Quand je maile bdalle@potemkine.fr, je m’attends à parler à Béatrice Dalle reconvertie en éditrice artistique d’un vidéoclub bobo du 10ème arrondissement de Paris. Déception totale quand rendez-vous pris, je m’aperçois qu’à la terrasse de Chez Prune m’attend un jeune homme tout ce qu’il y a de plus classiquement prénommé Benoît. Sans tambour ni trompette, il m’invite à le rejoindre à sa table. En me penchant pour lui serrer la main, j’examine le bombement de sa lippe qui ravive l’éternel espoir d’avoir affaire à un aïeul de « Lèvres de feu ».

– Aucun lien de parenté.
– T’es sûr ?
– 101% sûr.
– Fais chier… Bah, puisqu’on est là, parle-moi de ton job, alors.
– Tu prends quelque chose à boire ?
– Non, non, vas-y, avance, enchaîne, après, faut qu’j’taille, des trucs à faire, tout ça…
– Bon bon, lorsque la boutique Potemkine ouvre en 2006, c’est le pied ! T’imagines ?
– …
– Avoir pignon sur rue et pouvoir vendre ce qu’on veut, y compris de la zone 2-3-4-5…, qui rêve pareil Eden ? Dans les bacs: du Victor Erice, des grade-Z movies, Blue Collar de Paul Schrader, The Insect Woman de Shohei Imamura, l’inégalable collection Criterion… Mais, tout de même, y’a un truc qui coince. Une frustration naît de tous les autres films laissés pour compte et dont les bobines moisissent dans une… cave.
– C’est connu, tous les contes de fées commencent dans une cave, ah ah ! (le serveur amène un demi à Benoît) Je vais prendre pareil finalement, dis-je, en repensant à la vanne que je viens de lancer et que je trouve pas piquée des vers.
–  Tiens, j’ai même une copine qui m’a dessiné à cette époque. Quand on repassera par le magasin tout à l’heure, je te le montrerai. Tu vas bien rigoler !
– …

Crédit: http://croquemoi.wordpress.com/

– C’est l’été 2007, dehors les oiseaux chantent. Personne ne se doute que dans un sous-sol du 30 rue Beaurepaire, un jeune homme de 25 balais, MOI (il pointe du doigt sa poitrine et me fait un sourire qui part des oreilles) prépare un casse !
–  Un casse, putain, carrément !
–  Même si je suis en plein dans la négoce, les droits tout ça, je commence à visualiser l’objet et je me laisse aller à planer. Le 18 septembre, le cuir tanné par les nuits de veille, le DVD sort enfin la tête du cuirassé : Requiem pour un massacre d’Elem Klimov est là, je peux le prendre dans mes mains, le lever vers le ciel, c’est notre bébé et j’en suis super fier, dit Benoît en sortant de son chapeau le film premier.
–  Je dois avouer qu’il y a pas à chier, il a de la gueule.
– A côté, la maman trépigne et demande son tour. Pour rigoler, tout le monde dit que le bébé lui ressemble, surtout le haut du visage, où la lettre « K » inversée est gravée au fer rouge, un K comme Kill Bill
– Attends, attends, qué maman, qué Kill Bill ?
– Agnès B., voyons ! La styliste ! Celle qui a fait les costumes de Kill Bill ! On est partenaire. Tu crois vraiment qu’on a pu monter une collection pareille sans soutien extérieur ? Avec Agnès, on est comme les deux doigts de la main depuis trois ans maintenant.
–  Ah, je sais pas moi… la CAF, l’héritage d’un oncle auvergnat, Romain Monnery, le marché aux biffins…
–  On n’avait rien, avec Nils (fondateur de Potemkine), que je t’dis. On s’est fait tout seul.
– Ah ouais, quand même…

Tout d’un coup, je lève la tête vers Benoît. Je vois quelqu’un d’honnête, de passionné, de conquérant. J’en oublie le film que je me suis fait sur Béatrice et je sors mon bic 4 couleurs.

– Mec, maintenant, je vais la jouer solo. Je pense que je peux tirer la quintessence de l’aventure Potemkine, juste fais-moi confiance et remets une tournée de Fisher, OK ?
–  OK !

OK. 2008. Pas le temps de se reposer sur ses lauriers en se rappelant le bon temps des goulags. Tandis que Le Cosmos (LA salle officielle du cinéma soviétique à Paris aujourd’hui disparue) joue les films de Potemkine, Potemkine joue la carte de l’Est : Mère et fils d’Alexandre Sokourov. Mais pas que. Surtout ne pas se scléroser, ne pas se limiter à l’alopécie géographique de Gorby. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Des réalisateurs plus ou moins connus viennent se présenter au magasin, avec dans la poche un CV sous forme de CD gravé. Quand le cap des 10 films édités est franchi, la question de trouver un espace plus grand (la raison du stockage étant la plus pressante) pointe le bout de son nez. Dans la cour de l’immeuble, Tigersushi déménage. Hop hop hop, Benoît Dalle passe de la cave au RDC. Adieu la chambre noire, le jour se lève ! Récompense d’une année de travail acharné.

En 2009, on revient en deuxième. Nouveaux locaux, nouveaux mojos : le docu. Sortie simultanée de Free Style : The Art of Rhyme lequel s’attache à retracer l’histoire du mouvement hip-hop via battles, freestyles et cyphers tandis que Weast Coast Theory nous transporte dans les coulisses des studios d’enregistrement Encore et Boom Boom Room, où ont été réalisés quelques classiques signés Snoop Dogg ou X-Zibit. S’ensuit By the ways qui propose un portrait puzzle du photographe américain William Eggleston, père de la photographie couleur. Et enfin (il me manque un pouce pour liker trois fois), Ennemis intimes, évocation à tomber (ou plutôt à « crever pour vivre », conformément à l’autobio de l’acteur) de la relation d’amour et de haine entre Klaus Kinski et Werner Herzog. Pour film d’exception, bonus d’exception : interview de Wenner Zergog (dirait Bukowski dans Hollywood) à la hauteur de la folie de son acteur fétiche.

