En novembre 2016, Rock & Folk fêtait ses 50 ans, devenant ainsi le plus vieux journal sur de Rock encore debout. Laurent Chalumeau, plume mythique du journal dans les années 80, raconte sa relation avec ce dernier.

C’est la publication de l’interview de Philippe Garnier sur Goodis qui l’a fait revenir à la charge. « Bon, du coup, vous ne vous êtes guère servis du Q&A que nous avions fait. J’avais pourtant trouvé vos questions intéressantes (pointues juste ce qu’il fallait) et ma foi, j’y avais répondu avec toute la sincérité possible. »

AVT_Laurent-Chalumeau_7731En septembre dernier, Philippe Manœuvre m’a donné pour mission d’écrire l’histoire du journal… pour le journal [Thomas Florin est également journaliste à Rock & Folk depuis 2011, Ndr]. Évidemment, cela nécessitait des interviews, mais j’en avais fait trop, ou pas assez, pour réellement les utiliser dans mon article. De ce fait, les témoignages étaient passés plus ou moins à la trappe : la superbe interview d’Isabelle Chelley, qui en plus d’avoir été hilarante, résumait à elle seule la relation que chaque lecteur possède avec Rock & Folk. Ou la conversation téléphonique de deux heures avec Philippe Paringaux, où l’impression de parler à un homme en exil, Chateaubriand depuis l’outre-monde, prenait le cœur minute après minute. Mais c’était ainsi : pour raconter cette histoire, il fallait se l’approprier. Ce que j’ai fait, comme on peut le faire quand on est le cadet d’une équipe : discrètement, sans en avoir l’air.

Donc Laurent Chalumeau voulait que l’on publie l’interview, sinon il menaçait de le faire lui même. C’est assez rare et motivant. Mais cette interview semblait un peu « robotique », car opérée par email. Lui avait refusé de me rencontrer dans un premier temps : « Je préfère les interviews par écrit, ainsi je suis certain qu’on ne déforme pas mes réponses. » Je suis repartie à la charge, et il a accepté que l’on se rencontre, mais de manière informelle. Ce qui est arrivé, au Wepler de la place de Clichy. Il est arrivé légèrement en retard, très smart, avec ses petites lunettes. On portait la même chemise Levis, lui en bleu, moi en blanc, ce qui devait nous donner un air un peu tarte. Il a beaucoup parlé de Gonzaï, dont il est un lecteur assidu. Puis a dit quelques belles choses, sur Manœuvre – qui abandonne la rédaction-en-chef, un scoop Technikart, le « système » Paringaux, le fait qu’étudiant, son rêve n’était pas « d’atterrir rue d’Ulm, mais Rue Chaptal ». Ce mini-portrait me semblait important, afin de réinjecter un peu d’humain à ces questions quelque peu mécaniques.

Quel est votre premier contact avec Rock & Folk ?

Je n’en suis devenu lecteur assidu que quand j’ai eu quinze, seize ans, donc en 75 ou 76. C’est à dire pile-poil quand s’ouvrait ce qui allait être l’âge d’or du journal. Des plumes démentes. Des tirages et des ventes qui paraissent impossibles aujourd’hui. En 78 et 79, je le lisais pendant les cours en hypokhâgne et khâgne au lycée Condorcet et je savais que c’était là que je voulais entrer. Pas à Normale Sup.

Quels types de lecteur étiez-vous du journal ?

Passionné et passionnel. Je lisais et relisais les articles de Garnier et Manœuvre, comme pour en briser le code, convaincu que c’était ça qui, combiné avec les disques eux-mêmes, allait me permettre de trouver ma voie, ma voix, ma place dans le monde.

Vous avez dit à Christophe Quillien que vous faites partie de la première génération étant devenue Rock Critic par vocation. En quoi cette génération divergeait des Manoeuvre, Garnier, Ducray et des autres ?

