dans ma voiture, la nationalité ne m’intéresse pas. »
Arrivé à La Nouvelle-Orléans, Frank remonte Canal Street pour se perdre dans la foule. Il s’intéresse à des policiers à moto, puis enclenche dans cette marée humaine où absolument aucun regard ne se croise. Il se retourne et prend en photo un trolley qui passe. Penchés aux fenêtres, on distingue merveilleusement les passagers blancs à l’avant et les noirs amassés à l’arrière. Entre les deux classes, une petite fille pleure.
Frank part vers l’ouest et traverse le Texas. Il demande à sa femme de le rejoindre avec les enfants. Un père de famille risque moins d’ennuis avec la police qu’un vagabond solitaire. À Gallup, au Nouveau-Mexique, dans un bar de vrais durs, il prend certaines photos depuis le dessous de sa table. L’ambiance s’épaissit.
Sur la route, ils croisent un camion ayant embouti une voiture. Il prend des photos d’un drap gris, couvert de neige, sous lequel gisent les cadavres des passagers. Un peu plus loin vers l’ouest, il tombe en panne. Il en profite pour prendre le cliché qui clôturera son livre : sa femme et son fils, blottis l’un contre l’autre dans l’habitacle de son auto, à la recherche d’un peu de chaleur. Après avoir traversé Las Vegas où des ambulanciers emmènent un homme gisant sur un parking, ils atteignent Los Angeles où la famille fait une pause de trois mois. Frank se met à développer, coupe les négatifs au ciseau, édite, trie dans sa tête, enserre son sujet. Il ne cherche pas un sens, mais guette une impulsion : celle qui « donne envie à un lecteur de relire une strophe de poème deux fois de suite ». Voici l’émotion que doivent procurer ses photos. Bien qu’à court d’argent, il renvoie femme et enfants à New York et achève ce road trip seul, ou presque, puisqu’il prend deux auto-stoppeurs indiens qu’il laisse conduire jusqu’à la ville de Butte dans le Montana. Il passe par le Nebraska, puis s’arrête à Chicago, avant d’arriver à la maison, en juin. En janvier 1957, Robert Frank fera un dernier voyage à Washington pour le second mandat du président Eisenhower. Il en tirera cette photo, Store Window.
« Qui sont ces gens ? »
Les Américains fut publié sept mois après la sortie de Sur la route de Jack Kerouac, le 15 mai 1958 par Robert Delpire. Moins connu que le roman pour la seule raison qu’en Occident on n’apprend pas à lire une image comme on apprend à déchiffrer les mots, son influence n’en reste pas moins viscérale. Les Américains est un ouvrage qui se lit, de gauche à droite, chaque image dévoilant un peu de l’architecture secrète du monde. Robert Frank l’a construit, très minutieusement dans ce but, choisissant uniquement les photos sur le fil, celles laissant de la place aux sentiments du lecteur. Comme si un auteur, après avoir noirci des dizaines de milliers de feuillets, se mettait a raturer pour ne garder les 84 pages sur lesquelles l’esprit peut se perdre, une vie entière.
« Qui sont ces gens ? » se demanderont certains, quand d’autres voudront savoir ce qui se cachait au-delà du cadre, ce qu’avait leur auteur en tête, si cet homme sur le rebord de la fenêtre avait finalement sauté, si la tête au bout des pieds posés sur ce bureau téléphonait à sa femme ou fumait un cigare, si ce bébé luttant au pied d’un jukebox réussit à monter sur sa couche, ce qui se cachait au bout de cette route ressemblant tant à la voie lactée. Des questions que nous évitons de nous poser le matin en nous regardant dans la glace, en voyant notre lit défait ou en surveillant un téléphone qui reste muet. L’œuvre de Robert Frank ne s’arrêtera pas ici : elle connut bien d’autres sommets. Sa vie, elle fut celle d’un colosse ayant survécut à la mort de ses deux enfants. Réalisé au milieu des années 50, Les Américains de Robert Frank sont éternels, car, au fond, il pose cette question valable depuis Lascaux jusqu’à Space X : sommes-nous vraiment condamnés à vivre seuls ?
Article Publié dans le numéro 26 de Gonzaï
Photos : Robert Frank, tiré de Les Américains (avec l’autorisation des éditions Robert Delpire). Les planches contacts sont en ligne sur le site de la National Gallery of Art.
3 commentaires
A t’l fotographié neil Armstrong sur le pot ?
Comme on dit banalement : Sa vie était un roman.
Il y a eu un docu sur lui qui est passé sur Arte il y a peu.
Dans le genre grand photographe en N/B, il y a William Klein aussi qui pourrait faire l’objet d’un article.
En tout cas merci pour celui-ci.
Queer & Couac! viva america!