La guerre hybride est l’expression actuelle d’une réalité qui existe depuis plusieurs centaines d’années : les soldats s’affrontent, puis on raconte les histoires que les peuples ont envie de croire et les délires identitaires font le reste de l’aveuglement collectif. Mais aucun peuple n’a poussé aussi loin la distance entre fantasme et réalité que les Russes et les Ukrainiens. Voici les histoires vraies d’un faux héros du ciel, d’un rêveur d’empire pour l’amour d’une femme et de l’incroyable circonstance qui les a mis face à face.

La guerre en Ukraine dure maintenant depuis plus de deux ans. Selon le site du ministère de la Défense : « l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine est l’une des plus graves violations de l’ordre de sécurité européen depuis des décennies ».

Aujourd’hui c’est une guerre de position, à l’ancienne, une guerre d’usure, qui fatigue aussi les bonnes volontés et épuise les crédits. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Ce devait être une formalité pour Poutine. La guerre éclair qu’il visait était une nécessité stratégique : les effectifs de toutes les armées sont aujourd’hui réduits, et les opinions publiques sont moins tolérantes à payer le prix du sang et des larmes.

Cette tentative d’invasion intervient 8 ans après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne qui suit l’annexion de la Crimée par la Russie, ainsi que le début de la guerre du Donbass à partir du printemps 2014. Ces actions étant elles-mêmes nées de l’opposition russe au mouvement Euromaïdan de 2013-2014.

File:Cal50 Browning 2REI 2.jpg — Wikimedia Commons

Poutine, dans son discours du 21 février 2022, va poser les bases du conflit et ses raisons pour l’entreprendre. Il développe sa vision de l’Histoire, niant l’existence d’une identité ukrainienne. Pour lui, l’Ukraine moderne a « été entièrement créée par la Russie, plus précisément par l’URSS ». L’agression qu’il s’apprête à commettre est justifiée selon lui par :

– Le génocidedes populations russophones du Donbass,
– La volonté de l’Ukraine de se doter de l’arme nucléaire,
– La volonté de l’OTAN d’intégrer l’Ukraine, menaçant ainsi la sécurité de la Russie,
– Le fait que l’Ukraine soit un « pays à dénazifier »(en référence aux faits de collaboration en Ukraine pendant la seconde guerre mondiale et à l’existence du groupuscule nationaliste d’extrême droite appelé régiment Azov, qui compte une trentaine de membres).

Le 24 février débute l’invasion de l’Ukraine.

A partir de 4 heures du matin, Kiev est bombardé. Les Russes bombardent la nuit, c’est une stratégie délibérée pour susciter effroi et épuisement.

Simultanément des divisions d’infanterie, soutenues par des unités blindées et un support aérien se déploient sur quatre fronts :

– Le front nord vise Kiev,
– Le front sud arrive de Crimée,
– Le frond sud-est de Louhansk,
– Le front de l’est du Donbass.

Les troupes pénètrent de 100 à 200 kilomètres au-delà de la frontière, forment un périmètre, et s’arrêtent, pour consolider les communications et la logistique entre elles, sur cette immense ligne de front.

En fait, toute cette opération ne vise pas à combattre, mais à intimider. Les forces russes reçoivent l’ordre de contourner les positions militaires ukrainiennes. C’est une démonstration de force. Le rapport en nombre entre les armées russes et ukrainiennes en ce premier jour de guerre est de 12 pour 1.

Sur le papier, la guerre est perdue avant d’avoir commencée. La raison commande de capituler.

Maintenant que Poutine a réveillé tout le monde à coups de bombes et qu’il a montré qui est le plus fort, il va gentiment indiquer la porte de la sortie de crise.
Le 25 février, des officiers supérieurs russes envoient des messages à tous les généraux ukrainiens les exhortant à se rendre. Poutine appelle l’armée ukrainienne à ne pas résister à l’invasion russe, et plus précisément à renverser le gouvernement ukrainien. Au même moment, Ramzan Kadyrov, le président tchétchène, envoie deux commandos différents avec pour mission de tuer Zelensky. Le deuxième est là au cas ou le premier échouerait. Poutine, visiblement du genre ceinture et bretelle, va également envoyer la milice Wagner pour remplir la même mission.

Les réseaux sociaux, surtout Telegram et Facebook, sont mobilisés eux aussi, diffusant des images et vidéos, parfois en direct, vraies ou fausses de part et d’autre des belligérants.

