Après être allé sonder Guillaume Mangier, chargé de l'accompagnement des groupes de la Pépinière du Krakatoa, on a décidé d'aller passer un peu de temps avec Cyril Jollard, en charge de la musique au Lieu (vraiment) Unique à Nantes, où l'on programme des groupes comme Cachette à Branlette, la clique d'In Paradisum ou encore Chicaloyoh. Preuve que c'est donc définitivement possible de faire un programme de bonne tenue dans une institution.

Alors que le festival Assis Debout Couché vient de se terminer (avec notamment The KVB, Dopplereffekt ou encore Vashti Bunyan), qu’un hommage à La Monte Young s’y prépare le 22 avril et que La Souterraine y plante ses piquets au mois de mai, on s’est dit que c’était le timing parfait pour un grand entretien avec le patron sur les ressorts de la musique en France.

Le Lieu Unique (LU) est une scène nationale. Quelle est la différence avec une SMAC ?

Une SMAC est entièrement dédiée à la musique. Tu as aussi des scènes spécialisées, dédiées au jazz ou à la musique improvisée, comme le Pannonica ou le Petit Faucheux. Les Scènes Nationales ont une vocation plus généraliste, on y fait du théâtre, de la danse et, donc, de la musique. On a ajouté les arts plastiques, et des choses liées aux sciences sociales. Ce sont des labels d’Etat, avec des cahiers des charges très différents, et chacun essaie de se débrouiller avec le siens. Les SMAC’s doivent être bien plus auto-financées que les Scènes nationales, aussi.

Comment expliquer ce sentiment global de défiance face à ces salles ?

Ce qui est important, c’est de comprendre où elles sont placées. Dans quelle ville, dans quel quartier. Et de là, voir comment elles gèrent leur rapport à la population, en terme, notamment, d’horaires d’ouverture. Il y a un très mauvais maillage, ce qui peut aussi concentrer les tournées, dans le Grand Ouest par exemple. La plupart des salles sont construites en périphérie, ce qui va à l’encontre d’un truc tout bête : la musique tend à attirer un public jeune, qui va venir en vélo, en scooter. En même temps, on fait des bars, tout en disant qu’il ne faut pas boire. On fait des lieux de musiques amplifiées, mais il ne faut pas que ça fasse de bruit. On veut des lieux vivants, tout en voulant que ça ouvre tard et ferme tôt. Il y a cela dit des endroits qui travaillent très bien, et qui sont extrêmement impliqués dans la vie de leurs territoires.

Et cette idée de « musique de SMAC » ?

Il faut se rendre compte que si tu veux faire jouer tous ces groupes intéressants, « underground », qui demandent 300 ou 400 euros, c’est impossible : s’ils sont 5 et que tu leur donne 300 euros, ils ne peuvent pas tous se déclarer, donc tu bascules dans l’illégalité. Et même : payer un groupe au strict minimum quand tu as embauché tes deux ou trois intermittents pour faire tourner la salle, le personnel de sécurité etc… tu en seras déjà à 3000 balles. Il faudra 200 ou 300 entrées à 5 balles pour espérer ne pas perdre de sous. Donc non, tu ne vas pas les faire.

Qu’est-ce qui permet au Lieu Unique de passer outre ?

Si ton lieu est en périphérie, tu dois être une sorte de force invitante. L’une des forces du LU, c’est d’être en centre ville, donc d’être un bar avant tout, qui ouvre à 11h et où les gens viennent déjeuner le midi, passent à la librairie, au hammam, voient des expos gratos, etc. C’est un lieu vivant et tout ce qu’on propose au niveau artistique s’insère dans cet environnement. Si ton lieu est à 25mn du centre ville, tu peux y poser gratuitement un DJ, mais il va falloir le faire savoir à des gens via tout un système de communication qui coûte aussi de l’argent.

« La perte d’argent est inéluctable »

La perte financière, elle est inéluctable ?

Oui, il n’y a pas d’autres solutions : tu ne peux pas rémunérer les artistes, les techniciens et tous les gens qui sont là pour travailler en espérant ne pas perdre de l’argent. En province en tout cas, c’est impossible. Si tu es un peu ambitieux, que tu oses des choses, il n’y a pas d’autre configuration possible.

Y a une certaine autarcie des tourneurs et programmateurs. Tu vois, les cars entiers qu’on trimballe en festival etc… Ça crée un effet d’entraînement ?

