Homme de l’ombre depuis plus de 20 ans, Fredéric Lo a finalement pris un coup de soleil. C’était en 2004, après avoir fait un massage cardiaque à ce Darc qui, lui non plus, n’avait pas trop vu la lumière depuis Cherchez le garçon. Ensemble, ils allaient avec « Crève-Cœur » construire l’une des plus belles success story des années 2000, permettre à Darc de se refaire une santé et à Fred Lo de bâtir une solide carrière de réalisateur pour d’autres. Pour lui, il y ce troisième album solo qui vient de paraitre, « Hallelujah ! », très bon prétexte à une rencontre avec l’un des meilleurs charpentiers de la musique française.

Il est marrant, ce Fred Lo. Il n’a pas la voix de sa fiche Wikipedia. La première est rocailleuse, y’a des graviers dedans, ça sent la côte anglaise ; la seconde, elle, laisse apparaître des noms bien connus ; rarement le sien. Derrière Darc, on retrouve Alex Beaupain, Stephan Eicher, Alain Chamfort, Marc Lavoine, c’est sans fin. Tous sont passés entre ses mains d’artisan certifié made in France. Fred Lo, mec à la gueule de rock un peu cockney, a habillé une palanquée de disques depuis 2004 ; et le cordonnier étant souvent le plus mal chaussé, ce n’était jamais le sien.

Venu à la réalisation à l’insu de son plein gré avec « Crève-Cœur », Fred Lo en sera aussi le copilote (composition, production). Le pari s’avèrera finalement payant, mais paradoxalement éloignera l’enfant de Rodez de sa propre carrière de musicien. Deux albums solo [1] sont sortis en 1997 et 2000 – qui s’en souvient ? – et ces jours-ci paraît donc « Hallelujah », troisième long de Fred Lo. Disque solo, okay, mais pas tout seul. Elli Medeiros est là, Robert Wyatt aussi ; Eicher, lui, est en piste 2. Quant à Darc, il s’égare dans la nuit de la track 10, avant-dernier morceau d’un album qu’on aura bien du mal à placer sur une frise chronologique.

Carton avec son premier album réalisé pour Daniel, troisième album solo en 20 ans : deux miracles donc. Hallelujah, oh lord. Le mot aurait certainement plus à Darc, devenu addict au protestantisme. Mais trêve de bavardage, la porte de son studio situé dans le 10ième arrondissement vient de s’ouvrir. Fred est là pour ouvrir son tourne-cœur ; se souvenir, se rappeler, de ce parcours moins low profile que prévu.

Bonjour Fred. J’avais prévu de débuter cette interview en évitant « Crève-cœur », mais en mélangeant les fiches que je n’ai évidemment pas préparées, je repense à cette interview où tu affirmes qu’à l’époque de cet enregistrement, tu travaillais déjà sur ton troisième album solo. Faut-il comprendre que l’ « Hallelujah ! » dont il est question aujourd’hui a 15 ans de retard ?

Mmmm… Oui et non. Disons qu’à l’époque où j’ai rencontré Daniel j’étais en train de bosser sur un album solo, oui. Mais toutes les cartes ont été rebattues quand la collaboration avec Daniel a commencé ; ce n’est donc pas « Crève-cœur » que j’avais écrit pour moi. Quand je travaille sur un disque, il n’y a pas de hiérarchie selon que je suis réalisateur ou musicien. Quelque part, quand je fais « Crève-cœur », c’est aussi un album pour moi. Après, tout est question de savoir comment on met en avant son travail, ou pas… d’ailleurs Daniel souhaitait que soit écrit sur la pochette « Daniel Darc & Fréderic Lo ». J’ai estimé que c’était une mauvaise idée ; à la même époque Beth Gibbons sortait un album solo [« Out of Season », Ndr] avec Rustin Man, le bassiste de Talk Talk. Quelqu’un d’évidemment important pour moi, mais pour les médias… je ne voulais pas faire la plante verte en promo, pour résumer.

Et donc, après tant de temps, tu décides finalement de remettre les gants après deux albums solo passés inaperçus à l’époque.

Ca, c’est typiquement français comme question… ou pas. Des gens comme Jean-Claude Vannier ont fait des choses pour eux, pour les autres… bref : on a coutume de penser qu’un réalisateur est plus dans l’ombre que l’artiste au prétexte qu’il n’est pas dans la cabine d’enregistrement ; pourtant de nombreux albums qu’il a réalisé le mettent souvent plus en lumière que l’artiste en question. Moi, je n’ai pas l’impression de « remettre des gants de boxe » ; je n’étais pas dans la situation de l’artiste en manque de visibilité. J’ai même à l’inverse l’impression d’avoir été très chanceux ; il me semblait simplement débile de faire autant de disque pour les autres et pas un seul pour moi. J’ai pris un peu plus de temps que les autres.

