Quand les tablettes d’Historiens du futur feront le point sur la musique électronique française des années 2000 et que viendra l’heure d’écrire l’index de ce grand livre débutant par un A comme Anomalie, il est maintenant certain qu’Etienne Jaumet y comblera plusieurs pages vierges. Nouveau chapitre d’une carrière défiant les lois de la gravité, au sens de la prise au sérieux, son nouveau disque solo intitulé « La visite » est surtout un voyage au bout de la nuit… pour que demain ne meurt Jaumet ?

moretti-3-(1-sur-1)La majorité des disques solo de musiciens échappés – pour de mauvaises raisons – de leurs groupes respectifs, souvent n’ont que peu d’intérêt. Il y a les divergences artistiques (un par un, tous les membres des Strokes), l’envie d’une reconnaissance individuelle (tiens, on annonce un « solo » de Guy-Manuel Homem-Christo des Daft Punk pour 2015), voire d’une extension de garantie alors que votre groupe ne vaut plus tripette depuis des lustres (Doherty, Roger Daltrey, Jagger, etc). Dans le cas du plus célèbre binoclard de la France underground, c’est tout de même un peu plus complexe. Et donc, en fait, bien plus simple.

Révélé par le succès international de Zombie Zombie depuis 2008, mais déjà avant ça membre des Married Monk, Etienne Jaumet est ce quarantenaire aux milles vies pour qui la vie semble être un immense agenda dans lequel chaque jour est prétexte à un enregistrement. On le croise partout, sous différentes formes, d’un EP gazeux en collaboration avec Richard Pinhas de Heldon au projet The Big Crunch Theory ou chez Holden, sans oublier la longue liste de remix pour Joakim, Acid Arab ou encore Danton Eeprom. En ligne de mire, un seul objectif : non pas se faire connaître à tout prix, mais simplement se faire entendre au delà des périphériques d’ordinateur.

L’aventure intérieure

La précédente escapade en solo de celui connu comme la moitié de Zombie Zombie remontait jusque là à 2009. A cette époque, « Night Music » creusait déjà ce sillon nocturne et instrumental qui vaudrait au disque – véridique, je l’ai vu – d’être placardé en devanture des boutiques à la mode sur Picadilly Circus quand nombre de ses confrères français peinaient à s’extirper de la hype parisienne – par définition limitée, et surtout éphémère. Si « Night Music » avait un charme indéniable et que son blip robotique trouvera un jour sa place en tant que musique d’attente téléphonique de toutes les PME françaises, ce dernier né pousse le bouchon encore un peu plus loin et la première écoute a de quoi désarçonner.
C’est une première, on se frotte les yeux, mais les meilleurs morceaux de « La visite » sont chantés – première surprise – et plus que ça même, chantés par Jaumet lui-même – on croit entendre Baxter Dury sous hélium sur Metallik Cages et Philippe Katerine en version discoïde sur La visite [1]. Ce dernier, sans doute le meilleur morceau de la dernière cuvée, fait d’ailleurs penser à Ma Rencontre de Burgalat, auquel Jaumet a pensé en l’écrivant. « Mais plus pour son album avec Houellebecq » [« Présence Humaine », 2000]. Dixit.

Cette présence humaine, on la retrouve sur « La visite », on l’entend même, mais pas tous de la même oreille. « C’est marrant que tout le monde se pose la question. Même ma mère doute que ce soit moi qui chante ! ». Le jour de notre propre rencontre, Jaumet s’étonne qu’on soit nombreux à être surpris de cette mutation quand lui, en musicien, ne souhaitait tout simplement pas faire deux fois le même disque. Paroles improvisées en temps réel au moment de l’enregistrement (avec même un morceau où Jaumet s’amuse à lire ce qui est écrit sur son synthétiseur), disque volontairement imparfait où les morceaux ont souvent été écrits en une seule après-midi (« c’est pas très difficile » rajoute Jaumet, sans prétention), « La visite » fait indirectement penser à une vieille interview de Tricky dans un vieux Rock & Folk (pléonasme) où celui-ci avouait rêver de foutre la branlée à Iggy Pop en confiant être capable de créer des chefs d’œuvre en partant de zéro : « donnez moi un studio et une après-midi et je vous écris un album complet » confiait-il alors à un journaliste dont on a oublié le nom.

