En presque vingt ans, l’homme que l’on connaît surtout pour son travail d’investigation journalistique sur des affaires politico-financières, a aussi publié neuf romans. Le dixième, Dunk, paru aux éditions Julliard, démontre une fois encore qu’être un témoin du réel peut également rimer avec faiseur de fictions. Denis Robert, petit rapporteur, grand journaliste, est surtout passionné par la mémoire.
Lorsqu’en 2007, son éditeur lui demande de donner une suite à Une Ville (paru en 2003), Robert tergiverse. Doit-il récupérer ses personnages en suite immédiate ? Un an après ? Rapidement se dessine le projet d’un roman d’anticipation. Cette suite (qui ne nécessite pas la lecture du premier opus) se déroulera en 2029. Manière d’offrir une ligne d’horizon aux préoccupations qui sont les siennes : un monde dominé par la finance, les avancées technologiques, la quête immuable de la jeunesse éternelle. Intrigué par le progrès galopant de la science du cerveau (si le XXe siècle fut génétique, le XXIe semble destiné à percer les mystères qui résident sous notre crâne), Robert enquête, rencontre des spécialistes, se documente pour mettre à jour une réalité. Le siège de notre conscience quasi localisé, cette spécificité humaine de réflexivité pourrait d’ici peu être greffée (ou téléchargée) vers un autre corps hôte et ainsi perpétuer la mémoire d’un individu indéfiniment.
C’est sur cette découverte que se penche Dunk. Paul Netter, multimilliardaire de 94 ans, guetté par Alzheimer, subventionne depuis des décennies une équipe de scientifiques en vue d’une transplantation de sa mémoire avant son déclin imminent. Le moment est arrivé mais qui dit greffe, dit donneur. L’heureux élu se nomme Steve Moreira, jeune basketteur surdoué, inadapté à l’immoralité rampante qui règne alors (en 2029) dans le milieu du sport. Mafia, magouilles éloignent le jeune homme de sa carrière, le laissant désœuvré face à son avenir. La proposition de Netter tombe alors à propos et Moreira accepte l’expérience.
Qu’est ce que la conscience ? L’âme ? Un procédé électrochimique, répondent les chercheurs, qui peut donc survivre si le corps qui l’abrite perdure. Mais la vieille conscience greffée ne se substitue pas à la conscience hôte, au contraire, les deux s’allient, créant ainsi une méta conscience double, un super héros bénéficiant de la sagesse des ans de l’un (mais aussi de son manque d’éthique) et de l’instinct de révolte de l’autre (et de sa candeur).
Dunk, entre roman et essai, science et métaphysique, est truffé de descriptions neuronales (pas de panique, un des commandements du lecteur est qu’il peut sauter des pages, dont acte), de travaux scientifiques, tout en manœuvrant sa narration dans un univers dont la gémellité au nôtre est confondante. Le Réseau est partout. L’Etat, grâce à une vidéosurveillance effrénée des citoyens, alimente son fichier de renseignements (surnommé Big Eddy). Les crises financières se succèdent sur fond de géopolitique sino-américaine… Robert anticipe même la société de demain. Pas celle d’un monde technologique où les voitures survolent les villes, les clones nous remplacent et les robots font notre boulot. Non. Plutôt celle d’un monde où le capitalisme est devenu sauvage, la presse papier a disparu, le sport se veut l’opium du peuple (« Le sport endort les peuples et enrichit les dominants »), tout ça sous un régime policier qui ne dit pas son nom mais incite à la délation. Ca vous évoque quelque chose ?
Légère translation de 2009, roman édifiant sur le cours que prend la France, Dunk ne laisse rien présager de bon. Rationaliste, donc pessimiste, Robert invite son lecteur à contempler la misère de demain que nous plantons, insouciants, aujourd’hui et dont les méfaits risquent fort d’hanter les décennies à venir.
Photo: A. Brunet
Video: Julien Perrin