S’il existe des injustices en ce monde, le relatif désintérêt dont souffre The Wytches dans l’Hexagone en est une au moins équivalente à celle qu’a subie l’immense Jean-Pierre Marielle, jamais récompensé aux Césars, à Cannes ou aux Molières. C’est dire si la France est un pays d’injustice où il faut protéger les forts (rares) des faibles (trop nombreux). Au sujet des Wytches : rien sur Gonzaï.

Quelques lignes aussi débiles que mal troussées dans les Inrocks et Libération (le tarif habituel). Seuls Les Oreilles Curieuses et l’honorable Thibault S., taulier du très pointu site Still in Rock, leur consacrent une critique digne de ce nom.

The Wytches consiste en un trio de post-ados jouant de rock, parfois dur et énervé comme du punk ou du stoner, d’autres fois mou comme de la guimauve chauffée, et planant comme un sac en plastique un jour de mistral. Certains baptisent ça du Surf Doom. Comme Sandy Pussy et Kill West. En gros, je parle de garage, de post-psyché stoned, entre Black Sabbath et Jefferson Airplane. Avec du fuzz, évidement, mais résolument british, à la The Adverts. Signés par le label Heavenly, ils vivent à Brighton, en Angleterre. Je les imagine abimés et sublimes, comme les personnages des photos de Martin Parr. La musique de ce groupe pue globalement la dépression massive et généralisée. Pas celle qui passe en prenant un Xanax ou en regardant des merdes un soir d’ennui sur Netflix. Mais celle qui dure, qui vous colle à l’âme pendant des années. Vous devenez elle//elle devient vous. Nous sommes trois millions en France, trois cents millions dans le monde. Fear the spleen society ! Nul doute qu’avec un tel contingent d’humains troublés par l’exercice quotidien de la survie, The Wytches parle potentiellement à beaucoup de gens. Pourtant, leur nom demeure obscur. Est-ce pour des raisons de santé publique qu’ils restent dans l’ombre ? Peut-être craignons-nous de finir comme Louis Althusser (« Aïe, tu serres ! ») puisque nous sommes tous des monstres ordinaires ? Je brûle de désir à l’idée de révéler cette vérité… mais j’en suis incapable. Alors, faute de pouvoir connaître la nature et la fonction de toutes les monades de l’univers, je me contente d’écrire ce que je sais et sens.

Comment en suis-je arrivé à aimer plus que tout le reste The Wytches?

Je cultive une fâcheuse tendance au rejet envers tout ce qui se créer de nouveau concernant le rock. Ou confesserais-je plutôt que j’éprouve un certain mépris pour beaucoup de productions actuelles. Je ne parle même pas du rock français*, qui m’irrite souvent si fort les oreilles que je plonge dans la neurasthénie sitôt que j’en entends (la mort de Johnny Hallyday fut autant un calvaire pour moi que pour ses fans les plus fidèles, mais pour des raisons différentes). C’est dire à quel point je vais mal… si mal que dans mes rêves, je dors quelque part sur un trottoir entre le Death Club pacadien et le Rock n’ Roll Circus, rue de Seine. Je me réfugie dans des fantasmes musicaux vintage, quelque chose de désuet et trash, à mon image. Je me vois mort, asphyxié à force d’engloutir des madeleines de Proust (sous vide) désormais écœurantes. J’en ai marre du Emotional Rescue des Rolling Stones, du Magical Mystery Tour et du White Album des Beatles, du Strange Days des Doors, du The Idiot d’Iggy Pop, du Space Oddity de David Bowie, du In Utero et du Unplugged de Nirvana ; j’en ai marre de New Order, de Duran Duran, de Television, des Talking Heads, de Suicide, de Gene Vincent, D’Elvis Presley et Costello, de Bob Dylan, des Smashing Pumkins, d’Ozzy Osbourne, de Motorhead, de Franck Zappa, des Quiet Riots, des Ramones, de Kraftwerk, de Public Image Limited… Bref, je gerbe maintenant (en pleurant) tout ce qui, avant, me faisait de l’effet ; toutes mes madeleines dont j’ai trop abusées et qui ont tourné aigres, plâtreuses, dégueulasses.

J’ai bien tenté divers styles musicaux pour ne pas virer définitivement ringard. Et pendant quelques années, je me suis plongé dans le jazz, le garage (électro), le rap, le reggae, la chanson réaliste d’avant-guerre, et tout un tas de trucs plus obscurs, des tréfonds de subgenres sud-américains aux variantes et autres dérivés de rumba zaïroise, en passant par la soul soviétique ou le rock psyché prérévolutionnaire iranien. J’étais perdu. Au bord du précipice ; j’allais céder et finir par rentrer dans le rang, me mettre à écouter PNL, Juliette Armanet, Roméo Elvis, Eddy de Pretto, Chaton ou Feder, que sais-je ! Ç’eût été une sale affaire pour moi ; j’aurais commencé par porter des Stan Smith, par me faire un tatouage Peach, Toat ou Mario sur la fesse droite un soir trop déchiré à la D mal dosée, par appeler mes amis « dude », « man », « bro », ou « meuf » ; j’aurais terminé par bosser dans une boîte de com bidon ou pour Vice, par bouffer des Burgers à vingt balles que j’aurais commandés sur Deliveroo, par vapoter sur mon fixie avec un calebar Supreme sur le cul, par faire de « petites chill sessions » le dimanche aux Buttes Chaumont ; j’aurais engrossé une connasse à frange, arrêté d’aller au McDonald’s, remplacé la C par des séances de CrossFit avec une team de babtous qui s’emmerdent dans leur vie. Ç’eût été pire qu’une décapitation daeshoise. Plus humiliant qu’un sextape de Trump me bifflant. Ç’eût été l’enfer : la Norme.

Et un jour, j’ai entendu Fragile Male for sale, puis l’album « Annabel Dream Reader » (2014) des Wytches. C’était un jour normal, tellement normal que je ne m’en souviens plus. Toujours est-il que ça m’a fait un truc. Genre « bzzzzzzzzzz » dans mon corps, I feel the raw powerrrrr ! Électrifié. J’ignore la nature ou la cause de cette chose. Était-ce le vibrato squalide de la guitare qui a fait vibrer en moi, mélodieusement, la corde sensible qui relie mon cœur à mon âme ? La voix éraillée et pas très virile de Kristian Bell, le chanteur aux cheveux longs et crades et à la mauvaise peau ? Ou les paroles ? Oui, les lyrics justement, que disent-elles ?

« I’ve been sleeping so I’ll never get to be / Right beside you when you / Walk through my whole daily routine / You must be a dancer ‘cause you’re dancing in me / Oh the burning never stops but I’m as cold as can be / And you trigger the most manliest fights / Between the men who’re loving themselves over you in the night / Saying: « annabel you got the loveliest thighs / That I’ve ever seen in my mysterious life» (pour la traduction, démerdez-vous avec Google Translate. « Traduttore, traditore »).

Hommage évident au poème Annabel Lee d’un Edgar Allan Poe subclaquant, Kristan Bell chante, dans Fragile Male for Sale, son amour pour une figure féminine disparue et sans visage. Peut-être n’existe-t-elle pas, cette femme, et qu’elle n’est qu’un corps provenant d’un monde des idées, loin de toute réalité ? Ou peut-être n’est-ce là qu’une métaphore pour parler de came.

« All I look for was never through my eyes / All I dream of was never through my mind / And all I wanted was never apparent in our lives / Breathe the dune as her scent fills the room /(…) /Clock her next move as if she’s stepping towards you /And I offered to be her slave because we’ll / Step over anyone to get closer to our grave. »

L’exploitation de cette faille créative, présente chez les « fragile males», renvoie directement à la démarche de Poe qui cherche à restaurer, ou du moins à préserver, cet amour idéal·isé (« And the stars never rise, but I feel the bright eyes / Of the beautiful Annabel Lee»), immortel et néanmoins vulnérable, comme un souvenir couché sur papier.

Puis il y a douze autres pistes sur ce que Jason Heller, rock critic pour Pitchfork, considère comme un « album-concept » (Gilles Deleuze se retourne dans sa tombe devant ce mésusage du terme « concept », mais passons, sinon on va encore raconter que je suis cinglé, intolérant et aigri). Lui pense que les paroles de ce disque sont à chier. À ce tarif-là, lui qui aime le concret, le terre-à-terre, il aurait vomi Jim Morrison. Mais personne ne lui a visiblement indiqué qu’elles avaient été écrites non pas pour donner dans le storytelling clair, limpide et si possible misérabiliste — si cher aux commentateurs de notre époque — mais, au contraire, pour protéger quelques sentiments trop pénibles à mettre en mots. Ça s’appelle de la modestie, de la pudeur ; ça relève du sensible, pas de la sensiblerie. Du coup, Kristian Bell a souhaité, par la suite, faire des textes plus simples, « comme les Beatles », dit-il. Sauf que Bell prolonge son raisonnement par le pire exemple : « Hapinness is a warm gun». Et le kid est bien trop malin pour ne pas exploiter pleinement ce paradoxe ; il dit qu’il veut écrire « less ambitious, less dreamy ». Pour plaire à qui exactement ?