Ça me fait toujours rire ça. On fait tous partie de clans, de mini-bandes. Il y a toujours des agents qui ont le vent en poupe, des effets de modes. Tu peux faire en sorte de rester à l’écart de ça. Tu rates des trucs, mais de l’autre côté, ça t’évite sûrement de faire des conneries. Mais t’es moins soutenu quand tu prends des risques.

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Comment est-ce qu’on peut faire la jonction entre l’underground et un lieu institutionnel, comme ça peut être le cas au Lieu Unique ?

On en a finalement plus les moyens au Lieu Unique que dans d’autres structures. Mais tu as un gap, culturel : les gens en charge de lieux institutionnels sont souvent à un moment de leur carrière où ils visent plus haut. Dans la danse, ou le théâtre, tu as des lieux financés qui sont pleinement dédiés à l’expérimentation, à la création. Il n’y a pas de Ménagerie de Verre de la musique. Tu as directement les SMACs, qui sont des salles plutôt grosses. Quand on parle d’émergence en France, on parle d’accompagnement, pas de diffusion. On apprend aux musiciens à bien répéter, sans mettre en danger leurs oreilles, à avoir un bon matériel. On leur apprend aussi à faire un contrat, à devenir intermittent. C’est tout un cheminement qui est intéressant, et unique en Europe, dans lequel on t’apprend vraiment la profession de musicien. Mais on n’a pas réussi à institutionnaliser certaines étapes, et ça manque. Les moyens et les équipes sont pourtant dans les institutions. Mais il manque du désir et du temps dans ces lieux là pour aller chercher la création nouvelle et, parfois, souterraine.

Pour prendre un exemple : on se rend aujourd’hui compte qu’en gros, pour voir de la musique drone à Paris intramuros, il y a soit le Détail, un sous-sol de 27m², soit la Gaité Lyrique…

… soit aussi au Palais de Tokyo.

Ce n’est plus une salle de concert. C’est lié à l’art contemporain, on n’est plus dans le concert purement « musical ». Y a t il une place pour la non-pop au sens large dans la programmation courante d’une salle de concert subventionnée ?

Oui, il y en a une. Mais ça nécessite un savoir faire et une connaissance de la manière dont on peut présenter ces créations. Prenons la musique drone : le mieux, c’est généralement de poser des gens dans un petit salon pour laisser la musique tourner. Mais il faut quelqu’un à la barre qui sache comment mettre ça en place, qui inviter… Il faut créer les bons formats. Ouvrir une salle coûte énormément d’argent. Poser un truc qui coûterait 300 ou 400 balles de budget artistique pour ensuite en avoir pour 2000€ de sécurité, personnel d’accueil etc… Comment tu crées ces formats là ? Aujourd’hui, les gens vont sur des sites pour aller chercher du temps d’écoute, un moment musical précieux, plus encore que la révélation absolue d’un artiste.

« Le problème est : qui sont les gens qui sont capables d’utiliser les contraintes pour faire vraiment quelque chose ? »

Tu sens un décalage entre la proposition et le public ?

Les salles ne savent pas encore installer différents temps. Celui du spectacle, de la consommation culturelle, de la découverte, du zapping. Ça s’invente. On a travaillé sur la proposition du bar. Il y a déjà la musique qui y est diffusée, qui est préparée par un programmateur qui s’occupe de tout ce qui se passe dans cet espace. Il compose des playlists qui sont pensées pour différents moments de la journée. Tu as constamment un écran qui t’indique le morceau qui est en train d’être joué, pour favoriser l’appropriation de ce qu’on y propose. On arrive, par exemple de cette manière, à introduire la notion de découverte. On véhicule ainsi du contenu.
Ensuite on propose un programmation gratuite de Djs et de lives. Ça nous permet de crée des expériences différentes : par exemple, à 20h30, on peut ouvrir un petit salon où on propose des choses plus expérimentales, plus acoustiques aussi. Notamment les concerts dans la Tour. On met en place des formats pour pouvoir faire écouter de la musique à 5 personnes, pour des choses extrêmement cheloues, ou à 1300, quand c’est par exemple Patti Smith. On essaie de raconter une histoire en se servant de tous ces formats là.

Dans son travail de diffusion, le format SMAC est-il forcément adapté ?

