Après avoir sorti ses premiers singles en plein confinement et rapidement conquis un public en manque de rock viscéral (dont Elton John, bizarrement), le groupe de post-punk anglais Yard Act a sorti en janvier 2022 son premier album « The Overload ». On les a rencontrés pour une interview vraiment pas no future.

Si vous ne les connaissez pas encore, Yard Act est un jeune groupe de post-punk né à Leeds, dans le nord de l’Angleterre, berceau (entre autres) de Soft Cell, Gangs of Four, ou plus récemment Eagulls. Une scène riche et influente donc, dans laquelle évolue depuis longtemps le quatuor composé de James Smith, Ryan Needham, Sam Shjipstone et Jay Russell, car tous ont déjà écumé les salles et les caves de la ville dans différents projets. C’est pendant le confinement que le groupe s’est formé et a sorti ses premiers singles. Pas forcément la meilleure période pour les artistes, mais ça leur a plutôt réussi : Yard Act a très vite trouvé son public et a généré une certaine hype. Dans « The Overload », le groupe dessine une galerie de personnages et de scènes très ancrée dans l’âge de l’Angleterre post-Brexit, comme une sorte de film de Ken Loach transposé en album-concept anticapitaliste, critique et ironique mais non sans humour ni optimisme.

J’ai rencontré le chanteur James et le bassiste Ryan par écrans interposés une après-midi de février. Le chien de Ryan aboyait déjà alors que les caméras et micro intégrés se mettaient en route. Au bout de quelques secondes, nous voilà tous plongés dans une fenêtre plus ou moins floue de nos vies respectives, chacun allongé dans son canapé. James arrive un peu en retard. On est maintenant au complet, première question.

Dans votre album et depuis vos premiers singles comme Fixer Upper, vous racontez des scènes et des choses ordinaires de la vie, pas forcément les plus excitantes d’ailleurs. Pourquoi ce choix ?

James : Je crois qu’on passe à côté de la beauté de la vie ordinaire parce qu’on a tout le temps le nez dedans. Mais ça dépend de la manière de voir les choses, car la vie en elle-même est fascinante, excitante, et l’ordinaire peut être exotique d’une certaine manière. On peut trouver beaucoup d’inspiration et de choses fascinantes en regardant un peu autour de soi, même dans le train-train quotidien. Il suffit de s’y attarder un peu.

« The Overload » a quelque chose d’une pièce de théâtre, vous avez construit une histoire, des personnages, des scènes. Comment avez-vous eu l’idée de faire un album si narratif, surtout pour un premier ?

James : On a exploré des personnages dans nos premiers morceaux, genre Fixer Upper, mais ils étaient isolés les uns des autres. Quand on a commencé à travailler sur l’album, on a senti qu’on pouvait faire quelque chose en liant des personnages et des scènes les uns aux autres. A partir de là, j’ai commencé l’écriture en réduisant le nombre de personnages mais en faisant en sorte qu’ils interagissent entre eux. J’ai toujours aimé les albums concept ou les albums live qui racontent une histoire. Enfin, pas littéralement une histoire, parce que ça peut devenir chiant. Mais l’essence d’une histoire avec un début et une fin. Au final, tu as quelque chose qui donne un ensemble harmonieux.

« Aujourd’hui, j’ai l’impression que le public est plus loyal qu’avant. »

Vous ne craignez pas que ce soit un peu trop exigeant pour le public, qui n’est pas forcément habitué à écouter un album dans son intégralité, en étant attentif à son histoire ?

Ryan : On n’a plus 18 ans. On vient d’une période où on ne pouvait pas juste télécharger un morceau quand on le voulait. Quand j’ai découvert la musique, c’était en écoutant des albums, et je pense que c’est toujours un format intéressant. C’est un ensemble à part entière, mais il faut aussi que les morceaux puissent être écoutés individuellement.