Eux, ils inventaient la route au fur et à mesure. Ils avaient quelques repères anglo-saxons, mais ils construisaient tout quasiment à partir de rien. En totale liberté, inconscience et innocence. Gorin et Assayas, pour ce que j’en sais, connaissaient non seulement la critique rock française, mais aussi les plumes de Rolling Stone ou du NME. Moi, mon anglais à l’époque ne me permettait pas d’aller me nourrir à ces guichets-là. Mais je connaissais bien le travail de mes ainés français. Donc mécaniquement, nous étions plus conscients, « self-conscious » même, comme on dit en anglais. Et certainement moins innocents. J’observe un peu la même chose chez les auteurs de comédie à la télé. Sauf que là, avec De Caunes, Albert Algoud, Bruno Gaccio, Benoît Delépine, Jean-François Halin, toute la clique du « Canal historique », c’était nous la première génération « pionnière » qui nous retrouvions à écrire pour la télévision par accident, sans en avoir jamais rêvé, et presque par défaut, faute de pouvoir exaucer d’autres ambitions. Avant nous, ce n’était pas un métier qu’un jeune pouvait avoir envie de faire. Et puis on a vu arriver une nouvelle génération. Les mecs n’avaient pas écrit un mot, mais ils savaient déjà comment fonctionnait la SACEM. Gorin, Assayas et moi, on a peut-être pu faire cet effet-là aux lascars qui nous avaient précédés et qui avaient ouvert la ligne. Des jeunes qui se pointent une fois que la route est goudronnée, sans savoir ce que ça a été de débroussailler à la machette.

« Je suis entré à Rock & Folk grâce à un article (atrocement mauvais d’ailleurs) sur Leiber & Stoller. »

Comment êtes-vous entré au journal ?

Grâce à un article (atrocement mauvais d’ailleurs) sur Leiber & Stoller, qui constituaient alors l’une de mes rares zones d’expertise, moi qui à l’époque et pendant encore de longs mois, même après avoir rejoint le journal, brillais surtout par mes lacunes et mon inculture rock. Il n’est pas passé tout de suite. Mais sur la foi de ce texte, pourtant fragile, Paringaux m’a confié la rédaction de six ou huit pages sur Bowie. Un « sujet couverture ». Ça avait été remarqué, car à l’époque, c’était un honneur qui ne revenait qu’à des plumes confirmées. Les nouveaux venus passaient en principe de longs mois à végéter dans le compte rendu de concert et la petite chronique de disques signée d’initiales, avant de mériter de voir leur nom imprimé en toutes lettres. Professionnellement, j’ai eu d’autres bons moments depuis, dans divers domaines, mais je n’ai jamais rien éprouvé de comparable au bonheur que la parution de ce numéro m’a procuré.

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Gorin dit : « Assayas avait le rock anglais, Chalumeau, le rock américain,  j’étais entre les deux« .

Il est trop modeste. Gorin s’y connaissait mieux que moi en rock américain. C’est sans doute toujours le cas. Après, à l’évidence, une fois que je me suis installé aux États-Unis et surtout, une fois que j’ai commencé à aborder mon boulot un peu sérieusement, en étant sur place, j’ai eu un accès plus rapide à certaines choses. Donc je pouvais donner l’impression de confisquer le sujet. Gorin dans mon souvenir avait un goût très sûr, en plus de sa plume si élégante et alerte. Moi j’ai un goût de chiotte, mais je ne pense pas que ce soit un problème, parce que les gens le savent et corrigent d’eux-mêmes, je crois. Quand on apprécie mon travail, ce n’est pas pour la justesse de mes prescriptions ou l’extralucidité de mes découvertes. En revanche, les arguments que je fournis pour défendre mes enthousiasmes parfois hasardeux peuvent, eux, parfois, être intéressants. Ou du moins originaux.

Comment était la rédaction à l’époque ?

Comme vous savez, très vite, j’ai cessé d’y passer, me trouvant à 6000 bornes. Franchement, il n’y avait pas de camaraderie ou de confraternité. Ce serait parano et calomnieux de dire que Paringaux y veillait, mais disons, et c’est un understatement, qu’il ne faisait rien pour encourager le team building. Les egos de tout le monde faisaient le reste. La complicité et l’entraide, je les ai trouvées chez les mecs de Best. J’étais très ami avec Christian Lebrun et Embareck. Je suis toujours ami avec Dordor et Lenquette. Ce sont eux qui m’ont accueilli dans le métier, eux qui m’ont encouragé et aidé. C’est grâce à Bruno Blum que je me suis retrouvé à dîner avec Jagger et Charlie Watts en 82, juste tous les quatre. Je ne vois pas qui à Rock & Folk aurait pu me faire ce cadeau.