Dans la musique électronique on est arrivé à un tel niveau de maitrise qu’on utilise les outils informatique comme on joue de la guitare : tout le monde sonne pareil sans chercher à créer un monde intérieur, plus personnel.

ou-suis-je--(1-sur-1)Si l’histoire semble avoir donné tort au fumeur de joints de Massive Attack, elle donne quinze ans plus tard raison au leader de Zombie Zombie : huit titres enregistrés en seulement deux mois, et encore, sans compter les jours fériés ni toutes les dates loin des studios avec Zombie Zombie. « Dans la musique électronique beaucoup de gens passent beaucoup de temps à perfectionner leurs morceaux, parce qu’avec l’outil informatique ils peuvent aller loin dans les détails, pour tout maitriser, conséquence de quoi ils mettent souvent beaucoup de temps à publier leurs morceaux. Moi je voulais faire l’inverse et rechercher la spontanéité dans la création, retrouver l’excitation de la première prise, avec tout ce que la surprise peut contenir d’émotions… et de défauts ». Les défauts, franchement, on les cherche. A l’image d’une peinture crayonnée sans 36 couches de pinceaux sur la même tranche de volet de la petite maison rose sur le bord de la colline, « La visite » de Jaumet est plus impressionnante qu’impressionniste. Plus qu’un tour du propriétaire, c’est surtout la recherche d’une musique simple où cohabiteraient plusieurs ectoplasmes. On entend le clin d’œil inconscient au titre Le voyageur d’Heldon avec Gilles Deleuze, mais aussi les sax free de Sun Ra, les ambiances planantes de Cluster & Eno, et aussi tout un pan de la musique française méconnue des 70’s, parmi lesquels Bernard Szajner. Là, Jaumet me coupe : « Plus que les disques, c’est l’état d’esprit français des années 70-80 qui me fascine ; cette sensation de liberté avec l’impression que tout était possible, que les gens n’avaient qu’à acheter un instrument pour faire un album, sans considérations commerciales ». Celles du disque solo de Jaumet sont évidemment limitées – sauf erreur « La visite » ne fera jamais la Une de Télé 7 jours – n’empêche que.

Vu de l’extérieur

N’empêche que c’est un disque qui compte. D’une parce qu’il échappe aux codifications en vigueur (un tube pour les radios, la gueule de l’artiste plastronnée en gros sur la pochette, un tracklisting trop gras), de deux parce que « La visite » n’est pas un énième concept album pensé avec le QI d’un macaque professionnel des roulements de tambours. Visite de lui-même, le disque, genre penseur de Rodin du clubbing ? Pas vraiment. « C’est tout sauf un voyage intérieur, c’est plus un truc… extra-corporel ! Je me regarde moi-même agir, je suis davantage dans le détachement que dans l’introspection ». En dépit des qualificatifs interdits par la convention de Genève qui entourent les quelques chroniques publiées jusqu’ici – non, « La visite » n’est pas un disque jazzy – l’improvisation qui a permis la naissance de ce disque n’aboutit pas à un résultat déstructuré et inécoutable ; non, c’est simplement un beau disque électronique joué avec les deux mains, à la fois pas trop réfléchi mais bien pensé. Illustré par l’atelier de La Boca (déjà responsable des pochettes de feu DC Recordings), voilà un disque qui avant d’être solo, a la gueule d’une formidable machine à remonter le temps. Et pour reprendre l’expression tirée du célèbre film éponyme de Jean-Marie Poiré : « c’est okay ».

Etienne Jaumet // La visite // Versatile (Modulor)
http://versatilerecords.com/release/etienne-jaumet-la-visite-lp/

[1] Dont les paroles ont été écrites par Flop, ami musicien et vieux compagnon de Jaumet ; preuve qu’en plus d’être intègre Etienne est aussi un ami fidèle qui n’oublie pas ses copains en cours de route.

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