Le 16 mai dernier, j’ai assisté à un festival. Un vrai de vrai, il y avait même Idles, Health, Pussy Riot, Citizen et plus ou moins Massive Attack. Pour y aller, j’ai escaladé une montagne, enneigée et sauté dans un puits de plusieurs mètres de profondeur et il n’y avait même pas besoin de gestes barrière puisque le festival était virtuel il se tenait au sein du jeu vidéo Minecraft.

Déjà, ça veut dire quoi, de faire un festival dans un jeu vidéo ? C’est très simple : on se connecte dans un jeu multijoueur, on rejoint d’autres avatars dans un lieu dédié et là on regarde les avatars des musiciens sur scène en profitant de la musique. Comme dans un vrai concert, on peut pogoter, et brailler (mais devant son ordinateur). Étrange ? Sûrement. Ca reste quand même plus intéressant qu’un musicien qui se filme dans son salon avec une ambiance totalement inexistante. Là, au moins, une interaction est possible et l’on dispose d’un espace en trois dimensions dans lequel se projeter.

Bien sûr, le confinement a donné beaucoup de visibilité à ce type de concert, puisqu’il n’y a rien d’autre. Mais pour la petite histoire, le dispositif existe depuis quinze ans grâce au jeu Second Life. Les plus vieux se souviennent sans doute du phénomène qu’a été ce jeu (personnellement, on me l’a raconté, j’avais 12 ans quand tout le monde a commencé à n’en avoir plus rien à faire). C’est un peu le premier réseau social : tout le monde s’y est construit son univers. Même Sarkozy. Et même Jean Lassalle. Arrivé à ce niveau, pourquoi pas de la musique ? Bref, ce paragraphe n’est qu’un prétexte pour partager cette improbable vidéo d’un concert de U2 en 2008. Si leur musique vous met déjà mal à l’aise, imaginez là chantée par un avatar de Bono en pleine vallée dérangeante et avec un balai dans le cul. Puis imaginez que deux ans plus tôt, c’est Duran Duran qui lançait cette mode.

Revenons à nos moutons. Maintenant que Second Life est quelque part en soins palliatifs (même s’il tourne encore), c’est Minecraft qui a pris le relais. Le jeu appartient au genre dit bac à sable : on y fait ce qu’on veut, en minant des ressources pour fabriquer ce qui nous fait envie. On peut même modifier le code du jeu pour créer un serveur avec ses propres règles. Par contre, oubliez toute forme de photoréalisme : tout se construit uniquement à base de gros cubes. Même votre avatar. Forcément, quand on peut faire ce qu’on veut, on finit par faire n’importe quoi, et cela donne en septembre 2018 Coalchella, un festival électronique organisé sur un serveur Minecraft. Ramenant tout de même 2600 joueurs (ce qui n’est pas énorme quand on sait que Minecraft compte plus de 100 millions de joueurs par mois, mais ça reste une belle performance), les organisateurs lancent dans la foulée le premier collectif d’organisation de concerts dans Minecraft, OpenPit. Mine de rien, ils en ont monté trois rien que pendant le confinement, avec de plus en plus de succès. Côté programmation, c’est plus ou moins excitant, avec du American Football, Pussy Riot, ou une soirée réunissant 100 giecs, Charli XCX et Kero Kero Bonito. Mais l’important reste la curiosité que représente ce genre de concert, et le modèle nouveau que cela crée. On parle là d’événements totalement gratuits (du moins pour ceux qui ont acheté le jeu), à portée caritative, et organisée de manière complètement bénévole et amateur. Avouez qu’a minima, c’est touchant comme initiative.

Sinon, il y a aussi des concerts dans Fortnite, le jeu auquel jouent tous les enfants du monde. Mais faut aimer Marshmello et Travis Scott, et les concerts qui tiennent plus de l’attraction Disneyland, je ne suis pas sûr que le lectorat de Gonzaï soit le cœur de cible. Donc enchaînons.

Un festival musical de 4 jours va avoir lieu sur le jeu vidéo ...Minecraft, ton univers impitoyable

Cette longue introduction posée, il faut maintenant se demander : à quoi est-ce que ça ressemble, concrètement ? Et est-ce que c’est intéressant ? Pour ça, reprenons avec ce festival dont je vous parlais. Nommé Block By Block West, il n’est pas organisé par OpenPit, mais par un jeune groupe de post-punk américain, Courier Club. Fans du jeu, ils ont rebondi sur l’annulation des concerts en proposant cette alternative. Ils invitent de nombreux groupes, certains totalement inconnus, d’autres bien plus, donnant au final une affiche assez solide. La date est d’abord fixée au 25 avril à 21h en France (15h chez les organisateurs).

