Sans prêter attention aux colonnes de briques rouges qui la borde à gauche comme à droite, on marche dans l’allée de béton gris du 12685 Mulholland Drive, Encino, CA. Nous sommes le premier février 2012 et il est encore tôt. C’est cette rue qui mène au devant d’une maison que l’on imagine luxueuse. Passé la porte d’entrée ce matin-là, on y découvre le corps d’un homme inanimé, percé d’un coup de feu à la tête. Déclaré mort à quelques kilomètres, au centre médical Cedars-Sinai, il appartient à Donald Cortez Cornelius. Don Cornelius, suicidé. Dans quel état a-t-on retrouvé les lunettes qu’il semblait porter depuis l’éternité ? Venue dans ces conditions, la mort laisse peu de place à ce genre de questions.

Avant d’être le cerveau, le visage et la voix de l’émission Soul Train, puis de se coucher aux côtés des plus grands, Don Cornelius étudiait de l’autre côté du pays, au sud de Chicago. Plus précisément à la DuSable High School, entre la 47ème et la 51ème sur South Wabash Avenue, à Bronzeville. Sur les bancs de cette école, Nat King Cole avait posé ses fesses des années plus tôt. Mais la vie normale, un passage chez les marines, une femme et des gamins forcent le jeune Cornelius à échanger le tuxedo contre un costard plus cheap et un attaché-case, à troquer le chant contre le bagout d’un vendeur d’assurance. Et comme tout le monde devant son poste de télé le 5 novembre 1956, il hallucine devant la première diffusion du Nat King Cole Show. Ce sera pareil chaque lundi sur NBC. 37 ans après The Ethel Waters Show – un one-shot pour la chanteuse de jazz – Nat King Cole est le premier présentateur afro-américain à s’inscrire durablement à la télé. Durablement compte tenu de sa couleur de peau, à l’époque, ça veut dire un an, un mois et douze jours. Cole quitte la télévision le 17 décembre 1957, faute de sponsors pour offrir son émission à la nation américaine. Il n’y reviendra que pour chanter chez les autres, et n’hésitera pas à rappeler à quel point Madison Avenue a peur du noir.

Treize ans plus tard, et quarante-deux avant d’étaler son âme dans une flaque de sang, Don Cornelius prend sa revanche, à la fois sur la mauvaise aventure de Cole et sur la vie : avec lui, la télé U.S change de couleur.

Lorsqu’il s’adresse à ses clients, le jeune homme semble avoir la même voix de Sid McCoy, DJ et proche de Vivian Carter pour laquelle il occupe le poste d’A&R chez Vee Jay. Imposante, cette voix. Je l’ai entendu pour la première fois en introduction des O’Jays et de leur titre Love Train. Habillée d’une afro et d’un costume bleu ciel, elle annonce alors 2’51’’ de fête et de visages heureux à faire sourire le plus hardcore des fans de Death In June avec ces quelques mots : « The mighty O’Jays, out of the Back Stabbers album… ». Galvanisé par la comparaison avec son idole, Cornelius reprend alors les chemins de l’école en 1966 et y apprend le métier d’animateur radio. Rapidement, son talent le mène aux pieds de la classe supérieure des animateurs. Il devient remplaçant des Good Guys, les animateurs stars chez WVON, la radio de Phil et Leonard Chess. Pour des débuts en première division, force est de reconnaître qu’on a connu pire. Surtout, c’est dans le grenier au dessus des studios qu’il a l’occasion de tourner le pilote de son projet d’émission alors que la soul explose tous les formats avec des titres qui dépassent facile les dix minutes et que se multiplient les programmes destinés à la communauté afro-américaine. Le passage de Dyke and The Blazers à Soul Time USA !, disponible où vous savez, doit s’approcher au plus près de ce à quoi ressemble le pilote de Cornelius. Un document, quand on sait que les producteurs de ces émissions, toutes locales, ne prenaient même pas la peine de les enregistrer. Dans un décor en carton-pâte, on y voit des danseurs remuer sur You Are My Sunshine, dos au nom de l’émission inscrit en lettres énormes au fond du plateau. Egotique et peu enclin aux concessions, le créateur de Soul Time USA ! , Chuck Jackson, refuse les avances de plusieurs sponsors pour une diffusion nationale. Avec moins de scrupules et surtout plus de vision, Don Cornelius a les mains libres et prend la place qui lui est due.