James : C’est aussi la manière dont on considère l’album. On peut se dire qu’un disque, c’est une œuvre d’art de 40 minutes, avec deux côtés, 20 minutes de chaque. C’était d’abord un moyen pour les maisons de disque de faire de l’argent, la perspective artistique est venue plus tard. En 2022, on a le choix. Nous, on croit en l’album comme un moyen de raconter quelque chose. Et ça vient effectivement d’une certaine époque. J’ai toujours été du genre à tomber amoureux d’un album d’un groupe, et à ne jamais écouter les suivants parce que j’étais trop attaché au premier. Bref, on voit qu’aujourd’hui les singles sont plus courts, on consomme la musique via Tiktok, via Instagram ou via des mèmes : tout devient plus court. C’est un monde hyperactif. On consomme très vite, et on adapte la création à la consommation. Il y a beaucoup d’aspects que j’aime dans notre époque, mais je ne pense pas que ce soit une si grande prise de risque de revenir un peu en arrière, par exemple écouter un album entier, regarder un film de 2h30, lire un livre de 300 pages. On ne doit pas oublier que la patience est une vertu, on gagne énormément à prendre le temps de faire les choses, bien plus qu’avec la gratification instantanée qui est omniprésente en ce moment. Je ne suis pas du genre à dire que c’était mieux avant, ni à être coincé dans le passé, mais je pense qu’en prenant le temps, on peut aussi voir les choses telles qu’elles sont, et pas telles qu’on les vend.

Et ça marche : vous avez eu du succès très rapidement, même Elton John est fan. Est-ce qu’il y a une certaine pression à être monté si vite ?

Ryan : Je suis plutôt confiant maintenant. Je sais ce qu’on a en réserve pour le deuxième album. Tout est bien en place, nos relations aussi. La vraie pression, c’est de prendre le temps pour accomplir et créer tout ce que l’on a en tête et garder du temps pour nos amis et nos familles. Mais il n’y a pas de pression créative.

James : Je pense tout le temps à l’après. Je ne veux pas sortir une nouvelle version plus fade de ce que l’on a déjà fait, je veux faire quelque chose de différent. Je sens un peu de pression, je sens que le second album est un gros truc qu’on doit dépasser. Mais bon, on verra au moment voulu. On a tous déjà joué dans des groupes, on a fait des tournées, ce n’est pas tout neuf non plus. On est reconnaissants de ce que l’on a maintenant, on aime ce qu’on fait. Il y a un peu de pression parce qu’on ne veut pas que ça s’arrête bien sûr, mais c’est génial de jouer dans des salles combles et d’être payés pour ça. C’est ce qu’on a essayé de faire pendant des années.
Aujourd’hui, j’ai l’impression que le public est plus loyal qu’avant. Dans le passé, l’industrie pouvait juste te mettre de côté et tu étais oublié. Aujourd’hui, dans la manière dont les groupes interagissent avec les fans, on construit quelque chose, une sorte de connexion. Et c’est libérateur, car je veux que ce soit mon boulot jusqu’à ce que j’en ai marre, pas jusqu’à ce que quelqu’un décide que c’est terminé pour moi. Je veux juste continuer à faire la musique que j’aime et des albums dont je suis fier.

 Vous n’avez pourtant pas l’air de vous prendre très au sérieux.

James : Non. On peut toujours ressasser les choses, se mettre la pression, on peut vouloir que les choses fonctionnent bien, mais même si on prend les choses sérieusement elles peuvent nous échapper de toute manière. Donc autant se détendre et profiter de la balade.

Vous ne vous cantonnez pas juste au post-punk, certaines compositions sont très riches, comme Rich justement. Comment avez-vous évolué dans votre environnement musical, dans la scène de Leeds ?

James : Leeds a toujours eu une incroyable scène de noise rock. Je suis persuadé que ça s’entend dans notre musique, sur la basse et la guitare, et sur notre façon de jouer en live. On a grandi avec ça : avec les concerts dans les caves, avec une intensité très forte, dans la musique comme dans la vie. Et il y a aussi l’aspect DIY et politique de la scène de Leeds. C’est peut-être l’influence la plus importante sur notre musique.

James est interrompu par le chien de Ryan qui bouscule l’ordinateur.

Après, on s’est évidemment émancipé de ça pour faire notre propre musique, qui n’est d’ailleurs plus vraiment DIY depuis qu’on a signé avec une major. Mais on n’oublie pas d’où on vient, on a tout appris en jouant dans ce genre de salles, en rencontrant des groupes qui avaient une vraie puissance sur scène. C’est comme ça qu’on a beaucoup appris sur la dynamique de groupe.

Tu dis que tu n’oublies pas d’où tu viens et d’ailleurs, l’album a un aspect très social, très populaire. Tu peux me dire d’où ça vient ?

