Il fait 40 degrés, la môme hurle et on est cul à cul sur l’autoroute du Soleil. Il ne me reste évidemment que quelques minutes à vivre. Une voix suave : « On nous signale des débris de pneus au km 244 près de la sortie Montélimar sud, soyez vigilants, l’autoroute est saturée sur 40 km, patience, bonne route, la sécurité c’est la vie et à bientôt pour un nouveau flash info… » Je suis une boule d’angoisse sur le point d’exploser. Je veux ouvrir la porte, grimper sur le capot bouillant des bagnoles et m’enfuir, nu, à travers les champs de blé.
La transhumance estivale ne fait pas du bien à mon amour fragile de l’humanité, vous l’aurez compris, pas besoin de développer. Été, solipsisme à l’épreuve des balles, corps-à-corps adipeux, foules sentimentales, mauvais goût au zénith…
Août 2011. Les panneaux jaunes téléguidant le naturiste jusqu’à son camp se profilent comme la fin du calvaire. La circulation reste dense, comme si tout le monde avait subitement décidé d’enlever le bas. Après un ultime rond-point, quelques lettres blanches sur de faux rochers annoncent ma destination finale. Me voici au camp. J’exhibe un sésame de plastique – une carte de résident – qu’une connaissance m’a remis, et les barrières du péage – encore un – s’ouvrent. La route se poursuit, encore quelques rond-points qui délimitent les quartiers de cette petite ville de 40 000 habitants en été : Heliopolis, Port-Nature, Helio-Village Natura ou encore Port-Soleil. Sans oublier l’immense camping Oltra. Des voitures en abondance, pas mal de grosses cylindrées. Je trouve une place un peu excentrée et entre par l’arrière du camp, un endroit calme. Le long d’une allée déserte, j’aperçois par une porte grande ouverte le cul rougeot d’un vieux devant sa cuisinière. La villa que je dois occuper se trouve dans le coin le plus calme du camp, à 200 mètres de la plage. Depuis la grande terrasse du premier étage, une vue intéressante chez les voisins et sur les allées stratégiques de mon quartier. Et, surtout, un accès à la mer discret : je n’oublie pas que je suis un novice.
Le naturisme est-il une philosophie ? Une religion ?
Quoiqu’il en soit, je suis accueilli par les dix commandements du lieu. Je vous permets de lire entre parenthèses mes ébauches de réflexions – gênées par la forte chaleur – lors de la première lecture :
Tu respecteras la nudité de ton prochain. (Comment ?)
Tu feras tienne la devise : « Un esprit sain dans un corps sain. » (Pourquoi ?)
Tu ne confondras pas naturisme et exhibitionnisme. (Mmmmh…)
Tu ne confondras pas davantage naturisme et moralisme. (Errrr…)
Tu ne montreras pas ce que tu ne voudrais pas que l’on montre à tes proches. (Pardon ?)
Tu n’oublieras jamais que dans le mot « naturisme », il y a « nature ». (Certes)
Tu apprendras à apprivoiser le soleil pour qu’il épargne ta peau. (Bien sûr)
Tu sauras cependant qu’il est plus facile d’apprivoiser sa peau pour que le soleil l’épargne. (Ah bon ?)
Tu te garderas d’avoir un regard qui puisse déshabiller un être nu. (Plaît-il ?)
Tu n’oublieras pas les neuf premiers commandements. (Ah ah !)
La tête bien pleine, il est temps de faire ma première sortie. Epuisé, je décide d’aller dans l’eau. Je choisis un joli pagne bleu et blanc avec des motifs vaguement exotiques emprunté à Belle-Maman. Je le noue délicatement mais fermement, pour qu’il ne se casse pas la gueule au premier déhanchement. Je me faufile vers la digue et m’installe au plus près de l’eau pour ne pas avoir à traverser 100 mètres de plage à poil avant de barboter. Les débutants sont décidément timides. Enfin, assis sur ma serviette, d’un coup sec du poignet j’arrache mon pagne. Je fais prestement volte-face et m’allonge prudemment sur le ventre pour garder, quelques instants encore, une petite parcelle de mon intimité. Je ferme les yeux. Je sens le vent tiède caresser délicatement mon postérieur. Je kiffe.
Après quelques instants d’extase, je jette un œil autour de moi. À ma droite, si proche que je pourrais la toucher – je sursaute d’ailleurs un peu sans doute – une forme insolite évoquant un couple de gastéropodes languissamment échoué et séché par le soleil. Je me rappelle soudain du premier commandement et détourne le regard. Après une longue réflexion, je me mets sur mon séant. Devant moi, à trois pas, de l’eau jusqu’aux chevilles, une jeune fille – 15, 16 ans – joue au tennis avec son père. Elle est grande, belle, sa peau de satin et ses seins de bakélite. Je pense à une scène au ralenti d’OSS 117, puis au neuvième commandement. Je décide l’aller nager.
La plage du Cap n’est pas commune.
Il faut marcher plus de 200 mètres pour avoir de l’eau jusqu’à la taille. De plus, elle est irriguée de courants froids qui abaissent sa température à 16 degrés, même en plein été. Le premier retour face à la plage bondée est alors un grand moment de solitude pour le novice qui se croit scruté en permanence. Je remets la marche le long de la plage à un autre jour. D’abord, explorer la ville.
Même s’il y a une Poste, un marchand de journaux, des supérettes et quelques boulangeries, la ville naturiste du Cap d’Agde est surtout une collection sans âme de boutiques coquines, de restaurants, de bars et de clubs (gays, échangistes, BDSM). Rayon lingerie, tissus très légers – transparents et symboliques – sont évidemment de mise, mais je m’attarde devant les uniformes de légionnaires en cuir, de curieux habits de cordes, des fouets et autres accessoires coquins. Nul besoin toutefois de faire les boutiques, mieux vaut s’asseoir à la terrasse d’un bar après le coucher du soleil et attendre patiemment le défilé vespéral. Difficile de s’ennuyer.
La journée, la plupart des habitants se promènent nus. Sur la plage, la nudité est obligatoire. Les « textiles » – par glissement métonymique le terme désigne ici tout porteur de maillot de bain – sont bannis. J’ai néanmoins remarqué de nombreux jeunes habillés et en bandes, manifestement venus pour mater. Ce qui déplaît fortement : « Dans certains coins, on les coince et on les fout à poil », me confie un résident. C’est peut-être pour cela qu’ils ne viennent pas seuls… En dehors de la plage, il y a deux écoles. Ceux qui sont nus partout et tout le temps. Et ceux qui estiment que laisser traîner des boulettes dans les bacs à légumes du supermarché ou se relever les fesses striées par les chaises en osier n’est ni hygiénique, ni esthétique, optent pour le pagne. Il va sans dire que pendant mon bref séjour, je me suis rangé dans la deuxième catégorie. Reste l’irréductible Allemand (ou Néerlandais), nu à l’exception de ses sandales-socquettes et d’une banane ou d’un sac à dos. Les vêtements, pour leurs poches, c’est quand même super pratique.
Contrairement à ce que peut penser le nouveau venu, personne ne mate pendant la journée. Ou alors en loucedé, comme ailleurs. Les vieux pratiquants peuvent se fondre dans le délicieux confort de l’anonymat. Le patron, le friqué – et il y en a beaucoup – est comme l’ouvrier. Utopie égalitaire. A dick is just another dick. A fuck is just another fuck. Utopie consumériste. Sauf que moi, jeune freluquet, je ne m’en lasse pas. Je ne regarde pas vraiment les femmes – qui offrent relativement moins de distraction – mais l’appendice des hommes, d’une variété sidérante. Au Cap, la vie est une chanson de Pierre Perret, les anneaux et les piercings en plus.
Le soir venu, les enfants — déjà peu nombreux — deviennent invisibles.
On entre alors dans une dimension particulière dans laquelle le mot « ridicule » n’a plus de sens et où « vulgaire » fait figure de valeur cardinale. Au diable les dix commandements. Je m’installe au bar dit « des filles » car les patronnes sont deux nanas à allonger un routier d’un coup de rein. Je commande une piscine de champagne pour me mettre en train. Le serveur gay est très en verve et on papote de tout et de rien. Je suis très fan de son pantalon de cuir qui découvre entièrement son derrière. Il me conseille d’aller à l’Éros Café. Il doit être près de minuit et il y a beaucoup de monde. Je fais la queue. Le videur m’indique que je ne peux pas entrer parce que je suis en tongues. À côté de moi, il fait entrer des filles à moitié nues mais en talons hauts. Ok. Il y a des règles. Ok. Sex & chic. Dix minutes plus tard je suis dans la boîte avec mes Repetto blanches du plus bel effet. Je commande un screwdriver. C’est une soirée pole-dance organisée par une chaîne de TV libertine dont le nom m’échappe. Pole-dance classique, parfois assez acrobatique, les culottes en moins. Des couples entourent les danseuses et matent au plus près. Je jette un œil à droite. Mon voisin se fait tailler une pipe. Ça excite les deux couples devant moi. Ils commencent à se tortiller avant d’échanger leurs nanas. Il fait une chaleur suffocante. Je change de bar.
Un peu plus loin sous les coursives, je suis attiré par des vivas d’encouragement. Je me faufile et me retrouve devant un comptoir sur lequel une femme à quatre pattes se fait fouetter l’arrière train. Plus fort, plus fort mon canard ! On rigole bien. Je finis la soirée à La Palmeraie, club non-conformiste. Après discussion avec un légionnaire, je refuse d’aller danser en cage avec lui, malgré ses mots doux – « Non mec pas ce soir, j’suis fatigué t’sais. » Je regarde un peu les gens danser. J’aperçois une jeune fille habillée en infirmière qui se trémousse. Je me retourne pour commander un Cuba libre. Retour sur la piste. Ma petite infirmière s’est faite embrocher par un vieux libidineux qui ahane violemment. Elle, penchée en avant, semble compter les lattes du plancher. L’étreinte dure moins d’une minute. Papy se dégage. Il a du mal à reprendre son souffle. Je pense qu’il va crever. Je décide qu’il est l’heure d’aller se coucher. En chemin, je croise une dominatrice qui tient son homme en laisse. Un passant m’aborde, il veut me lécher les pieds. Une autre fois. Au loin, les cars de CRS patrouillent.
Retour à la plage. Il est 11 heures.
Il y a encore peu de monde. Je m’accorde une petite marche au bord de l’eau. Arrivé à la digue, je l’escalade. A 50 mètres, de l’autre côté, une autre digue, et une plage textile. On me regarde. Deux mondes se font face. Dans les rochers, un petit vieux ramasse des crustacés. J’entame la conversation. Il fréquente les lieux depuis une trentaine d’années. « Ça a toujours été coquin ici, tu sais… Alors les naturistes qui se plaignent que l’endroit devienne la capitale européenne du sexe, ça me fait sourire. Bon, je te l’accorde, il peut y avoir quelques nuisances… » Parfois, il essaie de la jouer sérieux. Mais il finit par me raconter son érotomanie et les scène de zoophilie dont il a été témoin un peu plus loin, à La Baie des Cochons. « Les gens viennent chercher des sensations fortes ici. Ils cassent tous les tabous. Quand ils repartent, certains ne savent même plus comment ils s’appellent. » La Baie des Cochons. J’ai déjà entendu parler de l’endroit. Je le croyais mythique, mais en faisant un tour de bateau en fin de journée, on le repère facilement : les lieux se vident rapidement et une bande de 100 mètres de plage ressemble à une artère surpeuplée de Mumbaï. Étonnant, vu du large. Je décide d’aller y faire un tour.
Je passe devant Le Glamour, la grande boîte chic du bord de mer, dans laquelle, paraît-il, Gainsbourg et d’autres vedettes françaises venaient s’oublier. La soirée mousse qui a lieu tous les après-midis touche à sa fin. J’essaierai en vain d’y aller le lendemain : trop de vent, la mousse s’envole… La plage s’est soudainement vidée. Il n’est que 17 heures. Je marche ainsi pendant à peu près 500 mètres. Plus loin, la plage est bondée. Le rendez-vous est couru. Une grande partouze à ciel ouvert. Des couples se forment et font l’amour à même le sable. Certains solitaires se triturent la nouille distraitement en matant tout cela d’un œil indifférent. Soudain, un attroupement se forme. Ça court dans tous les sens. Ils sont au moins 200. Je n’arrive pas à voir ce qu’ils regardent. Je décide de monter sur la dune, mais je ne vois pas mieux. Vaguement mal à l’aise, je décide de rentrer par les dunes. Le coin a l’air bucolique.
En quelques secondes, je me retrouve seul.
Les dunes étouffent les bruits de la plage. L’atmosphère est lourde, le temps semble avoir ralenti. J’entends un bruit, semblable à celui d’un maître appelant son chat. Je réalise que le bruit m’est destiné. Un gros félin, la queue pendante, est allongé sur un mur en ruine, une sorte de sculpture antique, mais bien vivante. Trop. Il renouvelle son appel. J’aperçois un autre mec un peu plus loin, qui me reluque, puis un autre. Je suis dans un traquenard. Je fais semblant de chercher quelqu’un du regard, je hèle même une fois mon ami imaginaire tout en reculant vers la plage. Les félins battent en retraite. J’ai eu chaud. « Faut jamais aller derrière les dunes, me dira plus tard un habitant, jamais ! En plus c’est une réserve naturelle ». Je n’en saurai pas plus.
Je passe ma dernière soirée dans un boui-boui plus tranquille. Il y a un navigateur solitaire qui veut traverser l’Atlantique et que je finis par appeler papa plus tard dans la soirée, il y a une ancienne gloire de la planche à voile, une vieille baronne néerlandaise aux seins siliconés et la réincarnation de Charles Bukowski qui nous chante My way d’une voix déchirée par le whisky. Je repense distraitement à l’aspect politico-économique de mon expérience. Le libre-échangisme dans sa lexis me fait plutôt penser à Friedman, mais l’ambiance partouze évoque Marx, le tout relevant plus de l’anarchisme de droite. Satisfait d’avoir réconcilié les contraires, je reprends un whisky avec Bukowski.
1 commentaire
La réserve naturelle, ah ! Ca me donne envie de relire Les Particules, ton truc. C’est marrant, c’est quoi le déclic qui t’a fait te rappeler de tes vacances de 2008? En tout cas, si t’en as d’autres tout aussi croustillantes, faut absolument que tu nous les comptes par le menu!