La recette du premier épisode, diffusé sur tous les écrans de Bronzeville le 17 août 1970 ? Jerry Butler et une bande de gamins recrutés dans tous les lycées de Chicago. Tout le monde ne parle que de ça, c’est un succès. Et puis il y a les fameuses Soul Train Line : au milieu des deux rangées qu’ils forment tous ensemble, les danseurs se faufilent deux par deux et à tour de rôle pour démontrer leur aptitude à danser le « bop » ou le « cold duck ». Bientôt, Soul Train attire même les moyens financiers de la compagnie Johnson Products, spécialiste des produits capillaires. Grâce à elle, Cornelius et son équipe déménagent leur décor minimaliste à Hollywood, avec assez d’argent pour engager l’idole du Don, Sid McCoy, comme narrateur. Le casting des années soixante-dix est impressionnant : Undisputed Truth, Curtis Mayfield, Clarence Carter ou encore les Four Tops, Joe Tex et Gene Chandler, tous se pressent pour rendre visite au Berry Gordy de la télévision. Des pop singers au visage pâle s’essuient également les pieds sur le tapis à l’entrée de Soul Train pour y faire leur promo. Elton John y chante Bennie and the Jets. Pour David Bowie, true soul boy, c’est Fame et Golden Years. Quand 25 ans plus tard en France, Charly et Lulu jouent à Black Blanc Beurre, on ricane doucement face à tel pavé dans la mare.
Comme chaque samedi matin, Don Cornelius a un petit goût de victoire sur la langue en répétant le mantra de l’émission: « we wish you love, peace and soul ». En s’imposant face au plus grand média plus blanc que blanc, il fait entrer la culture afro-américaine dans le mainstream.

Sur son terrain de jeu, un seul est à la hauteur de rivaliser. C’est Dick Clark, le présentateur d’American Bandstand, la plus grosse émission américaine dédiée à la pop music. Mais quand on en vient à parler de soul, il reste loin derrière, même lorsqu’il s’y essaie avec Soul Unlimited. Dick Clark est largué et son programme ne tient pas plus de quelques épisodes. Face à son échec, il en vient à accuser Cornelius de « paranoïa raciste » et n’hésite pas à débaucher ses danseurs. Ils sont les meilleurs. Ils connaissent les plus beaux moves, possèdent le plus de style et portent les meilleures coupes de cheveux. Sauf que sans contrat, payés en poulet frit et goodies Ultra Sheen de chez Johnson, comment Don aurait pu les empêcher d’aller voir ailleurs ? En coulisse, il leur fait simplement remarquer qu’il les a aperçu la veille et leur signale qu’ils ont oublié leur pin’s Dick Clark à la maison. Et de leur aveu, tous sont impressionnés par son allure de daron avec qui on n’a pas trop envie de déconner.  Les filles en sont secrètement amoureuses et s’amusent à deviner ce qu’il portera au prochain tournage. Des vestes sur-mesure, minimum.
Malgré tout, Cornelius s’efface à l’antenne, assez malin pour cacher ces dents qui rayent le parquet avec autant de classe. Il le sait, les véritables vedettes, celles qui attirent la sympathie des poids lourds, ce sont eux, les danseurs. Littéralement, James Brown prend plaisir à se faire manger par Damita Jo Freeman alors qu’il interprète Super Bad. Tape à l’œil comme une vieille réclame dès qu’elle bouge un pouce à l’écran, elle clignote en fluo et les éclipse tous. C’est la même, oui, qui fait fondre Joe Tex venu chanter I Gotcha, et l’embrasse avant qu’une dizaine d’autres danseurs ne viennent la rejoindre sur le podium. Le reste du Soul Train Gang, les shakers classe A de l’émission : Pat Davis et ses fleurs dans les cheveux, Jimmy Foster, Tyrone Protector, Thelma Davis, Cheryl Song et les autres, Jeffrey Daniel et Jody Watley de Shalamar, signés chez… Soul Train Records. D’où viennent-ils ? Des block parties et des clubs de Los Angeles, là où Pam Brown, celle qui les prie de cracher leur chewing-gum avant d’entrer en scène, les recrute.