James : Oui, avec « The Overload » j’ai un peu tombé le masque, j’ai mis un peu de côté mes observations cyniques et mon sarcasme pour finalement y mettre plus de ma personne. C’était le cas des premiers morceaux qu’on a sorti et ça s’estompe petit à petit. Je me suis senti plus en confiance en voyant le retour du public sur Yard Act. Je me suis senti capable de parler plus librement de ce que je pense et de ce que je crois. Et j’ai une vraie curiosité envers les gens : je suis plutôt social. Tout le monde a une vie intéressante, même si les gens ne le réalisent pas. Et je pense que ce sont les détails qui construisent une vie, c’est ça qui m’intéresse et qui m’inspire.

« On peut trouver de la joie et de la beauté à tout moment. Tu vois, là, je suis en train de caresser mon chat, c’est super. »

Vous avez l’air de prendre les choses du bon côté, avec beaucoup d’optimisme. Dans l’album aussi, vous gardez beaucoup de chaleur et d’humour malgré le ton assez critique et politique.

James : Il faut être optimiste. Enfin, je ne sais pas si c’est quelque chose sur lequel on peut travailler, ou si on naît comme ça, mais j’ai toujours été optimiste dans le fond. Quand j’avais vingt ans, j’étais beaucoup plus angoissé, je pensais que tout était foutu et que le monde allait s’effondrer. Et il ne s’est pas effondré. Certaines choses se sont même améliorées.

Ryan : C’était quand ta dernière crise existentielle, James ? Je me souviens que tu disais en avoir eu une il y a quelques années, avant qu’on ne crée le groupe. Tu disais qu’un truc t’avait frappé alors que tu jouais sur scène, et que tu n’arrivais pas à en sortir.

James : Je ne me souviens pas de celle-ci. La dernière doit dater d’il y a 8 ou 10 mois. Mon père parlait sans arrêt de la crise climatique et de l’effondrement du monde, que ça allait nous tomber dessus et tout détruire. Et je me suis mis en colère, je lui ai dit « écoute, on veut avoir un enfant et tu es en boucle sur la fin du monde, respecte-nous un peu », surtout que c’est sa génération qui a créé toute cette merde. Et je me suis détendu, finalement. Tu vois, là, je caresse mon chat, c’est super, le chat est content, moi aussi. Tout va bien. Je n’ai pas envie de partir maintenant, il y a encore plein de choses que je veux faire, et je pense que je suis capable d’un peu plus que simplement caresser mon chat, mais si je partais maintenant, ce ne serait pas une mauvaise fin. J’aime juste profondément la vie, même s’il y a des moments vraiment difficiles. Et toi Paul, tu te sens comment ? Tu es plutôt verre à moitié vide ou à moitié plein ?

Voilà, je perds le contrôle de l’interview, désarçonné par une question très personnelle et à laquelle je n’ai toujours pas de réponse exacte. Le ton que la conversation a pris m’a aussi plongé dans certaines réflexions. Je baragouine une réponse un peu confuse, disant que je suis relativement optimiste, que ça va mieux, mais que j’ai quand même un peu l’impression qu’on va vivre dans Mad Max dans 10, 20, 30 ans, ce qui ne m’enchante pas trop. Pendant que Ryan caresse son chien, James me signale qu’entre 10, 20 et 30 ans il y a un univers entier de possibilités, et que la vie ne s’arrêtera pas forcément pour autant. J’ai l’impression de parler à deux personnes qui me veulent vraiment du bien, et l’interview devient une conversation très personnelle pendant quelques minutes.

J’ai une dernière question. Quelles sont les histoires qui vous touchent et celles que voulez-vous donc raconter ?

James : Je ne sais pas vraiment, parce que si je reste trop longtemps dans ma tête, je peux finir par m’engueuler moi-même à propos d’à peu près tout ce en quoi je crois. Je pense que le cœur de l’histoire que je veux raconter, c’est qu’il n’y a pas d’histoires toutes tracées, toutes lisses. En fait, j’essaie plutôt de créer un dialogue plutôt qu’une histoire. Mais ce serait quelque chose comme « la vie est courte, mais on peut vraiment en profiter en étant bon avec soi et avec les autres ». Sauf si tu as assassiné quelqu’un, et que tu continues d’assassiner des gens. Là c’est autre chose.

Yard Act // The Overload // Island Records

4 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages