Planqué quelque part dans une villa en bord de mer, un jeune producteur français façonne actuellement l’une des plus belles promesses faite à la musique électronique. Problème : trop peu de monde le sait encore. Nous avons donc essayé de le suivre, ce qui n’est pas chose gagnée, pour en arriver à la seule conclusion qui vaille : ce mec vient d’ailleurs.

Vue de l’extérieur, la musique électronique française en 2017, c’est quoi ? Oh la question… Voyons un peu : sont-ce tous ceux qui continuent de faire fructifier un célèbre jackpot, ce « big bang » bleu blanc rouge dont l’onde de choc a su traverser les océans ? Ou bien : s’agit-il désormais de ceux qui reprennent à leur compte, et avec succès depuis quelques années, les codes du clubbing techno européen à Paris ? Ou encore : peut-on déjà parler de cette nouvelle génération de producteurs, élèves précoces et bien appliqués qui rassemblent des milliers de gamins dans les festivals, espérant peut-être un jour tenir le rôle de nouvelle caution cool pour le gotha de la variété US ? Réponse alambiquée : la musique électronique française aujourd’hui… c’est peut-être un peu tout ça à la fois. Mais la vraie question n’est pas là.

En vingt ans, depuis Daft Punk donc, beaucoup de choses ont changé. La French touch a fait son temps et son œuvre : il n’y a désormais plus aucun complexe à avoir. Le progrès technologique aidant, faire de la musique chez soi est toujours (et sans cesse) appelé à devenir de plus en plus simple : seuls les plus valeureux se distingueront dans les années qui viennent. Quant à Internet, qui a quand même bouleversé la donne, il permet évidemment à chacun de se faire entendre en un seul clic. Partant de ces postulats divers, la musique électronique – tout court – n’a aujourd’hui plus d’attaches : elle peut surgir de n’importe où. Elle est la bande-son d’une civilisation qui n’a pas oublié Chicago, Detroit, Berlin, Londres, Sheffield, Amsterdam ou Barcelone, mais qui s’émancipe dans le fatras vertigineux de la mondialisation. Alors ? Les nouveaux outsiders se trouvent peut-être au coin de la rue… ou à mille kilomètres de là. On les pense isolés dans leur coin ? Ils ont leurs réseaux, ils échangent, finissent par se retrouver. C’est une internationale vagabonde. Tout ça pour dire une chose : notre précieux « Label rouge »,  on s’en cogne. Il ne s’agit aujourd’hui plus de « sonner français », c’est une quête obsolète.

French touch, 20 ans après

Vue de l’intérieur, et de cette rédaction notamment, la musique électronique en France… c’est une autre histoire. Qui s’écrit naturellement à la marge, et généralement avec une esthétique trop singulière pour appâter cette masse informe qui consomme béatement en fonction de l’humeur et des vogues. Soyons clairs : les artistes électro français qui partagent avec nous un certain état d’esprit – empreint de pop-culture, d’érudition rock, de résistance par le Do It Yourself – ne sont pas si nombreux. Au-delà des grands anciens, piliers de la musique synthétique des 70’s régulièrement cités dans ces colonnes, ils se divisent souvent ici entre inclassables talentueux (Étienne Jaumet, Joakim, I:Cube, Rubin Steiner…) et francs-tireurs tout droit sortis des catacombes (Ivan Smagghe, Tim Paris, Vox Low, La Mverte…). Bonne pioche : Abstraxion, notre sujet du jour, se trouve précisément à la croisée de ces deux catégories. Il ne fait ni franchement de la techno, ni franchement de la house, ni franchement de l’électronica, mais il a trouvé son chemin au beau milieu de ces courants, un chemin bordé d’arbres aux ombres imposantes, rocailleux, tortueux, minéral, où la lumière ne filtre que pour laisser apparaître ce qui fourmille dans la brume.

Harold Boué, alias Abstraxion, est français. C’est une chance. On peut aussi le dire autrement : on s’en branle. L’écoute de son nouvel album ne trahit rien de ses origines – le mec s’est tout bonnement construit son propre monde. D’ailleurs, et afin de se débarrasser de ça une bonne fois pour toutes, lâchons d’emblée le morceau : Abstraxion est… marseillais. C’est une chance, mais là aussi on peut le dire autrement : on s’en carre. Ce que vous trouverez dans sa musique, c’est le bonhomme, une sensibilité – pas un environnement. Non mais sans blague.

En ce début d’année 2017, Abstraxion semblerait presque (on a bien dit presque) surgir de nulle part. La récente sortie de son deuxième album n’a pas rencontré beaucoup d’écho dans la presse généraliste ou spécialisée hexagonale. Et dans sa propre ville, où il réside depuis une bonne vingtaine d’années, le jeune trentenaire commence à peine à recueillir les lauriers d’un travail pourtant entamé il y a dix ans de cela. Seulement voilà : Harold Boué, plutôt du genre discret (en dépit de son talent manifeste), n’a pas attendu que l’on s’intéresse à lui pour faire « dans son coin » ce qu’il avait de toute façon à faire. En l’occurrence : produire de la musique, se coller aux platines, piloter un label indé (Biologic Records – qui vient de fêter ses dix ans) et surtout… se trouver une famille d’adoption. Une famille artistique s’entend, avec qui pouvoir entrer en résonance, échanger autour d’esthétiques proches.

Tout comme Danton Eeprom, autre Marseillais à avoir explosé précédemment à l’international, Abstraxion s’est pendant quelques temps délocalisé à Londres, épicentre historique d’un clubbing social et décomplexé. Il y a reçu le soutien de quelques-uns des pontes de l’électro underground (Erol Alkan, Ivan Smagghe, Caribou, ce genre), chacun d’entre eux opérant, d’une manière ou d’une autre, un pont entre clubbing pointu et culture indie-rock. Autrement dit : quelque chose de bancal, à cheval, qui refuse de choisir son camp mais s’exprime avec une singularité forte. Pas de hasard… À côté de ça, Abstraxion a aussi pas mal voyagé pour provoquer des rencontres, nouer des amitiés, trouver les bons partenaires de route. Biologic, son label, est cogéré avec le producteur et DJ belge DC Salas. La petite structure indé n’est donc pas ancrée dans un territoire, mais sur un axe. Et cette absence de frontières dit beaucoup de choses : sur l’intéressé, mais aussi sur le devenir de la scène électronique.

Comment s’éclipser completely

En 2013, Abstraxion réussissait le tour de force de sortir son premier album, « Break Of Lights », sur trois labels simultanément. Sur le sien, bien sûr, mais aussi sur ceux des têtes chercheuses new-yorkaises Justin Miller (ex-DFA) et Nicolas Jaar (pour qui il a fait quelques premières parties) : les labels HAKT et Other People. On n’a jamais trop su comment il a pu réussir son coup, mais s’il y a une chose de sûre, c’est qu’il est allé taper à leur porte. Encore faut-il que l’on vous ouvre… Il faut donc croire que son album était suffisamment solide pour qu’on lui offre une chance de rencontrer un écho, si ce n’est aux États-Unis, du moins dans les milieux arty de New York (il fut notamment l’invité de Tim Sweeney dans sa très courue émission de radio, Beats In Space). En la matière, tout était déjà là : loin de ses premiers maxis purement techno (dont certains furent publiés par une subdivision électronique de Pias en 2011), le garçon se laissait enfin aller à dévoiler son « moi profond », certes partagé entre une culture ouvertement club et une lecture plus contemplative des fondamentaux, mais tout entier empreint d’une sensibilité telle que l’on en voit rarement dans ce registre. Son touché assez rêche (il bricole lui-même ses synthés à partir de différents modules analogiques) se mariait déjà bien à des tonalités souvent mélancoliques, et telle fut donc sa porte d’entrée dans les hautes sphères de la musique électronique underground : un album ficelé comme s’il cherchait la lumière auprès de quelque astre sombre… Parabole : une éclipse. Quoi donc, qui ça ? Un soleil caché. Par définition, celui-ci ne le reste jamais très longtemps.

À partir de là, Abstraxion n’a pas dévié de sa ligne : continuer à travailler avec des gens aux expressions artistiques synchrones, généralement venus d’horizons très divers… Quitte à aller les chercher là où ils se trouvent. En Allemagne par exemple, d’où sont originaires la vidéaste attitrée du « live » audiovisuel qu’il propose actuellement, mais aussi les réalisateurs émérites de ses derniers clips. Réduire les distances (géographiques) afin de favoriser le geste (artistique) n’exclut pour autant pas de s’inscrire dans un territoire local : depuis bientôt deux ans, Harold s’est vu confier la programmation d’une série de soirées bimestrielles à Marseille – au Cabaret Aléatoire. Avec quelques amis vidéastes et graphistes regroupés sous l’emblème du Laboratoire des Possibles, il a pu inviter, dans cette salle emblématique de la Friche Belle de Mai, des DJ qui ne s’y étaient jamais produits jusqu’alors (John Talabot, Levon Vincent, Axel Boman, Tama Sumo… Pour ceux qui savent : du beau monde).

En décembre dernier, le collectif berlinois Ostgut Ton (soit les tauliers du club Berghain que l’on ne présente plus) validait par sa rare présence dans le sud de la France une proposition qui, à son image, vise à abattre les cloisons qui peuvent encore subsister, dans notre beau pays, entre les publics. Des soirées pointues ? Oui, mais avec une politique tarifaire accessible et une volonté affichée de se caler sur le modèle d’émancipation que représente la faune berlinoise. Truc de dingue : toutes les soirées ont fait le plein (sur une jauge « club » de 500 personnes environ), ce qui permet aujourd’hui au collectif d’avoir une lisibilité de six mois sur sa programmation. Une petite réussite qui s’explique aussi par l’accent mis sur la convivialité – le collectif est aux petits soins pour les clubbers et Harold accueille les musiciens chez lui aussi souvent que possible, ce qui est également une manière de consolider les liens. Réduire les distances, encore une fois.

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Un album, deux versions, trois trucs à retenir

Venons-en donc, enfin, à son nouvel album, puisqu’il s’inscrit à sa façon dans cette logique d’échanges – une version remixée est déjà disponible au format vinyle et compte sur la participation d’une dizaine de producteurs confirmés, répartis un peu partout en Europe (les Allemands Tuff City Kids, le Danois Kasper Bjorke, le Suisse Ripperton, l’Espagnol Eduardo De La Calle…). Le titre de l’album donne le ton : « She Thought She Would Last Forever »… Ou comment réinjecter une part de romantisme dans une musique réputée dure – puisque fonctionnelle et assujettie aux lois mécaniques de la machine. Si la tonalité générale est globalement la même que sur son prédécesseur (« partagée entre des zones d’ombre et de lumière », avec une alternance de morceaux taillés pour les clubs et de plages nettement plus méditatives), ce nouveau disque place la barre un cran au-dessus : plus cohérent, axé autour d’une thématique organique ayant amené Harold à aller capter des sons en pleine nature, il évoque tout à la fois les travaux studio de Chloé, Superpitcher et Pye Corner Audio, sans jamais les approcher de trop près. Le résultat, parfois obtenu avec le souci de « provoquer des accidents heureux » via le pilotage simultané de plusieurs machines, est aussi brut que sensoriel, pensé pour être joué « live » en club mais pas seulement, puisque certaines des pistes – dont celle qui donne son titre à l’album – tendent vers quelque chose de très universel… Une électro apatride ? En tous cas, ce disque n’a rien de fondamentalement français.

À ce stade, disons les choses simplement : Abstraxion est en train de faire sa percée – ce qui va se passer ensuite n’est maintenant plus qu’une question de temps. Il lui aura fallu dix ans pour vivre son année la plus chargée : deux albums coup sur coup, toute une série de maxis publiés sur le label Biologic pour célébrer cette première décennie, des soirées de plus en plus attendues au Cabaret Aléatoire de Marseille… Et 2017 s’annonce tout aussi intense pour l’intéressé : depuis début janvier, il est déjà allé poser ses platines en Australie, au Mexique et aux États-Unis. En Angleterre, des médias aussi influents que la BBC, Mixmag ou XLR8R ont récemment salué son travail, sans même imaginer que de l’autre côté de la Manche, ce musicien productif mais sans doute un peu trop hors-champ restait encore confiné à un semi-anonymat. Cela ne durera plus très longtemps. Abstraxion a pour lui le talent, le sens de la réserve, l’envie de faire avancer le clubbing dans ses plus grandes largeurs et vivre dans le sud de la France ne l’a nullement empêché de tracer sa route. Mais soyons clairs : son truc, il aurait tout autant pu le faire sur Pluton. Son approche et la musique qui en résulte ne disent que cela. L’avenir de la musique électronique se jouera hors de toutes frontières, quelles qu’elles soient.

Abstraxion // She Thought She Would Last Forever // Biologic (Word & Sound) 

abstraxionmusic.com 
biologicrecords.com 

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