Pendant ce temps-là, que fait Cornelius, pour le pivot de l’émission ? On ne le sait pas bien. De toutes les saisons, on ne le retrouve sur la piste qu’une seule fois, alors que résonnent les cuivres de Doin’ It To Death de Fred Wesley & The JB’s. Et je le soupçonne de n’avoir fait l’effort que sous le charme de Mary Wilson des Supremes qu’il n’a de cesse de relancer. En une poignée de minutes, voilà tout le style de Cornelius. Un peu dragueur, 100% smooth et toujours prêt à rebondir. Au magazine Billboard en 2005, il dévoile son secret: « Je ne chante pas, ne danse pas et ne raconte pas de blagues. Voilà mon idée quand je suis arrivé à la télévision : m’exprimer correctement et avec un minimum d’impertinence ».

De l’impertinence, peut-être qu’il en fait preuve pendant qu’il interviewe LL Cool J au milieu des années 80. De la condescendance envers celui qui vient d’interpréter Can’t Live Without My Radio, c’est déjà un peu plus sûr. Dans sa bouche, « how did you begin this fabulous thing that you do ? » n’a jamais sonné aussi faux. Et aujourd’hui encore à la vue de cette séquence, le spectateur peut entendre vibrer le malaise qui s’échappe de leur échange. Sugarhill Gang, Kurtis Blow ou Run DMC, tous viennent encore chez Cornelius. Mais les années 80 marquent sa chute. En 1982, il se fait opérer d’urgence pour une malformation au cerveau. Bientôt, l’arrivée des réseaux destinés aux afro-américains, comme le Soul Beat Television Network (Chuck Johnson, Soul Time USA !, tout ça…) ou BET – Black Entertainment Network – lui piquent ses parts de marchés. C’est aussi à cette période qu’il a son dernier éclair de génie, l’année de la seconde déflagration noire de l’histoire de la télé U.S, celle de la première diffusion du Oprah Winfrey Show (1986). Il créé les Soul Train Music Awards et embauche Dionne Warwick pour la présentation de la première édition. Mais sa position sur le hip-hop reste ambiguë. Il regrette la soul music et la disco, et c’est ainsi : son costume prend la poussière et les nouvelles modes en déposent chaque semaine un peu plus sur ses épaules. A la fin des années 80, la house party est clairement terminée. Et les cool kids sont rentrés chez eux.

A la fin de la 22ème saison de Soul Train, en 1993, Don Cornelius défait sa cravate, respire un grand coup et débranche définitivement son micro de présentateur du « hippest trip in America». Il donne, avec trois ans de retard, raison à Ice Cube pour qui Soul Train avait perdu son âme. Plus que jamais en retrait sur le plateau, il n’en reste pas moins le producteur se fait remplacer par un nombre incalculable de présentateurs. Sa vie personnelle ? Durant les trois dernières années de sa vie, il est arrêté pour violence conjugale et prend 36 mois de sursis, subit une deuxième opération au cerveau et finit par divorcer. A part pour signer le contrat qui officialise la vente de la franchise Soul Train à MadVision en 2008, on ne le verra plus qu’aux cérémonies d’anniversaire, comme en septembre dernier à Chicago pour les quarante du programme. Habillé de cuir noir, il assiste aux concerts de Jerry Butler, The Impressions, The Emotions et The Chi-Lites donnés pour l’occasion. Son dernier projet ? Un film sur Soul Train dans les seventies avec Eddie Murphy dans le rôle de James Brown. Aujourd’hui, il faudra voir ce qu’a envie de faire Magic Johnson, le nouveau propriétaire et gloire des Lakers de Los Angeles.

Un jour, avant d’introduire une énième fois les « mighty O’Jays » pour la plus mémorable des Soul Train Line, il avait démenti la rumeur d’une overdose. Ce matin du premier février, lorsqu’il emprunte l’allée de sa maison pour la dernière fois, je doute que les deux rangées de briques rouges aient frappé assez fort dans leurs mains pour le faire danser une dernière fois.

6 commentaires

  1. Sans trop savoir pourquoi, ça me fait penser au dessin animé « T’as le bonjour d’Albert » (Fat Albert and the Cosby Kids en V.O.).

    Super papier sinon. Hyper instructif pour un type comme moi qui ne connait RIEN à cette époque musicale. Big up.

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