Le modèle rappelle OpenPit : l’accès est gratuit, tout est bénévole et on peut faire des dons en faveur d’un fonds d’aide pour les gens touchés par le coronavirus. Je m’y rends, j’achète même le jeu pour l’occasion (journalisme total), je suis scrupuleusement le tuto vidéo créé par le groupe… et je me retrouve déconnecté au bout de quelques secondes.

Je me rends alors sur le Discord du festival (une plateforme de communication pensée pour les joueurs), et il apparaît que le groupe n’avait pas du tout anticipé l’afflux de spectateurs. Seuls quelques personnes peuvent se connecter, laissant la majorité aux portes du festival. Je me rabats donc sur la diffusion en direct sur Twitch, et tente de suivre. Mais déjà que suivre un concert en vidéo n’est pas toujours passionnant, ici les faibles moyens font qu’on a qu’une caméra fixe face à la scène, une salle quasi vide (forcément) et des graphismes douteux.

Qu’importe, Massive Attack arrive et propose un DJ set étrange (comme d’habitude quoi) à base de punk russe, titres de Suicide et de Bauhaus et qui ne dure que 15 minutes. Après ça, je me ballade entre les vidéos de chaque scène, remarquant que la musique est assez variée. Je fuis le Discord, où la communauté française en particulier confirme que le monde du jeu vidéo est beaucoup trop toxique («MDR, on va poster plein de croix gammées sur le chat et gueuler le N word en vocal pour voir s’il y a une modération », encore un bel exemple de maturité). D’autant que cela fait une demi-heure que la musique a commencé et personne ne peut se connecter. La frustration monte. Et finalement, à 22h, c’est le crash : les trois scènes s’interrompent coup sur coup, et le festival est finalement reporté au 16 mai.

Nevermind the blocks

Entre temps, les organisateurs ne perdent pas de temps. Première chose : s’associer avec Digital Ocean, entreprise spécialisée dans la gestion de serveurs. Ça semble malin. Second changement : améliorer les scènes, et le décor. En traînant sur le Discord en amont, je vois que des délires se sont montés, comme une admiration d’un certain Stove (un four, donc), qui est en fait le pseudo d’un des développeurs du serveur chargé de communiquer les annonces autour du festival. Il y a aussi une section dédiée à l’adoration des patates, et là je suis perdu.

Bref, cette fois, le festival ouvre (quasiment) à l’heure, je me connecte et d’emblée les décors sont tellement grands que je galère à trouver la salle. Pour rejoindre la seconde scène, notamment, j’escalade une montagne enneigée pendant plusieurs minutes, avant de finalement voir une grande maison en bois au loin. Tant bien que mal, je m’approche, et dois marcher au bord d’un précipice pour faire le tour du bâtiment et enfin trouver l’entrée. Bien sûr, c’est une fois arrivé que je me rends compte qu’il fallait aller tout droit à partir du point de départ. Je me retrouve ensuite dans la zone de merchandising, où cliquer sur un produit ouvre directement une page web pour faire son achat.

Je découvre aussi une salle d’expo, avec des œuvres en pixel art et une zone de parkour pour ceux voulant s’amuser. Je ne m’y risque pas, préférant reprendre mes habitudes de concert physique : campé face à la scène en attendant le show. Je vois qu’ils ont même pris la peine de fabriquer des instruments virtuels, c’est vraiment construit comme une vraie salle. Mais avec en même temps un esprit de démesure, puisqu’il n’y a aucune limite de budget ou de matériaux.

Block Buster

Il est (enfin) temps que je vous décrive la teneur de ce genre de concert. Déjà, malgré tout ce qu’il est possible d’y faire, Minecraft ne permet pas de diffuser du son en direct. Pour entendre les concerts, il faut se connecter à YouTube ou Twitch en parallèle du jeu. Ma connexion n’étant pas idéale, je me suis demandé toute la soirée s’il n’y avait pas un délai entre l’image et le son, et si je n’étais pas en décalé par rapport aux autres spectateurs. D’autant que ceux-ci viennent a priori du monde entier, des États-Unis à la Russie, ce qui veut dire des vitesses de connexion variables. Mais surtout, l’aspect live du festival est tout relatif : en réalité, ce sont des sets pré-enregistrés. Idles ne se sont pas emmerdés, ils ont diffusé des extraits de leur concert au Bataclan de décembre 2018 (qui a donné un album live un an plus tard). Concert auquel j’étais présent… C’était assez étrange, mais au fond pas idiot : entre un vrai live, où les musiciens se sont donnés à fond, et un set enregistré seul chez soi pour l’occasion, il faut bien admettre que le premier a bien plus de pêche.