« Annabel Dream Reader » comporte treize pistes. Selon moi, il faut tout particulièrement retenir Digsaw, Wide at midnight,Fragile Male For Sale, Burn Out The Bruises, Part Time Model, Summer Again et Robe for Juda. Plus de la moitié. C’est déjà énorme, pour un premier album. Musicalement, certains titres sont parfois brouillons. Mais pour qui aime le stoner ou le punk, cela ne devrait pas poser de problème. Et pour info, le disque a terminé en queue du top 50 des charts au Royaume-Unis. La suite s’annonçait glorieuse.

En 2016 sort d’abord un EP de sept titres, Home Recording qui sonne crade et triste, comme j’aime, mais qui manque franchement de souffle. À part The Waving Snowman, aucun morceau ne m’a emporté là où je suis incapable d’aller seul. J’attendais le reste.

Puis « All Your Happy Life » paraît la même année. Comme promis, les paroles sont cette fois plus simples à comprendre. Les instruments semblent aussi mieux maîtrisés. Le résultat aurait dû être une explosion planétaire, un destin à la Guns N’ Roses. Mais non. Trop pop pour plaire aux puristes, mais pas suffisamment pour voler des fans à Tame Impala. Néanmoins juste assez pour me faire tomber encore plus raide dingue d’amour pour eux. J’esgourde donc depuis deux ans cet album quotidiennement, en travaillant, en roulant en scooter ou en prenant le train. À part Ghost House et Crest of Death, j’aime tout à la folie, c’est-à-dire neuf tracks, que je ne détaillerai pas, non par flemme mais plutôt parce que chacun écoute de la musique comme il l’entend, et que mon avis importe peu. Tout au plus, je signale au lecteur que ce groupe me touche, et j’explique pourquoi.

Neuf titres aimés follement donc, d’habitude, ça me prend, disons… deux mois à dénicher, à raison d’au moins une heure de digging actif chaque jour. Ça, plus les huit merveilles du premier et quelques autres morceaux hors albums… God! C’est colossal dans mon existence. The Wytches a changé une chose pour moi ; leur musique m’a réconcilié avec le rock depuis mon OD auditive. Comme l’aurait fait une sorte de rock thermidor. Par cette contre-révolution à partir de quelque chose de contemporain, j’ai enfin pu goûter à nouveau au plaisir d’écouter du rock.

Et tel le teen que je redeviens en ce moment, je chante sur mon 125cc : « What a drag it is getting old / Things are different today /I hear ev’ry mother say / Mother needs something today to calm her down / And though she’s not really ill / There’s a little yellow pill / She goes running for the shelter of her mother’s little helper /And it helps her on her way, gets her through her busy day», comme si c’était la première fois que j’entendais les Stones. Cette cure de jouvence — en somme, une modernisation à la mode de Bretagne de la recette de mes propres madeleines proustiennes — je la dois à mon écoute assidue des Wytches, que j’assimile à une entité sonore me permettant de faire un « aller vers le passé » (inverse d’un « retour vers le futur »). Porte d’entrée vers un arrière qui m’est devenu obscur à force de l’avoir trop exploré puis délaissé, je chéris ce groupe qui va vers l’avant, un œil dans le rétro, l’autre vers l’avenir.

J’en déduis au final que le rock, c’est une fréquence d’onde particulière qui se traduit en pulsions. Si l’on perd la fréquence, ça grésille, ça nous insupporte ; ce n’est plus que du bruit et on s’égare. On peut alors se mettre à chercher le calme à travers la musique. Mais cette quête est vaine, puisque la musique, à ce jeu-là, sera toujours incapable d’égaler le silence absolu, seul état fichu de nous amener à l’ataraxie, que ce soit via la médiation, ou simplement en dormant.

Désormais, amis sorciers, je rêve de la suite. Que dis-je, je trépigne d’impatience !

http://www.thewytches.com/

* Dans deux styles très différents, il n’y a que Jessica93,Les Daltons et TH Da Freak qui trouvent grâce à mes yeux permis les rockers gaulois contemporains.

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