Ancien blouson noir des sixties reconverti « hippie par dépit », Guy-Michel Thor reste un acteur incontournable de l’underground français. En cinquante ans, l’essayiste rock’n’roll a rencontré les plus grands, de Ringo à Johnny en passant « par Grace Jones (« croisée par hasard ») et l’androgyne Marie France (« baisé pas rasée »). Depuis son bunker d’Enghien-les-Bains, Guy-Michel analyse le monde tel qu’il n’est plus.

En fixant les vinyles posés au sol du parquet flottant, soixante-deux ans après ma naissance, je sens bien que quelque chose a déconné. Faut pas croire pourtant, passé un certain âge, on s’habitue presque à tout. Le mariage, la calvitie, les mauvaises rééditions des Stones (et Charden hein), bobonne qui veut plus parce qu’elle met plus de tampon, Johnny en chaise roulante…

Ce matin là, en me grattant l’entrejambe, je suis retombé sur mon fils Brandon. Par hasard hein ; passé un certain âge on cherche aussi à éviter sa descendance. Y’avait son futal descendu jusqu’aux genoux (la mode, moi j’y comprends plus rien depuis la fin du perfecto, ceux de mon ami Mourousi), le téléphone qui fait haut-parleur et ses albums de fiottes joués par trois garçons coiffeurs de seconde zone. « Comment ça s’appelle ce truc là, ouais là, le truc avec des guitares de tarlouze pas branchées et la voix de canard passée au 220V. SOAN, tu dis ?». BAM. Même pas dix heures du matin et voilà Brandon avec sa première trempe de la journée, direction les jupes plissées de sa vieille fripée. De mon temps au moins, ça cravachait à la ceinture, ça partait faire son service militaire, ça partait en Indochine pour faire la… Bordel ! J’avais tout compris d’un coup. « Les jeunes d’aujourd’hui, il leur manque surtout une bonne guerre », comme disait déjà mes vieux. Tout ça pour dire qu’après la torgnole au morveux, j’ai repris un Temesta, le LSD des anciens yéyés. Pour tout oublier.

Caught between the twisted stars the plotted lines the faulty map / that brought Columbus to New York / Betwixt between the East and west he calls / on her wearing a leather vest. (Romeo Had Juliet, in New York)

N’empêche. On pourra vous enfoncer toutes les bondieuseries du monde au fond du rectum, le meilleur ami de l’Homme, c’est le vinyle. Plus précis qu’une femme, moins encombrant qu’un chien, ça fait remonter le souvenir plus vite qu’un album photo. Le gamin, on l’avait conçu en 1989, à la chute du Mur de Berlin, en écoutant Lou Reed, justement. Cette fois-ci c’était New-York, comme un signe, déjà, que le monde avait changé. Je me souviens très bien, on en avait parlé avec les potes au studio de Bagnolet : « Incroyable le retour du LouLou hein, son meilleur album depuis Street Hassle ». On l’avait même passé à notre gala de province pour la reformation de notre groupe, les Saint-Etienne Dolls. Bref. Cette soirée là, le vinyle tournait en boucle, c’était déjà ma dernière soirée d’homme libre : « Tiens prend-toi ça entre les jambes, tu la sens ma liberté au fond de tes reins ? Et là, tu l’aimes mon monde réunifié ? ». PPDA annonçait la chute du communisme et Guy-Michel poussait fort pour ouvrir les portes d’un autre paradis, ah ah ah ! Cette nuit-là, je l’avais limé très fort la démocratie, c’était une ex-groupie de Téléphone devenue fan de Goldman sur le tard. Là aussi, j’aurais pourtant dû me méfier, tous les signes étaient au rouge, moi y compris. « On l’appellera comment s’il y a un accident ? J’ai oublié ma pilule » avait-elle crié, sur la face B de Lou, en sueur. « Ce sera Brandon, en l’honneur des américains », avais-je répondu l’air très solennel, mi-sérieux mi-vidé par tant d’émotions.

Alors, après Berlin, quoi ? Mon espoir s’était simplement perdu au fond d’une impasse, d’un vagin, appelez ça comme vous voulez, ce serait la fin des doctrines, le début des idées au logis : On aurait des enfants, des écrans plus plats que nos femmes et des implants pour frimer dans les galeries marchandes en écoutant U2. Ca rappelait la guerre, c’était déjà ça de gagné, pour nous les réformés du rock’n’roll.

How do you think it feels / when you’re speeding and lonely, come here baby / How do you think it feels / when all you can say is if only (How do you think it feels, in Berlin)

Comme tous les vieux empapaoutés de 68, j’ai tout connu. De loin, bien sûr. A chaque époque ou presque, des riffs, des filles et des guerres, parfois même tout à la fois. Et sans payer. Oh bien sûr, je vous lis d’ici : « Qu’est-ce qu’il vient nous bassiner le vieux Guy-Michel, avec ses histoires d’anciens combattants et son bol de Ricoré qui refroidit ? ». Bande de jeunes cons, vous êtes tous des Brandon en puissance, dépourvus de combats et d’ennemis. Pourtant, jusqu’à votre naissance, la guerre c’était comme la moustache : honteuse, plus personne n’en voulait mais on la voyait partout. C’était surtout l’assurance des lendemains meilleurs. Pendant trente ans, tout s’était enchaîné aussi facilement qu’une cystite à Woodstock, on y avait cru dur comme barre de fer à nos révolutions : On avait vécu l’après-guerre, VLAM, les débuts du rock’n’roll, la crise de Cuba en 1962, HOP, le début des Beatles, la guerre du Viet-Nam, ZWIM, c’était les Who à l’Isle de Wight (pour les copains, moi j’étais malade. Naturisme + Guy-Michel = bronchite aigüe). Quoi, le choc pétrolier de 1973 ? Ca donnait les New York Dolls pardi ! Pour les nostalgiques de la première guerre en Afghanistan en 78 (contre les soviets, bang bang !), restaient les débuts du Disco et pour les autres… le punk. Les années 80. Silence ou presque, déjà plus difficile de trouver une bataille, c’était le tressautement des fusils, plus personne n’y croyait vraiment et Bowie jouait hélas du synthé pendant que je « libérais » les dernières groupies du Palace. Jusqu’à ce maudit soir de 1989… Vous connaissez la fuite.

Mes derniers jeans troués, ils datent de la dernière vraie guerre, en 1991. Enfin, si seulement… Les débuts du grunge plutôt, pour une poignée d’irakiens sans piste de dance, foi de Guy-Michel, avant le silence radio. La suite, vous la connaissez mieux que moi. Les années du vide, vos années zéro, un Boeing qui s’écrase sur un malentendu, des remakes d’affrontements qui n’existent pas dans des pays déjà visités et une tripotée de lopettes en jeans serrés avec une cuillère d’argent coincée au fond du gosier. Alors ouais, une bonne guerre… Mais qu’on ne parle plus jamais de température. Souvent le soir, quand bobonne et Brandon sont au pieu, il m’arrive parfois de me relever pour remettre un vinyle sur la chaine, remettre quelques instants encore le doux son de la guerre froide sur les enceintes. Vingt ans plus tard, je comprends enfin, foi de rockeur, que le monde ne fut plus jamais pareil après la chute du mur. Et surtout plus un seul bon album de Lou Reed. Voilà, en fait, la fin de la guerre froide, ça se résume à cela : plus jamais un seul disque potable de cette grosse feignasse de Lou Reed.

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