I D L E S on Twitter: "Join us this Saturday, April 25th from 3PM ...Mais le festival avait un autre gros problème, et ça concerne encore les serveurs. Ok, cette fois, il n’y a pas eu de crash. Mais pour les éviter, le public était réparti dans plusieurs serveurs, pour éviter la surcharge. Chaque scène était en réalité dupliquée plusieurs fois, avec à chaque fois un nombre limité de personnes. Trop limité. Bien souvent, une dizaine de personnes occupaient une salle aux trois quarts vide. Autant dire que l’ambiance n’était pas folle. Heureusement, le problème a été progressivement réglé, en créant parallèlement une situation assez absurde : petit à petit les serveurs devenaient de plus en plus vides, au profit d’un seul assez rempli. Si on arrivait dans la mauvaise version du concert, il fallait se déconnecter puis se reconnecter et répéter l’opération jusqu’à enfin réussir à trouver la fête. Ça me rappelle ces concerts perdus dans la campagne où tu passes trois fois par la même route avant d’enfin trouver le petit chemin qui mène à la salle.

My body is a cube

Une fois passée cette étape laborieuse, et bien il faut bien admettre que c’est assez fun. Dès que la foule est assez grande, sauter n’importe comment et frapper au hasard a un charme chaotique assez similaire à celui des concerts. Même si là, frapper ne cause aucun dégât, chacun juge si c’est une amélioration ou non. Il faut faire un petit effort d’imagination, mais on se laisse facilement embarquer dans l’expérience. Pour renforcer cet aspect chaotique (qui est quand même ce qu’on cherche), chaque fin de morceau est ponctuée par une explosion de confettis, cœurs ou quoi que ce soit au-dessus du public. À ce moment, ce dernier manifeste sa joie non pas en applaudissant, mais en écrivant de manière plus ou moins intelligible dans le chat écrit du jeu. Et c’est bien le public qui fait toute l’animation : sur scène, les instruments restent immobiles, on voit juste les avatars des musiciens qui bougent tant bien que mal. Je concentre donc mon attention sur la fosse, où on saute, se mélange, se fusionne dans un grand tout. Et ça, c’est beau.

Les sets s’enchaînent, je passe d’une scène à l’autre en cherchant chaque fois le bon serveur. Le set electro de Dana Dentata me convainc qu’un concert électronique peut réussir à avoir bien plus de pêche qu’un set acoustique enregistré chez soi avec une résonance dégueulasse. Mais mon meilleur concert est celui de Health, groupe de rock indus qui m’était alors inconnu. Là, enfin, les soucis techniques achevaient d’être réglés (après quasiment deux heures) et j’ai pu m’amuser sans me poser de questions. Et oui, je confirme, à ce moment là, ça marche. Pas de manière aussi intense qu’un concert. Mais ça marche.

Auparavant, j’avais tenté de profiter du pass VIP du festival. En échange d’un don de 15$ (pour la charité covidienne, je rappelle), je pouvais notamment rejoindre des « tentes » backstage, qui étaient en fait des canaux privés sur Discord. Sur l’un d’entre eux, je vais écouter ce que se disent les bassiste et batteur de Idles. Mais comme j’ai encore eu un souci technique, je ne suis arrivé qu’à la fin de l’échange. Apparemment, on pouvait leur poser des questions. Tant pis.

Block to the future

Il est donc 23h30, et je vois que les seuls autres groupes que je connais ne passent que dans plusieurs heures. Comme je n’ai aucune motivation pour me coucher à 4 heures du matin en risquant d’autres soucis techniques, je me rends à mon dernier set, celui des organisateurs, Courier Club. Forcément, tout le monde veut aller les féliciter et je suis expulsé deux fois du serveur avant d’enfin atteindre la scène. Bien sûr, au bout de deux minutes de musique, le son a une nouvelle panne. La guigne jusqu’au bout. Mais le son finit par revenir, révélant une musique de très bonne facture, idéale pour ce genre d’événement. Pas trop raffiné, efficace et même assez élégant.

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Tout s’achève dans une explosion de pixels, je quitte le jeu, ferme la fenêtre de Twitch qui me permettait d’entendre la musique et retrouve une activité normale (à savoir glander sur les réseaux sociaux). Et je me dis que tout ça était assez étrange.

Faisons le bilan : j’ai vécu beaucoup de galères pour un peu de plaisir pendant des sets de 15 ou 20 minutes. Et en même temps, une expérience conviviale, avec un vrai côté amateur, le tout pour la bonne cause. En fait, pour être juste avec ce festival, il ne faudrait pas le comparer avec un Rock En Seine, mais bien avec ce petit festival bis rural que personne ne connaît et qui arrive à peine à ramener 500 personnes, organisé par quatre ou cinq bénévoles passionnés, avec plein de soucis techniques et un son pas terrible. Et maintenant, il faut imaginer que ce festival ait réussi à aligner Idles, Pussy Riot et quasiment Massive Attack. Ouais, c’était ça le Block By Block West. Et j’y ai survécu.

Les rediffusions complètes sont disponibles sur YouTube (sauf celle de la première scène, sans doute un problème de droits d’auteur).

 

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