Le plan de Poutine est que la campagne d’Ukraine dure une dizaine de jours. Une fois Zelensky mort ou en fuite, Poutine installe un gouvernement fantoche à sa place, occupe l’Ukraine, puis finit par l’annexer d’ici aout 2022. Avec un tel rapport de force, il est impossible que le plan ne fonctionne pas.

Le 26 février, les Etats Unis offrent au président Zelensky et sa famille la possibilité d’être exfiltré d’Ukraine. Des marins américains de l’US Navy Seals sont basés en Lituanie, prêts à intervenir pour évacuer Zelensky.

Sur le papier, la guerre est perdue avant d’avoir commencée. La raison commande de capituler. On est au point de bascule, ou un détail peut changer l’histoire.

File:Do everything you can for us to withstand together in this war for our freedom and independence - address by President of Ukraine Volodymyr Zelenskyy. (51977034742) (cropped).jpg - Wikimedia Commons

As en un jour

Ce matin-là, le 26 février, la terreur vient du ciel :

À 11h, l’état-major ukrainien signale qu’un de ses avions, un chasseur Mig-29, après avoir effectué 34 sorties au cours des dernières 24 heures, aurait abattu six avions russes, faisant un total de 40 morts. Une première vidéo montrant un combat aérien devient virale sur Telegram et Facebook.

La propagande officielle du gouvernement ukrainien s’en empare en twittant le 26 février :  « Les gens l’appellent le Fantôme de Kiev. Il est déjà devenu un cauchemar pour les avions des envahisseurs russes« , et la rumeur décolle. Un soldat : « la propagande Russe n’arrête pas de dire que l’aviation ukrainienne a été entièrement détruite, on s’est dit du coup : qui continue de les abattre ? Un fantôme ! ».

Le fantôme de Kiev devient le premier as du 21ème siècle. On devient un as en combat aérien au bout de 5 victoires, et il en a déjà 6.  Ses exploits lui valent le titre « d’as en un jour ».

Le héros de ce début de guerre est un pilote de chasse virtuose, et ça n’est pas anodin. Il vient convoquer une tradition séculaire, aussi vieille que l’aviation, conjuguant la grande histoire et la culture populaire.

Il rejoint immédiatement dans la légende Manfred von Richtofen, le baron rouge, tué en plein ciel le 21 avril 1918, René Fonck, la cigogne blanche, l’as des as français, Greg « Papy » Boyington, chef de l’escadrille des « Black Sheep », en français « les têtes brulées », et des dizaines d’autres moins connus. Des figures héroïques qui ont été largement exploitées par la propagande en temps de guerre, puis par le cinéma, et la bande dessinée depuis plus d’un siècle que le dogfight, le combat aérien, existe.

« Le fantôme de Kiev est vivant et incarne une image collective des pilotes défendant avec succès Kiev et sa région ».

Dans les premiers temps, le fantôme de Kiev n’a pas de visage. L’ancien président ukrainien Porochenko publie une photo ou l’on voit un pilote casqué, le pouce levé, assis dans son cockpit. Puis circulent de nouvelles images dévoilant le visage d’un pilote brun.

Si Jean-Michel Charlier avait été encore là, nul doute qu’il aurait intitulé un album de Buck Danny « Le fantôme de Kiev ». Nul doute que je l’aurais acheté.  Mais il est mort en 1989. C’est donc Juko Matsuda, un auteur japonais de manga, qui s’en est chargé. L’album de Matsuda a ensuite été traduit du japonais en ukrainien et publié par un éditeur de Kharkiv. On trouve des mugs, des tee shirts, et même une maquette du Mig-29. Cet argent va-t-il à l’effort de guerre ? c’est une autre question.

Régulièrement, les autorités ukrainiennes continuent à relayer des images du Mig-29, pourchassant ou détruisant des avions russes. Le mythe du fantôme va durer plusieurs mois et va être doucement détruit en deux temps.

Tout d’abord le 29 avril, des sources officielles affirment que le fantôme a été tué, et qu’il s’agissait du major Stepan Tarabalka. Mais l’armée de l’air ukrainienne dément, et tente de faire prendre de la hauteur à la légende tout en introduisant une dose de symbolisme : « le fantôme de Kiev est vivant et incarne une image collective des pilotes défendant avec succès Kiev et sa région ».

On commence à instiller l’idée que les exploits qu’on lui attribue pourraient être répartis sur plusieurs pilotes. Mais dès le lendemain, la même source admet que l’as des as ukrainiens n’a pas plus existé que Tanguy et Laverdure, en déclarant : « Il s’agit d’une légende de super-héros. C’est une image collective des pilotes de la 40e brigade d’aviation tactique de l’armée de l’air, qui protègent le ciel de la capitale et qui apparaissent soudainement là où on ne les attend pas ! »

Les diverses publications sur les réseaux ne résistent pas au fact checking : la vidéo montrant la première victoire du fantôme est en fait tirée d’un jeu vidéo « Digital Combat Simulator ».

La photo au pouce levé vient d’une séance de test de casques par des militaires ukrainiens en 2019.

Le visage prétendu du fantôme est celui d’un avocat argentin, Pablo Anton Torres, rien à voir avec la guerre ni avec l’Ukraine. Interviewé, il répondra : « ça a commencé par une blague sur Twitter et ensuite ça a pris des proportions énormes. Ce succès me fait rire et en même temps m’agace car je vois que les médias ne vérifient rien. Mais si cette histoire peut apporter du réconfort et de l’espoir à l’Ukraine, alors tant mieux ».

Un historien ukrainien a conclu : « La légende du fantôme de Kiev a contribué à remonter le moral des troupes, à un moment où les gens ont besoin d’histoires simples ».

Mais dès le début, on l’appelait fantôme : personne n’était dupe en Ukraine. Il était clair qu’il s’agissait de l’incarnation fantasmée de l’esprit de résistance ukrainien qui avait pris la forme fuselée d’un Mig-29, qui avait déjoué les tentatives d’assassinat, transformé un acteur de télévision en héros de guerre et qui met en échec depuis plus de deux ans l’esprit de violence perpétuel de Poutine.
Mais bien au-delà des obsessions soviétiques du Kremlin, le fantôme est aussi la plus belle revanche contre une très ancienne imposture remontant à 1787.

Les villages Potemkine

A cette lointaine époque, l’impératrice Catherine II entreprend un voyage allant de Saint Pétersbourg jusqu’en Crimée. Il va durer six mois, pendant lesquels seront parcourus 3000 kilomètres. Le cortège comprenait 14 traineaux, qui n’étaient pas des carrosses mais de petites maisons montées sur des patins, dans lesquelles on pouvait se tenir debout, et qui étaient tirées par huit à dix chevaux chacune.

C’est un voyage essentiellement politique qui embarque des ministres, des dignitaires du régime russe et les ambassadeurs des principales puissances de l’époque, en particulier le compte de Ségur, ambassadeur de France et Fitz-Herbert, ambassadeur d’Angleterre.

L’intendance suit dans 164 traineaux plus simples. 600 chevaux sont mobilisés à chaque relai. Des buchers brulent jour et nuit pour baliser la route à suivre.

La grandeur rêvée de la Russie est mise en scène, à travers cette découverte de la Crimée, conquise sur les Ottomans par le grand organisateur du voyage : le prince Potemkine.

Potemkine est un personnage incroyable : un ministre, un chef de guerre, amant de l’impératrice, mais lui restant fidèle après avoir été éconduit. Il alterne les périodes d’exaltation et d’abattement, qu’il soigne comme il peut, vraisemblablement à la vodka. Le monde de l’époque n’a pas encore identifié les troubles bipolaires et encore moins leurs traitements.

La Crimée doit se développer : alors Potemkine fait sortir de terre les villes de Kherson, Dniepr, Mikolaiv et Sébastopol.

Il faut maintenant montrer à Catherine, qui elle-même va tenter d’éblouir le monde, qu’on peut transformer les steppes désolées de Crimée, hérissées de ruines et peuplées de quelques paysans miséreux et barbus, en province russe florissante et civilisée.

Alors des soldats sont hâtivement recyclés en ouvriers et des villages sortent de nulle part sur la route que va prendre la Cour. Le cortège passe sans jamais s’arrêter, sous les acclamations trop parfaites devant les façades trop neuves. Les ouvriers-soldats ont quelques jours d’avance, et bâtissent les nouveaux villages le plus vite possible. Bien sûr, comme on n’a pas le temps, on ne monte que les façades, qu’on ne recouvre que d’une seule couche de peinture. Bien sûr, les paysans et bucherons locaux sont priés moyennant quelques pièces de faire la claque, de saluer le cortège, d’acclamer l’impératrice, d’incarner malgré eux la grandeur d’un pays qui n’est pas le leur, devant le décor d’un théâtre en plein air. Pour être sûr de leur enthousiasme, ils sont fermement encadrés par les soldats de Potemkine, déguisés eux-mêmes en villageois.

Catherine est fière, les ambassadeurs sont bluffés, Potemkine, storyteller infatigable, invente pour eux le nom et l’histoire de chaque village pendant les quelques minutes que constituent la traversée.