Le fait que tu apparaisses plein pot sur la pochette, c’est une manière de montrer que tu n’es pas qu’un homme de l’ombre ?

J’ai toujours eu l’impression d’être en décalage par rapport à l’époque. Ca a commencé à 12 ans quand j’écoutais Devo et que mes copains écoutaient les Bee Gees. Mais c’est marrant ce que tu dis sur cette pochette, j’ai réfléchi pendant 6 mois à cette question après l’enregistrement. C’est issu d’une session de photos que j’ai faite alors que je faisais album avec Bill Pritchard [date de sortie pas encore communiquée, Ndr] ; j’ai longtemps hésité sur le choix entre ça et une photo à la Peter Saville, une nature morte que je trouvais super. Après, tout est question de clins d’œil : elle peut autant évoquer « Lust for life » d’Iggy Pop que…

« Heroes » de Bowie ?

Oui, voilà. On joue sur le paradoxe que cette fois, c’est Fred Lo le chanteur. Pas le réalisateur. Mais pour moi, honnêtement, c’est une seule et même personne. Je cite souvent le cas Bryan Ferry parce que c’est éloquent : les journalistes ne lui parlent que de sa carrière de chanteur mais on oublie souvent qu’il a produit tous ses disques – c’est l’un des premiers à avoir mis deux 48-pistes en synchro. Il explique souvent que ça le fait marrer car chanter, ça ne représente qu’1% de toutes ses activités… De la même manière, je lis les papiers qui parlent de moi ; on dit « le très discret Fred Lo, etc »… à l’inverse je trouve que beaucoup sont trop indiscrets !

« Personne n’aurait misé 20 centimes sur Daniel Darc à l’époque de « Crève-Cœur ».

A l’image de la pochette, « Hallelujah !  » est, pour reprendre un terme galvaudé, « intemporel ». Au sens où il échappe complètement à l’époque, musicalement.

Qu’est-ce que tu trouves étrange ?

Le fait qu’on puisse retrouver dans le tracklisting les noms de Robert Wyatt, Elli Medeiros, Alex Beaupain, Eicher. Une espèce de patchworks composé de pièces qui, au départ, n’ont rien pour aller ensemble.

Elli Medeiros, par exemple, c’était forcément un choix naturel après mon travail sur le Tribute à Jacno. Et s’il y a des invités sur l’album, c’est parce que je voulais être accompagné, pas seul dans mon studio. C’est donc tout sauf un disque réalisé à distance ; sauf pour Wyatt, avec qui j’avais néanmoins travailler sur « Amours suprêmes » de Daniel Darc, et avec qui on a rendu hommage au titre By this river de Brian Eno. Pour moi, ces choix ne sont pas des grands écarts. Encore une fois, quand Bowie chante Wild is the wind, quand Ferry reprend Gershwin, on ne pose pas ce genre de questions.

Travailler avec des anglo-saxons, puisque tu en parles beaucoup, c’était une envie forte ?

Il m’est souvent arrivé de travailler avec des anglo-saxons, et je peux te dire que la vie est la même pour eux. Evidemment que j’aurais rêvé d’être à Londres en 1962 ou à New York en 1966. Mais j’aime l’inconfort dans lequel je suis ; d’ailleurs personne ne me parle jamais de la manière dont sont faits les albums. Celui-ci, c’est du pur DIY par exemple. « Hallelujah ! » est un disque qui existe parce que je le veux bien, de la même manière que personne n’aurait misé 20 centimes sur Daniel Darc à l’époque de « Crève-Cœur ».

Un disque de Fred Lo, c’est donc un plaisir égoïste ?

Non, pas forcément. C’est un album qu’on fait comme quand on n’a pas d’argent, à 50 ans, en sachant qu’on n’a pas prévu de remplir Bercy avec Kendrick Lamar en invité, aha !

« La musique, ça relève presque du gambling ; on joue 9 fois sur 10 pour perdre, mais la dixième est la bonne. Et ainsi de suite ».