« Le « je », sauf exception rarissime comme Emmanuel Carrère qui en fait un usage qui profite au lecteur et au sujet, est qu’on le veuille ou non plutôt à bannir. »

Il y a une rupture pour vous, que vous avez beaucoup raconté : l’interview de Billy Gibbons (ZZ Top) qui vous fait vous dire qu’« il fallait travailler les sujets ». Ma question est : comment vous êtes-vous détaché des influences de Manoeuvre et Garnier, que l’on sent très présentes chez vous au début, comme si vous tentiez d’allier les deux, pour trouver le style Chalumeau?

RAF193p01Je n’ai pas du tout honte d’avoir autant pastiché (d’aucuns diraient « plagié ») Manœuvre et Garnier. Je crois que Garnier s’en foutait à l’époque et ça ne nous a pas empêchés de devenir très proches depuis. Je peux en revanche complètement comprendre et respecter que ça ait agacé Manœuvre sur le coup. Surtout que des bonnes âmes, trop contentes de m’instrumentaliser à mon insu pour régler leurs propres comptes avec l’insolent « cheapthrilleur », se chargeaient, je crois, de le lui signaler et certaines, de lui faire valoir qu’un remplaçant possible lui avait été trouvé. Ça ne favorise pas les relations. Mais c’est vraiment, compte tenu de ce que j’avais en main et, plus encore, de ce qui me manquait, la meilleure méthode que je pouvais appliquer. Ça m’a permis de tenir et de faire illusion jusqu’à ce que mon propre « son », comme dirait Elmore Leonard, se fasse enfin entendre. En fait, ma petite musique à moi a commencé à vraiment retentir le jour où j’ai tout simplement décidé de proscrire ce que Manœuvre et Garnier avaient en commun et que j’avais du coup dupliqué de façon abusive et outrancière : le « je ». Du jour où j’ai cessé de dire « je » et de me mettre en scène à la pseudo Gonzo dans mes articles, j’étais sauvé. Le « je », sauf exception rarissime comme Emmanuel Carrère qui en fait un usage qui profite au lecteur et au sujet, est qu’on le veuille ou non plutôt à bannir.

Puis, j’aimerais que vous me racontiez, même succinctement, vos années Canal, car vous vous y retrouvez entouré de gens de Rock & Folk. Vous formiez une bande? On a du mal à imaginer ça, de l’extérieur.

Là, en revanche, il y avait de la camaraderie. La mouvance Rock & Folk (qui s’incarnait en et autour de Lescure) était moins patente à Canal, du moins aux programmes, que la mafia d’Actuel, accueillie à bras ouverts par De Greef avec le profit et les réussites que l’on sait. Mais sans idéaliser et tout en rappelant qu’il y avait des chapelles, des rivalités et des inimitiés, globalement, c’était quand même plutôt la grande famille, et comme nulle part ailleurs avant, pendant et depuis.

Pour finir, qu’est-ce qui vous a poussé à réécrire pour Rock & Folk cette année, à un moment ou l’on a vu Garnier réécrire sporadiquement, mais aussi Éric Dahan ?

C’est Manœuvre, le jour de la crémation de notre grand ami commun Alain De Greef qui m’a dit : « Alors, quand est-ce que tu nous fais un papier ? Et sur quoi ? ». Le seul disque récent que j’avais aimé, c’était celui de Daniel Romano. Donc j’ai proposé de faire un portrait du gars. Le chef a dit oui. Je pense que le sujet lui importait peu. J’ai adoré avoir comme ça des textes à nouveau publiés dans Rock & Folk. Ça m’a procuré quasiment le même plaisir qu’à l’époque. J’adore ce journal. Je lui dois tellement, à tant de niveaux, à divers âges, et dans tant de registres. Je ne sais pas être autre chose que sentimental à propos de ce journal. Et je serai éternellement fier d’y avoir fait mes classes.

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