Catherine II et Potemkine
Catherine II et Potemkine

 

Ces façades en trompe l’œil de villages imaginaires seront appelées pour toujours les Villages Potemkine. Le prince avec les moyens infinis dont il disposait, avait offert ce cadeau à l’impératrice, par amour et pour la gloire de la Russie.

L’infinie naïveté des hommes empêchait sans doute Potemkine de réaliser que Catherine n’était pas dupe, qu’elle faisait mine de s’extasier, en partie pour tromper les diplomates étrangers, en partie, et peut être surtout, par reconnaissance pour le prince.

Le prince Charles-Joseph de Ligne était l’un de ces diplomates. Il écrit ces lignes à la marquise de Coigny :

« On a déjà répandu le conte ridicule qu’on faisait transporter sur notre route des villages de carton de cent lieues à la ronde ; que les vaisseaux et les canons étaient en peinture, la cavalerie sans chevaux, etc. Il est vrai qu’il y a souvent des villes sans rues, des rues sans maisons et des maisons sans toit, ni porte ni fenêtres ».

Qui ment ? Qui dit la vérité ? Qui croit en quoi ?

Catherine II et Poutine ont beaucoup en commun : un nationalisme féroce et meurtrier, la volonté d’imposer coute que coute une image de grande puissance aux yeux du monde, la soif de conquêtes territoriales, le recours sans état d’âme ni nuance à la propagande, qu’on appelle aujourd’hui désinformation. Coincés entre mensonges et censures, les peuples russes et ukrainiens n’ont jamais eu de liberté de parole ni de pensée.

Il est donc logique que, 235 ans plus tard, sur les terres mêmes traversées par les 14 traineaux du cortège impérial, bordées des façades de villages imaginaires, le courage du peuple ukrainien ait été galvanisé par un fantôme. Qu’il ait choisi un symbole pour signifier à l’envahisseur son esprit de résistance.

Que les descendants des paysans grimés de force en faux villageois aient choisi un mensonge pour signifier à Poutine d’aller se faire foutre.

Poutine est rancunier et vindicatif. il va tirer sa vengeance de l’étoffe dont sont faits les rêves. Et pour cela va envoyer ses meilleurs soldats.

Le vol des reliques

La 810ème brigade d’infanterie de marine de la garde est une unité d’élite créée dans les années 60 à Sébastopol. Elle est envoyée en Egypte, en Géorgie, en Tchétchénie. Plus récemment en Crimée, et en Syrie. Elle est aujourd’hui dirigée par le colonel Alexei Berngard, surnommé le Bison, « héros de la fédération de Russie » pour des opérations en Crimée, en Syrie et dans l’oblast de Kherson occupé. Opérations pas toutes officielles, et sous le coup d’accusations de violations des droits de l’homme pour certaines : des arrestations arbitraires, des disparitions étranges, des violences contre les Tatars de Crimée. En Syrie, la 810ème a été envoyée pour soutenir le régime de Bachar al-Hassad, contre son propre peuple. En utilisant des armes non conventionnelles, en ciblant des hôpitaux, des écoles, des marchés, en attaquant des convois humanitaires, en organisant l’assassinat ciblé de commandants rebelles et de membres de l’état islamique. A Kherson, le colonel reproduit les mêmes pratiques : arrestations, disparitions, torture. Les journalistes locaux sont également intimidés et menacés jusqu’à ce qu’ils quittent la ville et la région.

Mais en septembre 2022, six mois après cette guerre qui devait durer 10 jours, Poutine annonce trop vite l’annexion par la Russie des quatre oblasts de Kherson, Zaporija, Louhansk et Donetsk. Il avait trop envie de cette nouvelle Russie, rêvée par Catherine, mise en illusion par Potemkine, et soumise par la 810ème.

La contre-offensive ukrainienne aboutit à la reprise de Kherson et Kharkiv. Le 9 novembre, les troupes russes se retirent de Kherson. Le 11 novembre, l’armée ukrainienne entre dans Kherson, les habitants hissent des drapeaux ukrainiens.

Mais le 27 octobre, quelques jours avant le retrait officiel, le colonel Bergnard reçoit un ordre. On lui confie une dernière mission avant de se retirer, à lui le héros. Lui qui sans état d’âme a provoqué le massacre de soldats, de civils, de chefs de guerre de l’état islamique, de journalistes, on l’envoie piller une tombe.