Visuel de « Les Géopolitiques de Nantes », une proposition du Lieu Unique

Il y a un vrai problème qui existe en amont, entre le garage et la SMAC. On interdit de faire un max de concerts dans les bars. Il faut comprendre que la loi s’applique aussi à tout le monde. Que tu sois un grand professionnel ayant sorti dix albums ou l’exact opposé, c’est la même réglementation. Il n’y a pas de cadre adapté à des espèces de « stades ». On a crée une législation qui s’applique de la même manière à des musiciens de Jazz, d’orchestres classiques ou issus de musiques actuelles. Le problème, c’est que tu n’as pas la même vie si tu es expert en harsh noise, DJ de club ou contrebassiste de jazz. Qui plus est, les DJ, eux, sont encore considérés comme étant dans le cadre de l’animation. La discussion est sans fin. Le problème n’est pas dans les contraintes. Le problème est : « qui sont les gens qui sont capables d’utiliser les contraintes pour faire vraiment quelque chose » ? Il ne faut pas attendre qu’on crée un cadre idéal. On a celui qu’on a, aussi chiant soit-il. Comment peut on le retourner à bon escient ? Actuellement, ça n’empêche pas une scène d’émerger, des choses d’exister.

Les gens n’ont aucune imagination. On reproche aux institutions de ne pas faire ce qu’elles devraient faire, mais l’inverse est vrai aussi. La scène underground connaît très mal les outils en place. Ceux qui veulent réussir en musique savent parfaitement se servir du cadre légal. Nous, on a les moyens de le retourner à notre avantage. Il faut savoir toquer à la bonne porte. Les choses devraient être plus mélangées. Il y a des endroits en France où il n’y a que du théâtre, de très belles scènes, et qui n’ont jamais vu débarquer une asso pour leur proposer d’organiser un concert dedans. Ce manque de connaissance et de curiosité est commun à tout le monde.

« La musique n’est pas constituée que de gens qui peuvent travailler 15 heures par jours en mangeant des pâtes. »

Quand tu vois des lieux institutionnels qui vont faire des choses par rapport à des labels, tu te rends compte que ce sont toujours les mêmes qui sont mis à l’honneur. J’adore Pan European, Born Bad, In Paradisum, qui sont tous très identifiés. Mais ceux qui font bouger la musique ne sont pas forcément toujours ceux qui sont affichés comme tels. C’est assez drôle finalement de regarder ça. On est dans quelque chose de très ronronnant. Manque d’audace, de temps, de curiosité. De l’autre côté, on trouve des acteurs très mobiles qui ne veulent pas connaître le système législatif en place, les portes auxquelles frapper. Ces mondes ne se rencontrent pas. Les torts sont partagés. Ici, nous sommes deux à programmer au Lieu Unique. Fred [Sourice] qui s’occupe du bar est très lié à la scène locale, aux nouveaux arrivants. Moi, je suis voué à monter des choses comme des créations avec Steve Reich, ce qui prend beaucoup de temps. Si tu veux couvrir un spectre large, il faut des gens spécialisés. On demande à des programmateurs, voir des directeurs-programmateurs, d’être proche des tourneurs pour avoir les bonnes dates, d’être à l’écoute de trucs qui n’ont parfois jamais eu d’exposition dans la presse. Quand t’as 40 ans, deux gamins, c’est pas évident de prendre un heure par jour pour essayer de comprendre une esthétique sans simplement zapper. La musique n’est pas constituée que de gens qui peuvent travailler 15 heures par jours en mangeant des pâtes.

Quelles sont les interactions du Lieu Unique avec l’underground nantais ?

Chacun fait sa vie en toute indépendance. On travaille avec des assos locales hyper actives ou militantes, comme Cable par exemple. Parfois on se file des coups de mains; cette année on accueille une soirée de leur festival. On essaie d’être le plus utile possible, le plus poreux possible. Mais il doit rester des territoires animés par un très fort désir et un savoir faire particulier, il doit rester des zones fortes grâce à leur non professionnalisation. On regarde ces choses là avec la plus grande attention. Fred essaie d’aller au Set/30 [une salle indépendante nantaise ouverte en 1996, NDR] aussi souvent que possible par exemple. Entre Soy, Cable, Set/30 et nous, il y a des points de concentration. Mais on ne veut pas être dans la récupération. Il y a des choses que ces gens savent faire et dont nous sommes incapables. Et on travaille en bonne intelligence en sachant quelle est notre place.

http://www.lelieuunique.com/

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