Pourtant tu es l’un des derniers de Mohican, l’un des derniers réalisateurs à avoir produit un disque qui s’est très bien vendu [« Crève Cœur » s’est écoulé à plus de 60 000 exemplaires]

Ce n’est vraiment pas une image d’Epinal : j’ai bossé sur cet album pendant 1 an et demi sans avoir si j’allais gagner un euro. Et un an et demi avec Daniel, quand on connaît le personnage, il faut avoir envie. L’inverse est aussi vrai pour moi, cela dit. Mais il est certain qu’en enchainant quelques succès, le retour sur investissement est plus facile. Mais il faut donner beaucoup, et savoir s’attendre à ne rien avoir en retour. Même histoire pour la B.O. des Chansons d’amour avec Alex Beaupain, le label pensait qu’on allait en vendre 2000 ; on en a vendu au final 80 000. C’est la magie de la musique, on ne sait jamais. En cela, ça relève presque du gambling ; on joue 9 fois sur 10 pour perdre, mais la dixième est la bonne. Et ainsi de suite.

Pourquoi tu continues de faire des disques, à 50 ans ?

Pourquoi je bosse ? Parce que j’aime ça ! Et concernant « Hallelujah ! », je dois avouer m’être longtemps quelle était l’utilité de cet album ; mais honnêtement, j’en suis arrivé à la conclusion que de trop de gens sortaient n’importe quoi et en même temps, tu n’as pas envie d’encombrer encore davantage les étagères. Je me souviens très bien de la première fois où j’ai vu un album à moi chez le disquaire ; c’était à la Fnac de Bastille et j’ai eu une coulée de sueur : comment avais-je pu avoir la prétention de faire un disque pas très éloigné de ceux de Dylan ou Nat King Cole ? La réponse à tout ça, c’est l’envie. Le paradoxe c’est qu’après « Crève Cœur », on m’a proposé de sortir des albums solo. Mais les gens tapaient à la porte [Alex Beaupain, Stephan Eicher, etc] pour que je réalise leurs disques ; j’ai donc botté en touche. Pendant 15 ans.

Le titre de l’album, « Hallelujah ! », donne comme chez Polnareff avec son « Enfin » l’impression d’une libération. Et puis il y a la référence à Leonard Cohen. Faut-il y lire autre chose que ça ?

Cohen, c’est l’exemple même de la longévité. Je suis persuadé, en tant que réalisateur ou musicien, qu’il faut – n’en déplaise aux directeurs artistiques – du temps pour faire des albums. Et la puissance de Hallelujah, pour moi, c’est l’histoire de la chanson. A l’époque, elle est sortie sur « Various Positions » ; pas vraiment un super album de Cohen. Sony refuse de le sortir, il sort quand même, bref. La version du titre n’est pas géniale. Vingt ans après, les Inrocks réalisent une très belle compilation de reprises nommée I’m your fan avec une très belle du morceau par John Cale ; il la sublime mélodiquement et c’est cette version qui sera reprise par Jeff Buckley ; une version elle-même reprise par Rufus Wainwright dans Shrek… et finalement chantée par mon fils de 5 ans. C’est magique cette façon que les chansons ont de vivre par elles-mêmes pour aussi bien toucher des gens aux cultures, aux âges, si différents.

Pour conclure, il y a ce morceau écrit avec Daniel Darc, Egaré dans la nuit. Placé en avant-dernière position sur le tracklisting de « Hallelujah ! ». Peut-être est-ce une question stupide, mais pourquoi l’avoir mise là, et pas à la toute fin, pour boucler une histoire ? Elégance de vouloir hésiter l’évidence ?

La chanson avec Daniel, déjà, c’est un vrai morceau réalisé ensemble ; pas une chute de studio. On ne voulait effectivement pas… disons que Daniel, il est là. Je ne désirai pas mettre cela en avant, ni sortir le titre en single.

C’est fatiguant d’être devenu « Monsieur Crève-cœur » ?

Absolument pas. Mais il faut faire, pas refaire. « Crève-Cœur », je suis fier de l’avoir fait. On savait qu’on avait fait un bon disque, mais on ne s’attendait pas en vendre autant. Après ça, je sentais bien que sortir un album solo dans la foulée, ça m’aurait condamné à être accusé de vouloir surfer sur ce succès, ou de copier un style que j’avais moi-même initié avec Daniel.

Tu avais peur qu’on plastronne sur la pochette un sticker genre « un disque composé par l’homme derrière Crève-Cœur » ?

Peut-être, oui. Mais celui-là, on l’a quand même mis sur la pochette de« Hallelujah ! », ah ah ah !

Fred Lo // Hallelujah ! // Water Music Records 

[1] « La Marne Bleue » (1997) et « Les anges de verre » (2000).

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