Le colonel Bergnard prend la tête d’un commando de 6 hommes. En tenue banalisée, ils marchent dans la nuit automnale, ils traversent le parc de la forteresse de Kherson, ils pénètrent dans la cathédrale, équipés de PNV-10T, des lunettes de vision nocturne. Ils ouvrent une lourde trappe dans le sol, recouverte de parquet, juste devant la chaire, descendent une volée de marches, se dirigent entre les cercueils des dignitaires et évêques orthodoxes locaux, accèdent enfin à une stèle en pierre blanche sur laquelle se trouve un sac noir en velours poussiéreux. Le colonel Bergnard, tueur, tortionnaire et héros de guerre, devient à cet instant, profanateur de sépulture.

Le père Andrii entend du bruit dans la nuit. Il se lève, va dans la nef de la cathédrale, aperçoit des silhouettes qui disparaissent en quelques secondes. Quelques jours plus tard, Vladimir Saldo, le maire pro-russe de Kherson qui a quitté la ville avec les soldats revendique le vol.

Le sac contient quelques ossements dépareillés, mais numérotés. C’est tout ce qu’il reste d’un maréchal d’Empire, amant de Catherine II, fondateur de Kherson, de la Nouvelle Russie, et conquérant de la Crimée : ce sont les reliques du prince Grigori Alexandrovitch Potemkine.

Potemkine repart en voyage après sa mort, pour la 6ème fois. Paul 1er, fils de Catherine II avait d’abord sorti le corps momifié de Potemkine de la crypte ou il était exposé. Il avait ensuite été placé dans un cercueil de plomb, en 1874, et placé sous une dalle de la cathédrale. En 1930, il est exhumé, et exposé dans trois vitrines : l’une présente son crâne, la deuxième ses ossements, la troisième ce qui reste de ses vêtements. Jugée macabre, même selon les critères soviétiques, l’ensemble est remballé et inhumé à nouveau, à l’exception notable du crâne, qui a disparu. En 1984, nouvelle exhumation, cette fois pour des raisons scientifiques : ce qu’il reste du prince est examiné par des médecins légistes. Conclusion : il s’agissait d’un homme de grande taille. Merci docteur. Et pour finir, un colonel de l’armée Russe aux méthodes douteuses reçoit l’ordre de voler un sac noir contenant ce qu’il reste, après tant d’instrumentalisations successives, pour encore une fois extraire une substance symbolique.

« Le fantôme est devenu aujourd’hui une sorte d’esprit protecteur pour les jeunes pilotes. C’est une fierté de porter cet écusson. Maintenant on est tous des fantômes de Kiev. »

La mort du fantôme

Un autre jour, une autre église. Nous sommes le 18 juin 2024, dans le Monastère Saint Michel de Kiev. Le colonel Valentin Korentchouk, surnommé l’Apiculteur, repose dans un cercueil. Il est mort en mission, dans le cockpit de son Mig-29. Il était de la 40ème brigade d’aviation tactique. Il était de tous les combats depuis le début de la guerre. Ses frères d’armes portent son cercueil. Ils arborent l’écusson au crâne blanc sur fond noir, avec FANTOME DE KIEV écrit en majuscules (disponible sur Ebay). L’un d’eux déclare : « le fantôme est devenu aujourd’hui une sorte d’esprit protecteur pour les jeunes pilotes. C’est une fierté de porter cet écusson. Maintenant on est tous des fantômes de Kiev ».

Poutine mène une guerre de l’histoire. Dès que Kherson est occupée, des campagnes d’affichage glorifiant les personnalités russes qui sont passées par là sont placardées dans la ville. Parmi ces grandes figures, le prince Potemkine. Alors quand les Russes sont forcés de quitter la place, ils emmènent le grand homme avec eux. Les doutes sur l’authenticité des osselets résiduels n’ont pas d’importance à ce stade : le sac aurait pu tout aussi bien être vide, l’important c’est le symbole. Se réapproprier l’âme supposée du bâtisseur de la nouvelle Russie, c’est une réponse à la résistance ukrainienne, qui s’est, elle, construite sur l’illusion d’un pilote virtuose.

La guerre est totale, elle frappe les corps, les cœurs, et les esprits. Elle convoque tous les imaginaires, sans s’embarrasser de vraisemblance.  Vision pour vision, dans un théâtre ou le décor a les dimensions d’un pays, soldats Russes et paysans ukrainiens, accompagnés du cortège de leurs ancêtres, ont vu s’affronter dans le ciel du XXIème siècle, le fantôme de Kiev et le prince Potemkine.

L’Ukraine va gagner cette guerre, parce que le fantôme est l’expression de l’âme de tout un peuple, quand le vol des reliques de Potemkine n’est que la traduction du désir d’un homme seul.

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