2010, l’année de la seconde détente ? Loin s’en faut. Le peuple pourra crier victoire quand la révolution La maman et la putain inondera de ses vertus poétiques (mais néanmoins démocratiques) les maisons du peuple. Pour cette perestroïka, on ira de notre nasdrovia, mais pas avant. Alors en attendant, va falloir savoir ravaler sa morgue, être patient, courber un peu l’échine et espérer que demain sera un jour meilleur. La rétention mesquine de certains apparatchiks qui pensent avoir tous les droits parce qu’ils sont, injustice atavique, les ayants droits peut parfois donner envie de jeter le bébé avec l’eau du bain. Quand la roublardise se calcule en roubles, Grigori Efimovitch Raspoutine disait : si à l’Est rien de novö, tourne-toi vers le phare ouest, qui t’éclairera de son soleil vert.

Pour les consoler, Vincent Gallo, en vadrouille européenne pour le tournage d’un pub, invite la joyeuse troupe à Lisbonne. Nils, Benoît et Pierre ont bien travaillé sur l’édition de son Brown Bunny et c’est tout naturellement qu’il leur ouvre les portes de sa suite impériale à l’Olissippo Lapa Palace. La star prend le temps de parler avec eux entre un massage thaïlandais, une gorgée de thé vert et un coup de téléphone à sa ferme californienne pour savoir si ses tomates bios riches en flavonoïdes seront à point à son retour. C’est bon esprit et, en hommage à Buffalo 66’, les trois brigands se versent des rasades de vodka ‘bison’ et manquent de voir trouble quand Vince leur confie ne jamais boire d’alcool et encore moins topper des drogues. « Keep it for yourself, boys ».

Un temps de silence en hommage aux sirènes de la renommée. Benoît ne dissimule pas être parfois fatigué de tout ce cirque. V’là t’y pas qu’il me fait le coup de Bester mais dans le milieu des 24 images par seconde. A l’heure d’aujourd’hui, il mate plus de 1000 films par an, le plus souvent sur son ordi de bureau avec un casque sur les oreilles pour ne pas déranger les collègues. Finie la belle époque où, avec les copains, on refaisait le monde à La Petite Taverne de la Huchette après une projo d’un Antonioni au Champo. C’est sûr, comme puriste, on fait mieux. Un film ne s’apprécie que dans une salle de cinéma et le compromis grâce à un écran plat TFT 22’ est la mort de l’art. A bout de souffle, il me confesse avoir perdu l’innocence du spectateur lambda du film du samedi soir. Je lui dis qu’il pourrait la retrouver en regardant Baisers volés, puisque tout à l’heure on parlait de Truffaut et que Benoît me disait qu’il n’aimait pas trop, qu’il lui préférait Pialat et son Enfance nue (produit par un certain… François Truffaut).

Il existe plusieurs moyens de découvrir un film. Le bouche-à-oreille, la rétrospective institutionnelle à Beaubourg, la projection intimiste dans un cinéma du Quartier Latin, l’entrefilet dans Les Cahiers du Cinéma, Jean Douchet… Un nom revient une fois, deux fois. On se met à fouiller, se documenter et on commence à creuser un filon. Disons que le filon porte le nom de code : R.O.Z.I.E.R.. L’histoire de ce coffret DVD prend sa source en 2005, quand Benoît, sortant d’études d’éco, fait un stage chez La vie est belle Films. Il y découvrira Adieu Philippine et Maine Océan. Pour réunir pas moins de 5 films du grand Jacques, il faut, déjà, avoir le contact. Le mec est toujours vivant, mais un peu dans la mouise (en mode « Jeanne Moreau » : en voie d’expulsion de son appart parisien). Se préparent deux années d’âpres négociations et de rebondissements sans fin pour permettre à des mecs comme moi de pouvoir enfin découvrir Les naufragés de l’île de la tortue (boat trip sous cocotiers psychotropes, considéré comme un des trésors cachés par cet Inrocks n°200 qui fut ma Bible adolescente). Potemkine acquiert ses lettres de noblesse.

–  Et sinon, t’as vu notre coffret Clarke ?
–  Ah, non, Larry Clark, je laisse ça à Technikart ! dis-je en pensant le moucher.
–  Heu… non, pas Larry, nous, c’est Alan. Et pi’ Clarke avec un « e ».
–  Ah ah ! Hé hé ! fis-je en rougissant.
–  Tu veux qu’on passe à la boutique pour que je te le passe ?
–  Why not ! Tu sais, depuis que Megaupload a fermé, je…
–  Ouais, j’vois, allez viens, zou !

A l’intérieur, quand Benoît me tend le coffret en question (Tim Roth sur la couv’), je remarque qu’un des trois films s’appelle Elephant. Anticipant ma question, le cousin très éloigné de Béa m’évite de gâcher ma salive. « Oui, Gus Van Sant lui doit tout. Du titre à l’esthétique en passant par la narration ». Je rumine ce mot : « Elephant ». Avec mes grosses questions, j’ai l’impression d’être un éléphant dans un magasin de porcelaine. Je me dois de partir léger. Mon regard se pose sur leur dernière édition en date, Melancholia en blu-ray.

– Et sinon, un disque blu-ray, c’est fragile comme support ?

www.potemkine.fr/
La boutique: 30 rue Beaurepaire 75010 Paris 

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